18 décembre, 2024

1909 – La ruine des iles Saint-Pierre et Miquelon

CONGRES DES ANCIENNES COLONIES

PARIS. 11-16 OCTOBRE 1909
LA RUINE DES ILES SAINT-PIERRE ET MIQUELON

LES RÉFORMES NÉCESSAIRES — L’AVENIR DE LA COLONIE
Rapport de M. Alcide DELMONT,

Avocat à la Cour d’Appel de Paris, Délégué au Comité Consultatif du Commerce de l’Agriculture et de l’Industrie des Colonies.

Parmi tous ceux qui s’intéressent au développement et à la prospérité de nos colonies, il n’est personne qui n’ait été vivement frappé, ces dernières années, par la lamentable situation dans laquelle sont tombées les îles Saint-Pierre et Miquelon. Nous assistons à une véritable déchéance économique de cette vieille colonie autrefois si prospère. A diverses reprises, au Parlement, dans la presse, des cris d’alarme ont été jetés qui, malheureusement, n’ont pas été suffisamment entendus, puisque, à l’heure actuelle, les pouvoirs publics n’ont encore réalisé aucun effort sérieux pour sauver ce malheureux pays de la ruine définitive qui le menace.

LES CAUSES.

L’application du Tarif général des Douanes.

Quelles sont les causes qui ont provoqué la décadence des îles Saint-Pierre et Miquelon ?

La plus ancienne réside dans l’application à Saint-Pierre du Tarif général des Douanes, qui date de 1893. Jusqu’à cette époque, la colonie avait joui d’une large prospérité. Elle avait bien subi, précédemment, le rude contre-coup de l’application du Bait-Bill voté en 1886 par le Parlement de Terre-Neuve. Cette mesure inique, se traduisant par la privation de la boette qui était fournie jusqu’alors à nos pêcheurs par les Anglais de Terre-Neuve, avait fait un tort considérable à l’industrie de la pêche; mais, peu à peu, celle-ci avait pu faire face à celte difficulté et s’adapter aux nécessités créées par le Bait-Bill. La vie commerciale avait fini par reprendre son cours normal, lorsqu’on 1893, fait promulgué à Saint-Pierre le Tarif général des Douanes.

On peut dire aujourd’hui, après une expérience de seize années, que cette mesure fut désastreuse pour la colonie. Comment, d’ailleurs, aurait-il pu en être autrement? Comment obliger un pays qui ne produit rien et ne peut rien produire, qui est, par sa situation et par sa constitution, tributaire de l’extérieur, à s’approvisionner exclusivement en France, à 800 lieues de distance, alors qu’il a des fournisseurs naturels qui sont ses voisins immédiats et tout proches? C’est pourtant le paradoxe que réalisa à Saint-Pierre l’établissement du régime douanier.

La conséquence de ce système se produisit immédiatement. Les tarifs de douane éloignèrent de Saint-Pierre nos propres bateaux, les navires de pêche qui ont leur port d’attache et arment en France. Ceux-ci, en effet, pouvant prendre en France même, à l’entrepôt, des produits étrangers qu’ils consomment au large,sans avoir à payer de droits, ont tout intérêt à ne pas s’approvisionner à Saint Pierre où il n’y a pas d’entrepôt. L’armement local a, de ce fait, dispara presque complètement, car il est impossible à une goélette locale de lutter avec le navirequi arme en France. Celle-là doit, ou bien être armée avec des produits venant de France et qui auront payé des frais de transport onéreux, ou avec des marchandises venant du Canada ou d’Amérique, mais qui auront été imposées au tarif prohibitif qui leur est appliqué. On comprend ainsi comment le reste des bateaux constituant l’armement local a pu tomber de 230 à 70. Ou le nombre de 70 est celui de 1907. Il a encore diminué en ces deux dernières années.

Avant l’application du tarif douanier, toutes les marchandises étragères payaient à leur entrée à Saint-Pierre un droit ad valorem. Il y était alors importées, en même temps que des marchandises françaises, des marchandises américaines. Le commerce local, pouvant s’approvisionner dans les meilleures conditions, avait une clientèle étrangère au Canada et à Terre-Neuve qui était un des éléments de- son activité commerciale.

Les produits venant d’Amérique et du Canada étaient achetés et mis en magasin par les négociants de Saint-Pierre. Les navires pêcheurs de toutes nationalités, de même que les Anglais du Canada et de Terre-Neuve venaient s’approvisionner à notre marché. Les navires faisaient des dépenses dans le pays et la circulation de la richesse était intensifiée par la succession des opérations commerciales. A l’heure actuelle, la marchandise étrangère emmagasinée à Saint-Pierre et qui a payé les tarifs, est d’un prix de revient trop élevé pour qu’elle puisse être achetée par les consommateurs du dehors. De même, la marchandise française, grevée des frais de transport à de si longues distances, doit être vendue trop cher pour solliciter l’ancienne clientèle qui a été ainsi supprimée par l’effet direct de l’application du tarif douanier.

L’élévation des droits de navigation.

Cette situation qui, par elle seule, aurait suffi à ruiner une colonie dont la prospérité ne peut être que le résultat de son trafic avec l’étranger, a été encore aggravée par l’application de droits de navigation exhorbitants, conséquence de l’affaiblissement des ressources de la colonie. Le budget local, pour s’alimenter, s’est vu réduit à des expédients. Le droit de navigation qui, en 1894, était de 1 franc par tonneau de jauge, fut porté en 1898 à 1 fr. 38, puis, en 1900, à 2 francs et en 1902 à 3 francs, tandis que dans le port voisin étranger, à Saint-Jean de Terre-Neuve, ce droit est de 1 fr. 23 par tonne jusqu’à 300 tonneaux, avec une proportion descendante au-dessus de 300 tonneaux, et un maximum de 1.230 francs Aussi tous les navires français et étrangers se sont-ils éloignés de notre port et Saint-Pierre s’est-il trouvé atteint dans la source même de son activité commerciale.

L’Accord Franco-Anglais de 1904.

A ces causes directes de la crise économique subie par la colonie de Saint-Pierre, il faut encore en ajouter une autre. N’oublions pas, en effet, le préjudice qui lui a été causé par le traité franco-anglais.

N’est-ce pas elle qui a supporté presque tout le poids de cet accord, par la clause de l’abandon du French Shore? Le danger fut dès lors signalé. A la tribune du Sénat et à celle de la Chambre, MM. Paul Deschanel, Georges Garreau, Riotteau et plusieurs autres membres éminents du Parlement dénoncèrent le péril que faisait courir à notre vieille colonie et à notre industrie de la pêche à la morue, cet abandon de nos droits anciens tel du moins qu’il était réalisé. Ce n’est point ici le moment de montrer dans quelles conditions la cession eut pu être faite en sauvegardant les intérêts de notre colonie tout en donnant d’ailleurs à l’Angleterre les complètes satisfactions qui devait permettre l’établissement de l’entente cordiale et assurer son avenir. Qu’il nous suffise de constater que notre colonie a été la rançon du traité conclu et qu’elle approuva néanmoins par pur patriotisme. Mais nous pouvons dire que sacrifiée à l’intérêt général à l’heure où ce sacrifice était nécessaire, il importe que la nation lui donne son appui et son concours pour l’aider à sortir d’une crise dont l’intérêt même de la nation a été une des causes.

L’ÉTENDUE DE LA CRISE.

Nous avons vu ainsi notre colonie de Saint-Pierre accablée depuis une vingtaine d’années par des difficultés, sans cesse accrues et devenues insurmontables malgré l’énergie et le courage de ses habitants.

Quelques chiffres peuvent donner une idée de l’étendue de la crise qu’elle subit.

Les statistiques nous montrent que le commerce des îles Saint-Pierre et Miquelon, qui a atteint jusqu’à 34 millions de francs en 1885, qui était encore de 28 millions en 1898 et de 21 millions en 1902, s’est abaissé au chiffre de 12 millions en 1907, diminuant ainsi de près de moitié en l’espace de 5 ans. En 1902, Saint-Pierre armait 206 goélettes; en 1904, 149; en 1905, 101 ; en 1907, 71. Les recettes des douanes, qui forment la partie principale du budget, n’ont également cessé de baisser. En 1901, elles s’élevaient à 227.164 francs; en 1902, elles tombaient à 207.740 francs; en 1906, elles n’étaient plus que de 144.000 francs, et en 1907, de 129.000 francs. Les droits de consommation ont subi le même fléchissement, passant de 106.178 francs en 1902 à 72.000 francs en 1906 et à 66.000 francs en 1907. De même pour les taxes de navigation qui rapportaient 1SO.OOO francs en 1902, et 105.000 francs en 1906.

