19 mars, 2024

8 février 1889 – Tribunal criminel de Saint-Pierre

8 février 1889. Feuille Officielle des îles Saint-Pierre et Miquelon
Tribunal criminel de Saint-Pierre

L’affaire de l’île-aux-Chiens avait attiré une foule énorme aux alentours du Palais de Justice. Avant l’heure, on s’écrasait littéralement aux portes pour entrer. Les débats ont duré deux jours, mardi 5 février et jeudi. 7 février.

Le Tribunal criminel était ainsi composé: M. Venot, président; MM. Aphalo, sous-commissaire de la Marine, et Lallier du Coudray, aide-commissaire de la Marine, membre du siège, et quatre assesseurs, habitants. notables, MM. Léoni Coste, Grézet, Charles Haeala et Léon Humbert.

Me Caperon, Procureur de la République, Chef du service Judiciaire p. i. occupait le siège de Ministère public.Me Béhaghel et Me Eugéne Salomon étaient au banc de la défense.

La salle était comble, la plupart des notabilités de la colonie occupaient les places réservées. Après la lecture de l’acte d’accusation faite par M. le greffier Siegfriedt, il a été procédé à l’interrogatoire des accusés. Ils ont déclaré se nommer:

Néel, (Joseph-Auguste,) né à St-Pierre, 13 28 mai 1860, marin-pêcheur;
Ollivier, ( Louis,) né à Cotrawen ( Côtes-du-Nord, ) le 31 octobre 1863, également marin-pêcheur.

Ils ont maintenu les aveux faits dans l’instruction. Il résulte de leurs déclarations que le dimanche soir 30 décembre, vers 11 heures, les deux accus avaient projeté de souper ensemble chez Coupard. Rendus furieux de voir la porte du tambour barrée, ils avaient démoli le tambour, cassé la croisée, et pénétrant dans l’intérieur de la cabane, s’étaient trouvés en face du père Coupard qui, un couteau à la main, avait voulu défendre l’entrée de son domicile. Il y avait eu une lutte entre Coupard et Ollivier, qui était le matelot même de, Coupard. Pendant qu’Ollivier enlaçait dans ses bras le père Coupard, Néel s’écriant: « mieux vaut tuer – le diable que le diable « nous tue » avait frappé sur l’avant-bras de Coupard. avait fait tomber le couteau, l’avait ramassé, et avait plongé cette arme jusqu’à la garde dans la poitrine de la victime.

Le temps d’allumer une chandelle, et les deux hommes penchés sur le corps de Coupard examinaient ce qui en était. Coupard respirait encore. C’est alors que Néel a dit à Ollivier: « tiens, v’la le couteau, tape à ton tour » et Ollivier prenant le couteau en frappa un coup dans le ventre de Coupard. Après ce meurtre, les accusés s’étaient acharnés sur le cadavre. Pendant qu’Ollivier éclairait, Néel ouvrit le thorax de Coupard avec le couteau dont il s’était déjà servi, avait attiré le coeur à lui, s’écriant: « quel gros coeur! », avait fait d’autres mutilations, et enfin les deux accusés, à tour de rôle, avait taillé dans les aines pour détacher les jambes du tronc. Les deux accusés ont continué à soutenir qu’ils n’avaient pratiqué ces mutilations que pour voir « si Coupant était gras » et se sont toujours défendus d’avoir voulu le depécer pour jeter les restes de Coupard à la mer. — Ollivier a prétendu que lorsqu’il a frappé dans le ventre de la victime, Coupard ne bougeait plus, mais il a été démenti sur ce point par Néel qui a affirmé que Coupard, à ce moment-là, soupirait à petits coups… Après cette scène de sauvagerie, les accusés avaient soigneusement dissimulé le cadavre de la victime, dans un coin de la chambre, sous une voile, espérant gagner la côte anglaise avant la découverte de leur crime. Pour assurer leur fuite, ils avaient dévalisé complètement le père Coupard, emportant tout ce qu’ils jugeaient utile pour leur traversée. Malheureusement les vents qui régnaient ce jour-là avaient. mis leur projet d’évasion à néant, et les accusés s’étaient fait arrêter à St-Pierre le matin du 1er janvier.