Comment, d’ailleurs, aurait-il pu en être autrement, alors que les importations qui avaient atteint en 1890 le chiffre de 14 100.485 francs n’étaient plus en 1900 que de 9.326.037 francs, et en 1906 de 5.202.439 francs.

Les exportations de morues qui étaient encore en 1898 de 11.173,242 francs tombaient en 1904 à 7.609.781 francs; en 1905 à 6.022.018 francs. Or, par sa situation, le groupe des îles Saint-Pierre et Miquelon, baigné par les courants d’eau et d’air froid, venant du Saint-Laurent et du Labrador, étant impropre à toute culture et à toute production du sol, la population qui y vit ne peut s’occuper que de commerce et d’industrie, et la poche étant la ressource exclusive de la colonie, il ne pouvait s’y développer que des entreprises se rattachant à cette industrie principale. On conçoit dès lors aisément comment une crise atteignant la pêche devait avoir une répercussion directe et profonde sur l’ensemble de la vie du pays. En même temps que les pêcheurs gagnaient bien moins, puisque leurs salaires sont calculés en proportion de la pèche faite, en même temps que les armateurs voyaient diminuer leurs revenus, toutes les autres industries subissaient la conséquence de cet arrêt dans la production. L’industrie principale est celle qui a pour objet la réparation des bateaux. Ce sont les charpentiers, tes forgerons, les calfats, les voiliers qui 1 exercent. De nombreuses équipes d’ouvriers se livraient à ces travaux. Aujourd’hui, ils sont presque sans travail, ainsi que les marins.

Ainsi s’explique avec quelle effrayante rapidité s’est accentué le mouvement de dépopulation constaté à Saint-Pierre et Miquelon.

Le recensement de 1902 accusait une population de 6.482 habitants pour les trois îles de Saint-Pierre, de Miquelon et de l’Ile-aux-Chiens. En deux années, de 1904 à 1906, 1.800 personnes ont quitté la colonie, émigrant vers le Canada et les États-Unis. Il est facile d’imaginer quels effets ont pu produire, dans un pays de 6.000 âmes, le départ du tiers de ses habitants !

LES RÉFORMES NÉCESSAIRES. L’AVENIR DE LA COLONIE.

En présence d’une telle situation, comment s’est traduite la sollicitude de la métropole pour sa colonie de Saint-Pierre, quelle mesure a-t-elle tenté d’appli quer pour enrayer le mal? Hélas! il faut bien le dire, aucune! Et pourtant comme nous l’avons expliqué précédemment, la métropole avait le devoir di venir en aide à cette vieille colonie, plus qu’à toute autre, puisque les intérêts de celle-ci avaient été sacrifiés à l’intérêt général dans l’accord franco-anglais. Les Saint-Pierrais qui avaient, avec une grande abnégation, accepté l’état des choses nouveau, et lutté avec âpreté pour tenter d’en atténuer les désastreux effets, se sont vus presque abandonnés par la Mère-Patrie.

C’est contre cette indifférence que nous devons lutter pendant qu’il en es temps encore.

Si profond que soit le mal, il n’est pas sans remèdes. Nous avons cherché ici à en déterminer les causes et les conséquences. Nous voudrions maintenan indiquer quelles sont les mesures qui pourraient être prises pour supprimer ce causes de ruine et ramener la prospérité dans la colonie de Saint-Pierre.

Suppression du tarif général à Saint-Pierre.
Saint-Pierre et Miquelon port franc.

La mesure la plus efficace, la plus urgente à prendre doit être l’abrogation d Tarif général à Saint-Pierre et l’établissement d’un port franc dans la colonii sous la seule réserve de la prohibition des morues et rogues de morues étrangères, ces produits français bénéficiant d’une prime. Il est cerlain que c’est dans cet ordre d’idées qu’il faut chercher une solution à la situation actuelle. Il semble impossible de réaliser une réforme féconde, si elle ne se traduit pas par l’établissement d un port franc ou d’un entrepôt.

Nous serions personnellement partisan de la création du port franc, si la métropole voulait bien assumer la charge financière qui serait la conséquence pendant les premières années de la transformation si profonde de la vie économique de la colonie. Ce risque d’ailleurs n’est qu’apparent.

Dans la situation actuelle de Saint-Pierre, avec la baisse progressive et si rapide de ses revenus, il faut entrevoir le moment où le pays sera à la charge complète de notre budget. Accepter de faire un sacrifice passager serait faire œuvre d’administration et de gouvernement prudent parce que prévoyant.

Mais q-uelle serait donc la charge à assumer pour faire cette tentative, seul moyen de sauver une colonie française?

Pour 1909, le budget de nos îles prévoyait 479.344 francs de recettes par lesquelles s’équilibraient les dépenses. La création du port franc entraînerait la disparition des 200.000 francs de droits de douane et de consommation.

En outre, la réduction du droit de navigation que nous préconisons d’autre part, causerait une moins-value d’environ 80.000 francs qui. en peu d’années, serait d’ailleurs comblé par les entrées plus nombreuses de navires.

Le budget n’aurait plus ainsi que 200.000 francs de recettes pour faire face aux 480.000 francs de dépenses, soit un déficit de 280.000 francs. Mais il faut noter que la suppression du personnel de la douane entraînerait une économie de 30.000 francs; il y aurait encore une économie de 10.000 francs, montant des remises versées au trésorier sur les recettes des Douanes. Le gouvernement vient d’annoncer le dépôt d’un projet de loi par lequel la loi de Séparation sera étendue aux colonies; il y aura de ce fait 20.000 francs en moins de dépenses représentant le traitement actuel du clergé. Voilà ainsi déjà 60.000 francs venant en atténuation du déficit.

Il a été posé à diverses reprises à la Chambre et au Sénat, ces dernières années, la question de savoir si c’était la métropole ou Saint-Pierre et Miquelon qui devait payer le montant de la subvention du service postal de la colonie. MM.Gervais, Messimy, à la Chambre, M. Saint-Germain, au Sénat, ont demandé que cette subvention de 100.000 francs fut payée par la France à qui le service profite. Il est certain en effet que la métropole qui a ses représentants dans la colonie doit les y faire-arriver, doit assurer les communications avec les fonctionnaires, doit garantir leur transport. Or, c’est la colonie seule qui paie ce service. C’est d’ailleurs Saint-Pierre et Miquelon, la seule de nos possessions qui se trouve avec Tahiti dans ce cas. Voilà donc 100.000 francs dont, en pure logique et en complète équité, devrait être déchargé le budget local. 11 en va de même d’une somme de 20.000 francs payée par la colonie pour un service de phares relevant exclusivement de la métropole.

Nous arrivons ainsi à trouver 180.000 francs qui viendraient en déduction du déficit de 280.000 francs, ainsi ramené à 100.000 francs. Une réforme aussi profonde devrait s’accompagner de l’étude de la question administrative. Sans vouloir autrement préciser, nous pouvons affirmer que l’on réaliserait facilement une quarantaine de mille francs d’économies par des suppressions de fonctions qui sont parfaitement inutiles à la bonne marche des serviccs de la colonie.

Après quelques années, lorsque l’épreuve aura donné des résultats, les patentes pourront être élevées; elles s’ajouteront aux droits de navigation accrus et le budget sera celui d’une colonie prospère désormais sauvée et qui cessera d’être à charge de la métropole.

L’entrepôt constituerait une réforme moins intégrale; son organisation laisserait subsister le service des Douanes et aussi une partie des recettes douanières ; si cette solution était admise, il serait indispensable d’abroger en même temps le Tarif général des Douanes et d’appliquer aux marchandises entrant dans la colonie l’ancien droit ad-valorem.

Cette transformation d’un système qui a donné la preuve définitive de son impuissance et aussi de tout ce qu’il comportait de nuisible à notre colonie s’impose de façon urgente. Il ne faut pas désespérer de ce pays plein d’énergies et fécond en initiatives. Des projets sont prêts que le gouvernement pourra étudier, reviser. Des bonnes volontés s’offrent à lui. Qu’il y ait recours, qu’il entende l’avis unanime des gens qui connaissent la situation et les besoins de Saint-Pierre. Qu’il s’inspire notamment pour agir, de l’opinion que M. Messimy, rapporteur à la Chambre du budget des Colonies de l’exercice 1909, résumait si bien dans les termes suivants :

«Pour Saint-Pierre et Miquelon, le régime protectionniste est presque un non-sens. Quelle est l’utilité de cet établissement, si non de servir de point d’appui, d’entrepôt et de port de relâche à nos flottes de pêche? Or, nous les éloignons par nos tarifs. Nos navires ont intérêt à se ravitailler dans les ports étrangers ! Les règles douanières leur permettent de prendre en France même, à l’entrepôt, des produits étrangers qu’ils consommeront au large sans avoir payé de droits. On dirait que nous n’entretenons cette colonie que pour replacer sous l’étreinte douanière l’industrie de la grande pèche qui en est exempte en droit. Si nous voulons relever Saint-Pierre et Miqnelon, y attirer même les flottilles étrangères, y activer le commerce, hâtons-nous d’y supprimer ces tarifs qui ne protègent même pas notre industrie, puisqu’ils éloignent ses clients. »

L’abaissement des droits de navigation.

Mais, en attendant que cette grande réforme puisse être réalisée, il en est d’autres qui pourraient être appliquées immédiatement, et au premier rang desquelles nous devons placer l’abaissement des taxes de navigation.

Nous avons déjà montré comment la détresse du budget local de la colonie avait amené l’élévation progressive, jusqu’à un taux exorbitant, de ces taxes. Il faut faire reprendre, peu à peu, par les bateaux de pêche français et étrangers, le chemin du port de Saint-Pierre qu’ils ont déserté; c’est la condition essentielle du relèvement de la colonie. Pour y parvenir, il est indispensable de ramener les droits de navigation à un taux normal. Cette mesure est réclamée avec instance par la Chambre de Commerce de Saint-Pierre et par les armateurs. Mais l’intervention de la métropole est, indispensable. Elle seule, dans la situation actuelle, peut donner à la colonie les moyens de la réaliser. Si les, droits étaient ramenés, par exemple, de 3 francs à 1 franc par tonneau de jauge, il en résulterait, dans le budget local, un déficit que nous pouvons évaluer à 80.000 francs, soit aux deux tiers à peu près des recettes actuelles provenant des taxes de navigation et évaluées, dans le budget de 1909, au chiffre de 113.500 francs. C’est ce déficit qu’il s’agit de combler, étant donné que le budget de Saint-Pierre dans sa pauvreté actuelle, est incapable de le supporter. Nous demandons que le budget métropolitain assume cette charge par voie de subvention au budget local de Saint-Pierre. Le budget spécial des subventions aux budgets locaux des colonies pour 1910, voté par les Chambres au mois de juillet dernier, prévoit bien pour la colonie de Saint-Pierre une subvention de 100.000 francs mais ce crédit est spécialement affecté aux dépenses du service postal de Saint-Pierre.

Nous avons déjà dit un mot de cette dépense du service maritime postal de notre colonie. Alors que le budget des postes de la métropole supporte lui-même et exclusivement les dépenses du même ordre pour les autres colonies, il fait supporter par Saint-Pierre et Miquelon le service de sa subvention, imposant ainsi à la plus pauvre de ses colonies une lourde charge dont il dispense toutes les autres.

Pour essayer de justifier le régime d’exception ainsi imposé à Saint-Pierre, on a tiré argument de ce fait qu’il s’agit là, non d’un service reliant directement la colonie à la métropole, mais d’un service destiné à assurer des relations intercoloniales pour lesquelles le budget de l’Etat n’a pas à intervenir. On ne saurait admettre un pareil point de vue. Les circonstances ne permettant pas d’avoir un service maritime direct entre la France et la colonie, on doit considérer le service de Saint-Pierre au Canada comme le complément du service maritime Le Havre-New-York, comme faisant partie, en quelque sorte, de ce service. Parce que le service postal de Saint-Pierre n’a pas sa tête de ligne effective dans la métropole, on a voulu le considérer comme un simple service intercolonial auquel l’Etat n’a pas à s’intéresser. Mais on a oublié, en émettant cette thèse, que le service postal de Saint-Pierre profite surtout à la métropole; puisqu’il assure le transport des correspondances de nombreux armateurs et commerçants de France et des 10.000 marins métropolitains qui composent la flottille de pèche de Terre-Neuve. La colonie, qui ne compte que 4.000 habitants, a dans ce service un intérêt bien moindre, dans son ensemble, que celui de la métropole. Elle est donc bien fondée à prétendre, en dehors de toute autre considération, que l’Etat ne doit pas lui en laisser la charge.

C’est pour cette raison que le Parlement vient d’élever de 80.000 à 100.000 francs le montant de la subvention précédemment accordée à Saint-Pierre. Mais il faut noter que la totalité de cette subvention étant absorbée par des dépenses postales dont la charge revient indiscutablement à la métropole, il n’est, en réalité, accordé aucune subvention à la colonie, celle-ci se trouvant livrée à ses seules ressources pour toutes les dépenses qu’elle doit légalement assurer.

Nous avons donc le droit d’espérer que le Sénat et la Chambre voudront bien par une nouvelle subvention, réelle cette fois, au budget de Saint-Pierre, permettre à l’administration locale de réaliser de suite cet abaissement des taxes de navigation qui ferait disparaître l’une des causes de la crise que subit notre colonie. Il ne faudrait au budget de Saint-Pierre qu’une nouvelle subvention de 60.000 francs qui ajoutés, aux 20.000 francs dont l’ancienne subvention a été augmentée, permettrait de faire face à la diminution de recettes de 80,000 francs conséquence de l’abaissement des droits de navigation.

Réglementation de la pêche au chalut.

Parmi les autres questions, sur lesquelles l’attention des Pouvoirs publics a été appelée, et dont une solution rapide est demandée par notre colonie figure celle de la réglementation du chalutage à vapeur sur les grands bancs de Terre-Neuve.

Le développement récent de la pêche au chalut sur ces bancs a mis en conflit les chalutiers et les pêcheurs à la voile. Jusqu’à l’année dernière, la pêche française se pratiquait presque exclusivement par des voiliers, venus des ports de Cancale, Saint-Malo, Saint-Servan, Granville, Fécamp, Saint-Pierre, et représentant environ deux cents maisons d’armement. Tous ces armateurs, parmi lesquels d’anciens matelots, d’anciens maîtres de pêche n’ayant acquis leur navire que par la force de leur travail et de leur épargne, ont à lutter maintenant contre la concurrence des sociétés qui arment les chalutiers à vapeur. Une certaine quantité de ces bâtiments sont venus, de Boulogne, de Fécamp, d’Arcachon, formant toute une petite flottille à vapeur sur les bancs de Terre-Neuve.

La lutte est devenue du même coup inégale entre les pêcheurs : chalutiers et voiliers, et des risques nouveaux résultent, pour ces derniers de l’emploi de ces procédés nouveaux pour l’industrie de la pêche.

Le chalutage à vapeur est en effet dangereux, et pour les marins voiliers et pour leurs bâtiments.

Le chalut à vapeur, promené sur les bancs même où les voiliers ont tendu leurs lignes, vient souvent les couper, détruisant ainsi le matériel de pêche. De plus, les marins des voiliers envoyés sur les doris à la relève des lignes, perdant leurs points de repère, par la disparition des filets qu’ils avaient tendus, risquent souvent, dans la brume, de ne plus retrouver leur bâtiment, de perdre leur direction, et d’aller à la dérive. Des pertes d’hommes et d’embarcations, se sont ainsi produites. En outre, le vapeur qui traîne un chalut sur les fonds, devient moins maître de sa manœuvre par le fait même du poids de l’appareil de pêche qu’il doit ainsi remorquer. De là, naissent des dangers d’abordage avec les voiliers.

Les correspondances de Terre-Neuve, pendant la saison de pêche qui vient de se terminer, ont relaté un grand nombre de faits qui prouvent que les craintes formulés par les marins et les armateurs, lors de l’apparition des chalutiers sur les bancs étaient loin d’être dénuées de fondement.

Dans un autre ordre d’idées, la pêche par chalut peut devenir ruineuse non seulement pour l’armement des voiliers, mais aussi pour l’industrie de la pêclie à la morue elle-même.

En dehors de l’énorme quantité de morue marchande prise par les chalutiers, qui pèchent jour et nuit, il est détruit par eux d’énormes quantités de petites morues que leurs filets, à mailles trop étroites, retiennent avec les gros poissons et qui sont ensuite jetées comme inutilisables. Ce petit poisson se trouve perdu, On ira ainsi à la longun vers une destruction certaine des bancs eux-mêmes.

Dans de telles conditions, les voiliers, qui réclament un réglementation de ce mode de pêche nouveau, nous paraissent parfaitement fondés dans leurs revendications.