Les accusés ont argué de leur état d’ivresse. Ollivier. qui a joué dans cette affaire un rôle passif, a été pressé d’expliquer pourquoi il avait obéi aveuglément à Néel, qu’il connaissait à peine, tandis qu’il a toujours déclaré que Coupard avait été bon pour lui. Ollivier n’a pu donner aucune raison. C’est un garçon aux manières lourdes, ayant un cou de taureau, et dont l’intelligence parait étouffée sous la force physique.

Un grand nombre de témoins ont été entendus, presque tous habitant l’ile-aux-Chiens. Ils ont fixé le Tribunal sur l’état d’esprit des accusés avant le crime. Tous ces témoignages ont concouru à établir que, dans la soirée du dimanche 30 décembre, Néel était « entre deux vins » suivant son habitude, et qu’Ollivier ne paraissait pas dérangé.

Un sieur Poirier, gardien de phare, a fait une déposition émouvante. Il a raconté dans quelles circonstances le hasard avait voulu qu’il découvrît le corps inanimé de Coupard, son ami intime. Il a donné des renseignements sur la dernière journée de la victime et sur ses habitudes, dans un langage pittoresque qui a causé dans l’auditoire une profonde sensation.

Me Bonneau, capitaine de port, est venu dire qu’il avait eu Néel comme matelot à bord de la Marguerite, alors qu’il faisait le voyage des Antilles. Il a déposé que Néel, à la mer, était un bon marin, mais qu’à terre il avait la passion de boire. « Pour moi, a dit le capitaine Bonneau avec tristesse, Néel a le cerveau atrophie.»

Le Procureur de la République a soutenu l’accusation. ll a requis contre Néel la peine capitale, et ne s’est pas opposé à l’admission des circonstances atténuantes en faveur d’Olivier sur qui Néel a exercé une sorte de fascination incompréhensible, voisine de l’hypnotisme.

Me Béhaghel, dans une chaleureuse plaidoirie, a essayé de détourner de la tête de son client la peine capitale. Il a fait valoir que Néel était un alcoolique avéré, qu’on ne pouvait traiter comme ayant agi avec la plénitude de ses facultés intellectuelles. Il a insisté sur le défaut de concordance qui existerait, suivant lui entre le crime de vol et le meurtre de Coupard, ce qui rendrait Néel passible seulement de la peine des travaux forcés à perpétuité.

Me Salomon a présenté la défense d’Ollivier. Il a fait remarquer que la culpabilité d’Ollivier était douteuse, au point de vue du meurtre, Coupard ayant cessé de vivre, quand il a été frappé par Ollivier. Il a recommandé son client à l’indulgence des membres du Tribunal criminel. Après des répliques de la part du ministère public et de la défense, les questions de fait ont été posées. Le tribunal criminel s’est retiré dans la chambre de ses délibérations et a rapporté un verdict affirmatif sur toutes les questions posées, avec admission des circonstances atténuantes en faveur d’Olivier seulement.

Après la lecture de ce verdict, Béhaghel s’est levé pour déclarer qu’il entendait invoquer deux moyens, à l’appui d’un pourvoi en cassation. Acte a été donné à Me Béhaghel des deux faits relevés par lui. Après cet incident, le Tribunal criminel a délibéré sur l’application de la peine, et a rendu un arrêt qui a condamné Néel à la peine de mort, et Ollivier à dix ans de travaux forcés. Pendant la lecture de cet arrêt, Néel n’a donné aucun signe d’, motion. Pas un muscle de son visage n’a tressailli. Avec le caractère cyniquement gouailleur de Néel, son mutisme à propos de sa condamnation n’a pas été sans étonner. Mais quand il a été ramené à la maison d’arrêt, Neel a retrouvé sa gaieté cynique habituelle. Il a dit aux gendarmes qui le conduisaient: « J’ai bien fait dc de manger mes deux mille cinq cents francs qui venaient de mon père » et à la foule qui faisait la haie en le voyant passer entre deux gendarmes: « Eh vous autres, qu’est ce que vous avez à me regarder, vous feriez bien mieux de m’apporter du tabac. »

Grand Colombier

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