 

Le progrès qui s’est manifesté par l’établissement de la pêche au chalut ne doit pas devenir une cause de gène et de ruine à l’égard des entreprises plus anciennes où se trouvent engagés de petits capitaux, qui sont le plus ordinairement le fruit de longues années d’épargne et de privations.

Il ne faut pas surtout que les chalutiers puissent continuer à compromettre la sécurité même de ces bâtiments et de leurs équipages par les dangers qu’ils leur font actuellement courir. Il est utile d’assurer leur protection et de sauvegarder ainsi l’avenir même de la pêche, en la réglementant en vue d’éviter la destruction du poisson.

Le succès de l’opération des chalutiers ne sera d’ailleurs pas entravé par une réglementation de ce mode de pêche. Cette réglementation ne doit point constituer une gêne pour l’industrie nouvelle, si elle s’inspire d’une pensée de prudence et tient compte de la situation réelle des pêcheurs ; elle peut ainsi très bien se concilier avec les intérêts des uns et des autres.

La relâche forcée.

Nous tenons à exposer au Congrès une question, qui d’ailleurs, dans un autre ordre d’idées préoccupe très vivement tous ceux qui s’intéressent à la question de la pêche et aussi à l’avenir de Saint-Pierre et Miquelon.

Nous voulons parler de la relâche obligatoire des pêcheurs à Saint-Pierre.

Pendant les 7 à 8 mois que dure la saison de pêche, le marin métropolitain ne va pas une fois à terre. Les navires partent de France en mars, arrivent en avril sur les bancs et rentrent en France en octobre. Après une longue et toujours pénible traversée, aussitôt le bâtiment mouillé, l’équipage sans pouvoir songer au repos, commence la pêche, et pendant 6 mois, il vivra ainsi, travaillant nuit et jour et courant mille dangers, sans avoir une seule fois la possibilité d’échapper un instant à son travail, à la monotonie et à la dureté de son existence et d’aller reprendre un peu de courage à terre. Une ou deux fois seulement, pendant ces huit mois, il pourra sans que ce soit pour lui une certitude au départ, avoir des nouvelles des siens par le navire-hôpital, le Saint François d’Assisse qui distribue sur les bancs des lettres du continent qu’il a prises à Saint-Pierre, Jamais, pendant ces huit mois, il n’aura le moyen d’avoir de la nourriture fraîche. Il ne mangera que des aliments conservés et l’eau consommée à la fin de la campagne sera celle-là même que le bateau aura prise huit mois plus tôt à son départ.

Il y a vraiment là une question d’humanité : on ne peut tarder davantage à assurer à ces marins la possibilité de relâcher au moins une fois pendant la campagne, à Saint-Pierre. Il y va de leur santé en même temps que de leur bien-être moral. Pendant les périodes où les navires se trouvent, par cas de force majeure, réduits à l’inaction sur les bancs, pourquoi n’iraient-ils pas se ravitailler à Saint-Pierre, en eau fraîche, en vivres frais. La pêche n’en subirait aucun préjudice ; la dépense qui en pourrait résulter pour les armateurs ne serait pas grande.

Aussi, nous réjouirions-nous à un double point de vue de voir voter par les Chambres une loi tendant à rendre ‘obligatoire la relâche à Saint-Pierre. Au point de vue de l’avenir de la race, du bien-être de nos marins d’abord, et en raison ensuite des conséquences heureuses qui ne manqueraient pas d’en résulter pour le commerce de Saint-Pierre. Nous espérons donc, que le gouvernement voudra réglementer le travail à bord des navires de grande pêche comme il l’a fait pour les autres navires, après l’avoir réglementé à l’atelier, et qu’il donnera ainsi satisfaction aux légitimes réclamations dont il a été saisi.

Toutes les mesures que nous venons de préconiser dans l’intérêt du relèvement de la colonie de Saint-Pierre et de la prospérité de l’industrie de la pêche à la morue à laquelle l’avenir de la colonie est intimement lié, sont du ressort de la métropole.

Nous voulons croire que l’appel désespéré adressé par les populations de Saint-Pierre à la Mère-Patrie sera enfin entendu, et que les pouvoirs publics ne voudront pas laisser plus longtemps dans l’abandon les îles malheureuses qui repréi sentent le seul Vestige de notre empire colonial de l’Amérique du Nord.

LA SITUATION ÉCONOMIQUE
DES ILES SAINT-PIERRE ET MIQUELON
SAINT-PIERRE PORT FRANC

Communication de M. G. DAYGRAND.

Président honoraire de la Chambre de Commerce de Saint-Pierre et Miquelon,

La situation des Iles Saint-Pierre et Miquelon, prospère il y a vingt ans encore, est devenue très critique. Un malaise économique règne sur la colonie, s’aggravant d’année en année à un tel point que si l’on n’y porte remède de suite, peut-être sera-t-il bientôt trop tard.

La situation cependant est bien connue de tous : à la Chambre et au Sénat, de nombreuses discussions l’ont mise en lumière, et il est juste de reconnaître que l’émotion produite a valu aussitôt à la colonie, l’appui financier de la Mère-patrie, dans un moment où la population en avait le plus pressant besoin. De plus, les dispositions du décret du 15 avril 1900 n’ont eu pour Saint-Pierre et Miquelon qu’un commencement d’exécution, et peu après la subvention qui régulièrement aurait dû disparaître a été maintenue dans les plus larges proportions ;

actuellement même, elle se trouve à la veille d’avoir reconquis son intégralité.

Il est résulté de ces mesures un soulagement immédiat que la colonie a le devoir d’apprécier, mais ce n’a été qu’un soulagement et non le remède que l’on attendait. Aussi demande-t-on toujours ce remède qui n’a que trop tardé et on le désire énergique et radical, s’il en est temps encore.

Et ce que je veux critiquer ici, ce n’est pas la faute des hommes qui se sont succédé au pouvoir, mais bien plutôt celle de l’organisation dont nous subissons les vices.

Pour en bien juger, rappelons-nous en effet, la situation des îles Saint-Pierre et Miquelon, il y a une vingtaine d’années, et voyons ce qu’elle est devenue depuis. La situation était alors florissante, l’aisance régnait partout et la colonie peuplée de travailleurs respirant le bien-être, avait vu depuis 1816 sa population augmenter sans cesse. Vint alors l’année 1888; poussés par la jalousie, les Terre-Neuviens voulurent atteindre les îles Saint-Pierre et Miquelon dans leur commerce et promulguèrent le Bait-Bill. Mais ce n’était là, en somme, qu’un acte de défense d’intérêts commerciaux, et il n’y avait pas à récriminer. La colonie avait donc accepté cette conséquence inévitable de la concurrence, lorsque, en 1892, l’application du Tarif Général des Douanes vint porter un coup fatal à la situation qui malgré tout était restée bonne.

Cette application du nouveau Tarif aux îles Saint-Pierre et Miquelon fut delà part de nos gouvernants une faute lourde. En effet, malgré les objections peut-être un peu trop timorées du Conseil général de la colonie, l’Administration déclara nettement que le Tarif Général serait imposé. Il fallut donc passer sous ces Fourches Caudines et se contenter des quelques exceptions qui furent concédées. On en vit de suite les résultats : l’application du nouveau Tarif nuisit en pleine temps au commerce et à l’armement local, de sorte que la situation commença aussitôt à décliner. Les bateaux étrangers ne trouvant plus à des prix raisonnables les objets d’approvisionnement et d’armement de provenance étrangère qu’ils trouvaient précédemment dans notre port, le désertèrent. D’autre part, les armateurs des goélettes locales armant à la grande poche, virent augmenter d’une façon sensible les charges qu’ils avaient à supporter et auxquelles échappe l’armement métropolitain.

D’ailleurs, les circonstances allaient aider au développement de la crise et en précipiter le mouvement.

En effet, pendant les quatre années qui suivirent la promulgation du Bait-Bill, de 1888 à 1892, le chiure des importations n’avait guère fléchi que de trois millions; il atteignait encore plus de dix millions alors qu’en 1893, l’application du Tarif Général le faisait rapidement descendre à 6 millions.

Dans cette diminution d’affaires, les importations françaises baissèrent dans des proportions sensibles : en 1891 et 1892, elles s’élevaient à quatre millions ; en 1893 et 1894, elles tombèrent à 2.300.000 francs.

Malgré cela, grâce à la pêche restée bonne, une flotille importante continuait à donner à la colonie une certaine activité. C’est ainsi, qu’en 1900, l’armement local comprenait encore un ensemble de 220 goélettes montées chacune par un équipage de 16 hommes. Mais bientôt, avec 1903, vinrent les mauvaises campagnes de pêche qui devaient amener une décroissance rapide de l’armement ; on en jugera par ces chiffres : le nombre des goélettes qui était encore de 206 en 1902, s’abaissa à 180 en 1903; en 1904, il tomba à 147 et à 107 et à 105 en 1905 et 1906. Les années 1907 et 1908 donnèrent cependant de bons résultats, mais le chiffre des goélettes locales n’en descendit pas moins à 71, et même à 34.

On aurait pu espérer que les résultats de la pêche étant redevenus bons, l’armement se serait relevé. Il n’en fut malheureusement rien, et la décadence n’a t’ait que s’accentuer. Il est vrai cependant que, dès 1903, cette diminution de l’armement local fut causée en partie par de nombreux naufrages, mais toutes ces pertes étaient couvertes et les armateurs ne songèrent même pas à remplacer les navires disparus. C’est donc que la décadence avait une autre cause, et la preuve de cette cause est qu’un certain nombre de goélettes restantes furent désarmées et vendues à nos voisins les Anglais. Enfin, tous les navires dont le tonnage le permettait, allèrent armer dans les ports de France afin d’échapper aux charges nombreuses qui résultaient du Tarif Général et de pouvoir bénéficier des avantages de l’armement métropolitain. De cette façon, ils pouvaient s’approvisionner dans les entrepôts des marchandises étrangères nécessaires à leur industrie sans être astreints au paiement des droits de douane qu’ils auraient été tenus de supporter à Saint-Pierre.

Pour toutes ces raisons, et bien que la pêche, cette année, ait été très bonne, la décadence de l’armement local colonial n’a pu être enrayée. Le nombre des goélettes locales réduit à 43 au début de la campagne actuelle ne paraît donc pas devoir augmenter, alors qu’au contraire, l’armement métropolitain compte dès maintenant pour l’an prochain un nombre imposant d’unités nouvelles.

Et à toutes ces causes de la décadence que je viens de relater, il convient d’en ajouter une nouvelle : le traité de 1904 qui nous a privés du French Shore, sur les côtes duquel les goélettes avaient toujours la ressource de s’approvisionner d’appâts. On eut pu peut-être comme compensation au French-Shore, demander le retrait du Bait-Bill, mais l’on n’y songea pas.

Cette décadence de l’armement local dont on ne peut malheureusement qu’entrevoir à brève échéance la disparition complète a eu pour la situation générale de la colonie les conséquences les plus graves. De nombreux chantiers ont disparu, des industries sont tombées et une partie de la population, le tiers au moins environ 2.000 personnes, a dû prendre le chemin de l’étranger, se trouvant privée de travail. Ce sont les ouvriers surtout qui ont dû s’expatrier, ils n’avaient aucun travail, alors que tout près d’eux, au Canada ou aux États-Unis, ils en avaient d’assuré. Et en auraient-ils eu à Saint-Pierre, leur situation y était tellement précaire que le souci de leurs familles et de l’avenir de leurs enfants les obligeait quand même à s’expatrier.

Cet exode n’allait pas seulement priver la colonie d’un certain nombre de consommateurs et par là même diminuer ses ressources; il allait surtout lui faire perdre des bras dans des proportions telles que si l’on n’y prend garde les ateliers déjà fermés ne pourront plus se rouvrir.

Il est encore temps, croyons-nous, de remédier à cette situation, mais il est à craindre, et ce serait chose fort regrettable, que dans un avenir peu éloigné, nous ne voyions nos chantiers et ateliers complètement désertés, faute de travailleurs. Et dans ce cas, notre armement de pêche métropolitain se trouverait dans l’obligation de se voir de nouveau tributaire de nos voisins les Anglais. Nous aurions le choix entre Terre-Neuve et le Canada, et ce serait alors le cas de se demander à quelle sauce l’on devrait être mangé.

On dira peut-être que j’ai poussé ce tableau trop au noir. Il n’en est rien, la vue seule des habitations, des sècheries abandonnées et tombant en ruines en est une preuve bien convaincante, ce qui n’empêche pas que l’on continue à exiger le paiement de l’impôt foncier.

En vérité, toute cette situation est bien triste, et l’on se demande si tout le travail échafaudé par les colons depuis l’occupation de 1816 ne serait pas sur le point de s’en aller à vau-l’eau. A un tel point que l’on a émis l’idée de céder Saint-Pierre, mais elle a été rejetée avec indignation comme antipatriotique. C’est notre avis à tous, mais il reste vrai qu’il ne suffit pas d’avoir une propriété, il faut encore l’entretenir. Et il semble que l’on ne veuille pas s’y résoudre pour Saint-Pierre et Miquelon.

Dans ces conditions, Saint-Pierre pourra être encore un lieu de refuge pour -les pêcheurs, mais un simple abri, sans ressources, ni outillage, où s’opéreraient les transbordements et, dans une certaine mesure, les ravitaillements, pas autre chose.

Mais hélas! ce n’est pas tout. La décadence des îles Saint-Pierre et Miquelon a d’autres causes, qui, pour être d’un autre genre, n’en ont pas moins pesé lourdement sur la situation générale de la colonie, en grevant son budget dans de» proportions véritablement fantastiques. Ce fut d’abord, en 188S, date de l’établissement du Conseil général, la création de nouveaux rouages dispendieux, et ensuite, en 1900, la mise à la charge de la colonie (ce qui d’ailleurs fut appliqué à toutes les Colonies) des dépenses d’administration civile et militaire. Depuis l’application de ces mesures, le budget des îles Saint-Pierre et Miquelon a suivi une marche ascendante et n’a pas tardé à atteindre le chiffre de 800.000 francs. Et pour faire face à ce budget sans cesse croissant, il fallut, les ressources naturelles manquant, créer de nouveaux droits et de nouveaux impôts, tout en augmentant les anciens, système qui de toute évidence ne pouvait donner que des résultats négatifs.

La plupart des dépenses dites obligatoires furent nécessairement imposées et, en revanche, l’on eut un luxe de personnel toujours plus nombreux dont les congés répétés et prolongés à plaisir, les déplacements et ceux de leurs familles absorbèrent bientôt la dixième partie du budget. Cependant la colonie’ y pourvoyait; les élus de la population faisaient bien entendre des récriminations, mais l’on se trouvait en face d’un flot montant contre lequel il était difficile, impossible même de lutter.

Tous ces abus durèrent jusqu’en 1904; toutefois, ils étaient tellement enracinés qu’ils n’ont pas encore complètement disparu. Néanmoins, depuis 1904, en présence de l’affaiblissement continuel des ressources, il fallut comprimer le budget et se décider à réduire des frais considérés jusque-là comme indispensables.

Aujourd’hui, le budget est diminué de moitié, mais de son côté, la population a également diminué ; aussi la part de ceux qui restent est encore assez lourde.

Evidemment, la Métropole a fait des sacrifices ; je l’ai reconnu plus haut, mais ces sacrifices sont restés stériles. Car en même temps qu’elle recevait des subsides, la colonie aurait dû obtenir les réformes qu’elle réclamait. Sans doute on espérait à l’aide d’une subvention résoudre la situation, comptant malgré tout sur là pêche qui, à défaut d’autres ressources, fournissait encore bien des compensations, mais d’autres fautes furent encore commises.

C’est ainsi que le droit de navigation fut’porté au taux exorbitant et presque prohibitif de 3 francs par tonneau. On vit bientôt les conséquences de cette mesure, les navires étrangers que l’application du Tarif Général éloignait déjà de notre port, le désertèrent presque complètement; seuls, les pêcheurs nationaux continuèrent à le fréquenter.

La Chambre de Commerce fit entendre ses doléances à différentes reprises. Ce fut en vain; on lui repondait en agitant la question de l’équilibre du budget, ou bien on formulait une demande reconventionnelle comme compensation au retrait ou à la diminution de ce droit de navigation.

Aujourd’hui, cependant, la question semble à la veille de sa solution, par suite de là prise en charge par la Métropole, du service postal, mesure sur laquelle nous sommes en droit de compter.

Il nous restera à obtenir le remaniement du tarif douanier. En efïet, l’application du Tarif Général qui devait favoriser l’industrie française a manqué complètement son but et n’a eu d’autre résultat pour la colonie que de la priver des ressources que lui avait facilitées jusqu’alors son voisinage avec le Canada et les États-Unis il en eut été autrement, si le tarif ad valorem, droit de 4 fr. 50 p. 100. que les étrangers acceptaient sans protester, avait été maintenu; les ressources de la colonie en auraient profité et les produits de l’industrie française auraient vu leur vente s’accroître et prospérer, mais cela n’a pas eu lieu, nous ne l’avons que trop démontré.

Telle est, esquissée à larges traits, la situation économique des îles Saint-Pierre et Miquelon. On a vu ce qu’elle était autrefois et ce qu’elle est devenue. Le retour à l’ancien état de choses pourrait-il enrayer la décadence? Je le considère, pour ma part, comme un simple pis-aller. Le mouvement est trop avancé pour que l’on puisse y remédier, mais si cependant ou veut apporter un remède à la situation, il n’y en a plus qu’un seul : c’est d’y créer le port-franc.

Saint-Pierre, port franc.

En 1892, M. Feillet alors gouverneur des îles Saint-Pierre et Miquelon avait conçu le projet d’y créer un entrepôt de marchandises destiné à faciliter les relations et servir en quelque sorte de trait d’union entre la France et le Canada. Cette idée lui avait été suggérée par la lecture des rapports officiels du Consulat général de France à Québec, constatanl que le chiffre des importations de marchandises françaises au Canada, était demeuré stationnaire, alors qu’au contraire les importations allemandes, belges et suisses se montraient en continuelle progression.

Les causes, d’après notre consul, devaient en être attribuées à notre mollesse à rechercher la clientèle, à l’absence de commis-voyageurs et aussi à l’absence d’un service régulier entre la France et le Canada.

M. Feillet avait donc songé à tirer parti de la colonie, qui aurait fourni au commerce français un noyau de représentants actifs, familiarisés avec la langue’ anglaise, dont les déplacements eussent été moins onéreux en. raison de leur proximité des contrées qu’ils seraient appelés à visiter.

Ces prévisions devaient paraître fondées, et l’on pouvait également à priori, admettre avec lui les probabilités, dans certaines conditions, de fret réduit pour le transport des marchandises nécessaires à la consommation des Canadiens. . En effet, si les communications sont enfin devenues plus régulières entre la France et le Canada, le taux du fret est demeuré assez élevé pour justifier l’opinion, que’le transport, même avec l’escale à Saint-Pierre n’aurait pas été plus coûteux que le transport direct.

Voilà dans son essence, quel était le projet de M. Feillet, dont les vues rencontrèrent la pleine adhésion de la Chambre de Commerce et l’approbation de M. Etiennc, Ministre des colonies.

Des relations s’établirent, quelques Saint-Pierrais s’étant mis en route pour aller solliciter la clientèle canadienne en faveur de la vente des produits français. Mais la question entrepôt n’eut pas d’autre suite et ces relations ne devaient pas tarder à prendre fin.

Ce fut l’oubli. D’ailleurs, à ce moment, la situation de la colonie était à peine atteinte, et malgré le Bait-Bill d’une part, la menace du Tarif de l’autre, il restait toujours la pêche sur laquelle se reportait tout l’espoir d’une suffisante compensation.

Mais depuis, une dure expérience a démontré combien était fragile l’activité économique, l’existence même d’un pays n’ayant pas à compter sur d’autres ressources.

Si au cours de son existence et jusqu’en 1903, l’armement avait déjà subi à diverses reprises les chances parfois mauvaises dans cette aléatoire industrie, il n’en fallait pas moins se reporter à quarante ans en arrière pour relever une série de campagnes aussi désastreuses qui éprouvèrent cruellement ceux qui s’y livraient : mais le commerce put se rattraper largement par ses transactions avec l’étranger.

Cette fois, il n’en était plus ainsi ; la flotte nombreuse et rendue à son apogée ‘ ne tardait pas à disparaître presque toute entière, entraînant avec elle les industries et le commerce qui s’y rattachaient : une partie de la population se voyait dans la dure nécessité de s’expatrier.

C’est alors qu’apparaît la situation lamentable à laquelle il est de toute urgence de remédier : l’amour-propre comme l’intérêt national s’y trouvent engagés.

Faire de Saint-Pierre un port franc, c’est-à-dire en faciliter l’accès aux navires français et étrangers, de même qu’aux marchandises et aux produits de toutes sortes pour lesquels il deviendrait un lieu de transit ; telle est la solution qui s’impose pour arriver à son relèvement.

Peut-être le gouverneur Feillet en avait-dl évoqué intérieurement l’image : mais dans sa situation de fonctionnaire, tenu à une certaine réserve, ce terme dans sa bouche devenait trop audacieux.

Dès les débuts de la crise actuelle, la question a été de nouveau effleurée : mais aujourd’hui le Comité de défense, qui s’est formé sous la présidence de M. de Lanessan est décidé à en poursuivre la réalisation.

D’une façon générale, l’utilité 4es ports francs a été reconnue pour les pays qui, dépourvus d’industrie, ont besoin de recourir aux produits étrangers : les îles Saint-Pierre et Miquelon sont du nombre.

Laissez-moi vous rappeler en passant qu’Hambourg doit sa fortune colossale à l’établissement de son port franc : je me garderai bien de vous citer à l’appui des chiffres qui ont été maintes fois publiés et qui pourraient porter à croire que j’ai la prétention de voir un jour Saint-Pierre rivaliser d’importance avec cette opulente cité.

Dans un ordre d’idées plus modeste, la colonie anglaise de Saint-Thomas ne peut manquer de vous paraître entre toutes, la plus sûre des comparaisons.

Saint-Thomas est, comme Saint-Pierre, un rocher aride et qui ne renferme qu’une faible population : son port est vaste et reçoit chaque année un nombre considérable de navires qui y viennent se réparer et se ravitailler.

C’est un port franc, et le mouvement commercial qui en découle, se chiffre par une importation seule de plus de cinquante millions par an.

Notre port est loin de posséder l’outillage de Saint-Thomas ; néanmoins, il s’y trouve deux clips-cales de halage qui, à leurs débuts, enregistraient une clientèle nombreuse, tant de nationaux que d’étrangers : le bienfait s’en ressentait tout directement par les ateliers divers, forges et fonderies, aujourd’hui fermés et par les fournisseurs de toutes catégories.

En même temps que se produisait la déchéance de l’armement colonial, le cha-lutage à vapeur faisait son apparition sur les bancs et ne tardait pas à prendre, au contraire, une rapide extension.

Ces bâtiments qui vont à Sydney, en vue d’y prendre principalement leur charbon, n’ont à acquitter dans ce port que des droits insignifiants.

C’est pourquoi leurs armateurs ont demandé à être autorisés à y effectuer en même temps le transbordement de leurs produits de pêche, en un mot d’y con-ccncentrer toutes leurs opérations.

On sait que cette demande a été repousée, comme contraire à la loi et aux intérêts de la colonie.

Je ne mets pas en doute, un seul instant, le patriotisme des armateurs en question : je suis même convaincu qu’il a dû leur être pénible de tenter une démarche, toute en faveur de l’étranger au détriment de leurs propres nationaux.

S’il ne peut être question de les suivre dans cette voie, on est du moin^ amené à reconnaître qu’il s’en dégage un nouvel argument; car ce n’est pas de la contrainte seule qu’un pays doit attendre sa clientèle, mais des avantages et des facilités qu’il sait leur procurer.

Ces avantages et ces facilités, les chalutiers comme tous autres les rencontreront à Saint-Pierre le jour où on lui aura accordé les satisfactions qu’il attend.

Pourquoi ne pourraient-ils pas, affaire d’organisation qui ne peut paraître impossible, s’y ravitailler même en charbon, point capital ; il s’en suivrait naturellement une majoration de l’article, moindre qu’à l’heure actuelle, mais en revanche ils éviteraient une perte de temps.

Tout en reconnaissant le bien-fondé de doléances sans cesse renouvelées, les Administrateurs de la Colonie ont été impuissants.

D’ailleurs, ils se trouvent en face de l’obligation implacable de l’équilibre du budget, équilibre illusoire et cercle non moins vicieux, qui loin d’arrêter la décadence ne fait au contraire que l’accentuer.

Qui donc vaincra enfin cette résistance qui paralyse les forces vitales de la colonie, forces qu’elle ne peut recouvrer qu’à la condition qu’on lui permette d’ouvrir ses portes grandes au lieu de l’obliger à les tenir fermées.

Elle a besoin de ramener son commerce et de le développer : c’est à la Mère-Patrie de lui en fournir les moyens et de l’aider jusqu’au moment où elle sera en état de se suffire.

L’établissement du port franc ne peut porter préjudice au commerce national : en tant que consommation, il est devenu à peu près nul ; il n’a donc rien à y perdre et toutes chances d’y gagner.

Il n’y a certes, aucune témérité à avancer qu’une institution qui a fait ses preuves en développant l’activité et la prospérité économique dans d’autres pays, ne peut manquer de produire le même heureux effet à Saint-Pierre.

La situation est critique, non désespérée : elle commande une intervention des plus promptes.

Une grande partie de la population a dû se réfugier chez nos voisins pour s’y procurer des moyens d’existence : les premiers symptômes d’amélioration ne peuvent manquer de la ramener. Mois il est nécessaire de se hâter.

LES CHALUTIERS A VAPEUR ET LES PÊCHES DE TERRE-NEUVE

Communication de M. A. CLIGNY.

Directeur de la station agricole de Boulogne-sur-Mer, Membre du Conseil supérieur des Pêches Maritimes.

Bien que r le chahutage à vapeur soit d’origine relativement ancienne, même en France, bien qu’il se soit notablement développé en Angleterre dans les quinze dernières. années du XIXe siècle, c’est à une date récente qu’il a pris son essor chez nous,

En 1900, le port de Boulogne ço.mptait seulement 20 chalutiers à vapeur, dont les plus anciens, la Ville de Boulog’ne etlà Liane dataient de 1894. Mais à partir de ce moment, les progrès sont rapides : 32 en 1903, 45 en 190S, 63 en 1907, et 75 à l’heure actuelle, près de la moitié du nombre des chalutiers à vapeur français (1).

Ces navires parcouraient en hiver et au printemps la Manche tout entière et lé plateau sous-marin qui borde l’Irlande, la France, l’Espagne et le Portugal; ils promènent au besoin leur chalut sur la côte du Maroc et de la Mauritanie, ou même dans les eaux de la mer Blanche; et chaque jour, ils jettent sur le marché 200 ou 300 tonnes de marée fraiche.

Mais les débouchés, qui sont largement ouverts au poisson pendant la saison froide, se resserrent aux premières chaleurs ; et, sous peine d’effondrer les cours les armateurs sont obligés de chercher à leurs bateaux une destination nouvelle.

Cette préoccupation donne la caractéristique de la pêche boulonnaîse et se traduit par deux faits essentiels : un bon nombre de nos chalutiers à vapeur sont aménagés pour la pèche dérivante, et ils peuvent ainsi consacrer le printemps à la pêche du maquereau d’Irlande, de Pâques a la fin de mai, du début de juillet jusqu’au mots de janvier. Parmi les autres chalutiers, les plus puissants vont tenter fortune à la grande pêche.

En 1903, 4 chalutiers de Boulogne partaient pour l’Islande; on savait que depuis quelques années, des Anglais, des Allemands même, chalutaient fructueusement dans les eaux de cette île, et rapportaient en Europe, généralement à Aberdeen, des cargaisons de poissons frais dans la glace. Nos armateurs avaient résolu d’exploiter, eux aussi, ces riches parages ; mais, au contraire de nos voisins, ils n’allaient pas y chercher le poisson frais dont notre marché est saturé en été; ils allaient y faire de la morue salée.

Le succès fut assez net, malgré la nouveauté des fonds, pour provoquer un essor rapide de l’armement; les 4 vapeurs de 1903, sont remplacés par une douzaine en 1904 et 1905, 17 en 1906, 44 en 1907, et plus de 50 depuis lors. Dans ces flottilles, l’immense majorité appartient au port de Boulogne (34 sur 40 en 1907), mais l’armement de Fécamp y est représenté par un vapeur en 1905, 4 en 1906, 6 en 1907, etc. Or, si les pêcheurs de Fécamp ont des affinités nombreuses avec les Boulonnais, dont ils partagent notamment les pêches dérivantes, ils sont, au point de vue de la grande pêche, des Terre-Neuvas et des Islandais;

on pouvait donc prévoir, dès le début, qu’ils seraient tentés d’appliquer le chalut, nouveau pour eux, sur les fonds de Terre-Neuve qui leur sont familiers de temps immémorial. Pourtant, ici encore, c’est Boulogne qui ouvre la voie (1).

En 1906, un armateur boulonnais, M. Joseph Huret, armait et conduisait lui-même 3 chalutiers à Terre-Neuve; les premiers résultats furent indécis; l’un des vapeurs ralliait l’Islande après une tentative médiocre, mais les deux autres prenaient respectivement 180 tonnes en 2 mois et 230 tonnes en 6 semaines; ils étaient d’ailleurs de tonnages et de forces trèsdifierents.

L’année suivante, Terre-Neuve attirait une dizaine de chalutiers qui, détail remarquable, provenaient de ports très variés, et de ports où les armements de grande pêche étaient abolis depuis bien des années ; à. côté des navires boulon nais on notait VImbrina et le Tadorn de Nantes, la. Baleine et le Nord-Caper d’Arcachon.

En 1908, nous rencontrons une dizaine de vapeurs boulonnais, nantais, arca;, chonais et aussi des chalutiers de Fécamp, VAmbroise Paré, Y Augustin ‘Le Borgne, la Marguerite Marie. En 1909, le nombre des vapeurs armés pour Terre-Neuve ne semble pas inférieur à 33, dont la moitié environ pour le seul port de Boulogne, et les nouvelles qui nous parviennent font augurer des résultats excellents au point de vue de la pêche, sinon au point de vue financier.

Il serait difficile et inopportun de préciser les fonds de pêche plus spécialement propres au chalutage, et nos pêcheurs observent à cet égard une discrétion très naturelle; pourtant, ce n’est un mystère pour personne que le Banquereau leur est particulièrement propice, qu’ils ont fait aussi quelques incursions dans la baie du Saint-Laurent, que le Grand Banc paraît beaucoup moins maniable, encombré , qu’il est d’épaves, d’ancrés abandonnées, etc. Au surplus, nos capitaines ont encore beaucoup à explorer, et la pêcherie peut s’étendre ou se déplacer dans les prochaines années indépendamment même des mouvements du poisson.

Toutes ces pèches nouvelles ont suscité une vive émotion parmi les habitués des bancs; les pêcheurs de Terre-Neuve et de Glocester, les Canadiens, les équipages mêmes de nos goélettes Saint-Pierr aises ou métropolitaines ont émis de violentes protestations et suscité même des incidents regrettables. Pourtant, le droit des chalutiers est absolu dans les eaux libres, et si l’on peut leur repro-cher quelques dommages aux lignes des autres pêcheurs, c’est une question à régler au mieux des droits et des intérêts de tous par une convention de police.

Il est difficile de prévoir l’avenir d’une industrie nouvelle ; l’essor rapide des chalutiers-morutiers démontre éloquemment leur succès, et nous avons vu par ailleurs que ce métier nouveau est un corollaire à peu près inéluctable du développement, de nos pêches métropolitaines. Il est presque certain que les armateurs enverraient au loin leurs vapeurs, en surnombre pendant l’été, alors même que le profit des campagnes lointaines serait mince. Et cela est si vrai, que les pêches de maquereau d’Irlande, très peu rémunératrices, se maintiennent néanmoins pour les mêmes raisons d’équilibre. Dans le cas de Terre-Neuve et d’Islande, un rstour en arrière est d’autant moins possible que les derniers vapeurs construits sont spécialement disposés pour les longs voyages et la salaison;’ ils sont, toutes proportions gardées, moins avantageux qu’e les chalutiers ordinaires pour la pêche du poisson frais dans nos parages, et il leur serait encore bien plus difficile de couvrir leurs frais en été dans nos mers.

Mais si nous tenons pour assurés le succès des chalutiers-morutiers et l’accroissement rapide de leur nombre, nous ne croyons pas qu’ils doivent immédiatement supplanter les voiliers; ceux-ci resteront supérieurs dans tes années où la première pêche est florissante, et même dans les campagnes ou le rendement sera faible, parce qu’ils ont beaucoup moins de frais d’armement. D’ailleurs, les vapeurs n’ont pas tué chez uous les voiliers dériveurs, et pour certaines campagnes, le profit net de ces derniers a été tellement supérieur que . la construction en bois reprend après un temps d’arrêt. La substitution se fera sans doute assez lentement, progressivement et sans crise. Les marins pêcheurs n’auront rien à y perdre et leur nombre ne sera pas diminué ; nos chalutiers boulonnais, par exemple, sont obligés d’embarquer, non seulement la totalité des inscrits disponibles, dtois le quartier, mais encore un grand nombre de pêcheurs flamands que la décadence déjà ancienne des voiliers laissait’sans ouvrage. Pareillement, à Fécamp, les vapeurs se substituent numériquement aux goélettes et emploient tout autant de bras.

Il est équitable de noter que les chalutiers présentent une supériorité immense sur nos anciennes goélettes au point de vue de la sécurité, de l’hygiène, du confort, de la nourriture et du salaire des équipages ; que le travail y est beaucoup moins pénible, puisque la pêche se fait entièrement par des moyens mécaniques. Bref, les chalutiers à vapeur constituent un progrès social et humanitaire en même temps qu’un progrès technique.

Sans doute, l’évolution du matériel entraînera quelques changements dans le régime des pêcheurs; on ne peut songer, par exemple, à laisser désarmés pendant l’hiver des bâtiments aussi coûteux que les modernes chalutiers; et nous avons vu que dans le principe au moins, c’est la pêche européenne d’hiver qui fut leur raison d’être, la grande pêche était seulement un dérivatif pour l’été; en admettant que les termes du problème aient changé, et que la grande pêche soit désormais leur an’aire principale, ils auront tout intérêt néanmoins à travailler l’hiver, à conserver un notable noyau d’équipage permanent, nouveau profit pour nos marins. Mais ces chalutiers ne peuvent évidemment s’attacher à un village quelconque; il leur faut des ports sûrs et d’accès facile, convenablement

 

outillés, pourvus de chantiers actifs; il leur faut trouver le charbon et la g-lace à des prix abordables; il leur faut un écoulement facile et avanta »eux pour leur pêche d’hiver. C’est donc une concentration fatale de ces navires dans quelques grands ports favorablement placés sur les voies commerciales, pas trop encombrés pourtant de bâtiments marchands, et c’est aussi un déplacement possible des populations maritimes appelées à fournir les noyaux permanents d’équipage, alors que le complément nécessaire pour .la grande pêche se recrutera dans les centres traditionnels.

Il serait oiseux de s’étendre outre mesure sur ces prévisions problématiques, et dangereux de prophétiser dans une question aussi complexe ; il est plus difficile encore de hasarder un pronostic sur les conséquences du nouvel ordre de choses pour nos vieilles colonies de Saint-Pierre et Miquclon. Nous essaierons pourtant de noter quelques probabilités.

Si les habitants de Saint-Pierre veulent et savent faire preuve d’initiative, si leurs autorités lès aident, il semble que là transformation de la pèche peut leur valoir de sérieux profit’s. Nos chalutiers consomment en moyenne 8 tonnes de charbon par jour de pêche; pour 30 vapeurs et pour 100 jours de campagne (aller non compris, mais retour compris) il faut donc 40.000 tonnes de liouille qui laisseront chacune au port d’avitaillemcnt un minimum de 5 francs pour salaires de manipulations et bénéfices commerciaux ; voilà donc un premier profit de 200.000 francs non compris les frets d’arrivée qui, directement ou non, profiteront à la colonie. Mais il faut bien d’autres choses à un vapeur : de l’eau douée, des matières grasses, des vivres frais, du sel. des réparations, autant de sources nouvelles de bénéfices. Mais cette manne ira-t-elle intégralement à Saint-Pierre? Evidemment non. Dès maintenant, bon nombre de vapeurs vont se ravitailler à Sydney, soit à cause de la distance moindre, soit plutôt pour les facilités qu’ils y trouvent : l’eau et le charbon peut-être moins chers, les réparations plus faciles et plus rapides, etc. Il y a donc concurrence entre les ports, et chacun d’eux doit lutter pour attirer à lui et retenir les chalutiers. Si le voilier s’accommode du temps perdu en longues pannes ou relâches indolentes, le chalutier est un engin intensif, et c’est pour lui surtout que le temps est de l’argent. C’est un excellent client et qui paie pour qu’on le serve vite et bien, vite surtout. Le premier point du programme que doivent envisager les autorités et les commerçants, c’est l’abréviation des formalités et des paperasses, c’est l’aménagement du port en vue de faciliter l’entrée et la manœuvre, c’est la création de l’outillage nécessaire pour embarquer rapidement le charbon, c’est l’adduction d’une eau suffisante, c’est la création de cales, de chantiers, de magasins convenables. Si la rapidité et la qualité priment tout aux yeux du chalutier, il n’est pas indifférent au prix des services qu’on lui rend, des denrées qu’on lui fournit, et à cet égard, il convient de se fixer par l’attitude des ports concurrents, Sydney, Saint-John, Halifax, etc.

L’étude précédente devant sans doute tomber sous les yeux des Sainl Pierrais, nous saisissons cette occasion pour appeler toute leur attention sur la question des rogues. La crise qui éprouve périodiquement nos pêcheries sardinières, et qui a été particulièrement dure de 1902 à 1907, relève de causes multiples, et particulièrement de la cherté et de la pénurie des rogues. La Norvège fournit la majeure partie de ces rognes, et notamment les plus belles qualités, parce qu’elle pratique les pêches de morue au temps de la ponte, et parce qu’elle soigne admirablement ses préparations ; mais sa production est limitée et nos besoins s’accroissent. La consommation était localisée naguère sur les côtes bretonnes et vendéennes ; mais depuis peu, les pêcheurs du golfe de Gascogne, les Espagnols, les Portugais ont adopté le même appât, si bien que les prix se sont élevés et sont maintenant très rémunérateurs, surtout pour les belles qualités.

Nos sardiniers demandent instamment à tous les centres de pêche d’accroître leur production et d’améliorer leur technique ; déjà Saint-Pierre fournit 2 à 3.000 barils par an, d’une qualité acceptable; nous pensons que l’on y peut faire plus et mieux. Les petits pêcheurs de Saint-Pierre devraient rivaliser avec les Norvégiens, parce qu’ils peuvent comme ceux-ci pêcher de bonne heure, au temps où la morue est pleine et où les rogues sont bien mûres; parce qu’ils peuvent également ramener chaque jour le poisson à terre, et que les rogues très fraîches peuvent recevoir dans les habitations tout le soin désirable. Il est facile notamment de les saler directement en barils et d’obtenir ainsi un produit très supérieur à celui que les banquiers préparent en vrac. Il’ est possible de copier minutieusement la technique norvégienne qui a fait ses preuves et ne laisse rien à désirer ; on en retiendra notamment la nécessité absolue d’un triage rigoureux suivant qualités et l’on n’oubliera pas que là défaveur relative où sont tenues nos rogues françaises résulte de l’insécurité où se trouve le consommateur devant des produits mélangés.

Chargé par le Ministère de la Marine d’une enquête générale sur la question des rogues, nous enverrons incessamment à tous ceux qu’elle intéresse, une notice sur les desiderata des sardiniers, sur les progrès techniques réalisables, sur les conditions nouvelles de l’industrie et du commerce des rogues.

(i) Sans préjudice d’une quarantaine de vapeurs plus petits, armés au port de Boulogne pour la pêche aux grandes cordes.

 

VOEUX

Après discussion des rapports et communications qui précèdent le Congrès, en séance plénière, a voté le vœu suivant :

Le Congrès émet le vœu :

1° Qu’une subvention soit accordée par le Parlement au budget local de Saint-Pierre pour l’exercice 1910, afin que la Colonie puisse sans tarder réaliser la revision des taxes de navigation en ramenant à un franc par tonneau de jauge le droit de trois francs actuellement perçu ;

2° Que le Tarif Général des Douanes cesse d’être appliqué dans la Colonie et qu’il soit organisé à Saint-Pierre un Port Franc ;

3° Que dès maintenant et en attendant l’organisation du Port Franc, seule mesure qui doit être définitive, le Gouvernement accorde à Saint-Pierre l’établissement d’un entrepôt fonctionnant dans les mêmes conditions que ceux de la Métropole;

4° Que la pêche au chalut sur les Bancs, de Terre-Neuve soit l’objet d’une réglementation.

(i) Quelques essais de chalutage auraient été faits dans les parages de Terre-Neuve en 1900 et 1904 par les armaleurs de Paimpol et de Granville; nous manquons de détails sur ces tentatives signalées par Darboux, ;Pnbli&ations de l’Exposition Coloniale de Marseille 1906;, et qui semblent avoir été faites par des voiliers.

(a Dans les relations étrangères, de fréquentes confusions ont été faites au sujet du trawl et des trawlers, ces expressions désignant en Angleterre et en France, le chalut et le chalutier, alors qu’aux Etats-Unis, elles désignent la grande corde de fond ou palangre et le navire cordier.

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