5 novembre, 2024

1981 : Le rôle des pêcheurs morutiers dans la découverte de l’Amérique du Nord

CONGRES DE ROME

Le rôle des pêcheurs morutiers Basques, Bretons et Normands dans la découvertede l’Amérique du Nord du XVIe à la fin du XVIIIe siècle

Par J. LEHUENEN

Monsieur le Président de séance, Monsieur l’Ambassadeur, Monsieur le Président Rey, Mesdames, Messieurs,

C’est avec un petit serrement au coeur et un peu de confusion que je me présente devant ce brillant auditoire, dans ce cadre prestigieux qui nous entoure. Toutes les personnes qui m’ont précédé à cette tribune, ont fait leur exposé avec un grand brio. En ce qui me concerne, je ne suis qu’un modeste représentant des Iles Saint-Pierre et Miquelon, qui a eu le très grand honneur d’être invité à ce congrès de ROME. Avant de commencer mon exposé, j’ai la conviction profonde que je réussirais à intéresser mes auditeurs dont plusieurs m’ont encouragé, dans le but de faire connaître le rôle joué par les pêcheurs morutiers, Basques, Normands, et Bretons dans la découverte de certaines régions de l’Amérique du Nord du XVIe à la fin du XVIIIe siècle. Les hommes du nord de l’Europe ont connu le Labrador, l’Ile de Terre-Neuve et peut-être l’Archipel des Iles Saint-Pierre et Miquelon, dès le début du onzième siècle. En 1001, Biorn l’Islandais en route pour le Groenland fut déporté par une terrible tempête de Nord-Est. Il atterrit dans une contrée qu’il nomma Markland. La plupart des auteurs, qui de nos jours, ont étudié cette question, pensent que cette terre était le Labrador. Au cours d’une seconde expédition, qu’il fit en compagnie de Leif, le fils d’Eric Rauda, le colonisateur du Groenland, il eut connaissance, plus au sud, d’une Ile, certainement Terre-Neuve dont il fit le tour. Peut-être aperçut-il les Iles Saint-Pierre et Miquelon? Cela est assez vraisemblable, car il est très difficile de faire le tour de Terre-Neuve sans apercevoir cet Archipel.
Près de cinq siècles plus tard, en 1497, les découvreurs officiels de l’Ile de Terre-Neuve, furent les deux marins vénitiens Jean et Sébastien Cabot, tous deux au service de l’Angleterre, qui aperçurent également au cours du même voyage, l’Ile du Cap Breton qu’ils ne dénommèrent pas. Il est indiscutable que les Français n’arrivèrent pas loin derrière, concernant le Labrador et l’Ile de Terre-Neuve. L’historien Charles de la Morandière dans son Histoire de la Pêche Française de la Morue dans l’Amérique Septentrionale, écrit dans le premier volume de cet ouvrage : «En 1509, Thomas Aubert, étant allé aux Terres-Neuves avec son navire þLa Pensée½ , appartenant au célèbre armateur dieppois Jean Ango, ramena sept indigènes dont l’imprimeur Estienne nous a laissé une description en latin.»

D’autre part un document conservé à l’Abbaye de Beauport fait état d’un contrat passé en 1514 entre les armateurs bretons et les moines de cet abbaye. Le contrat stipule un droit pour les moines de toucher la dîme sur les morues pêchées en Bretagne, en Islande et aux Terres-Neuves. Cette transaction fut signée le 14 novembre 1514. Une autre preuve se trouve dans le fait qu’en 1511, la Reine Jeanne d’Aragon lorsqu’elle confia à Juan d’Agramonte, une expédition avec mission de découvrir les Terres-Neuves, lui imposa l’obligation d’embarquer deux pilotes bretons. C’est donc que les marins de cette province avaient la réputation dans toute l’Europe de connaître le mieux les côtes de Terre-Neuve. Il n’en aurait pas été ainsi s’ils n’avaient pas été depuis des années, pratiques de cette côte. D’ailleurs certains textes relatifs aux bretons sont très caractéristiques.

C’est ainsi que le navire «La Jacquette», commandé par Bertrand Meynier du port de Dahouet, fut armé pour les bancs de Terre-Neuve en 1510. Cet armement nous est connu par un document conservé aux archives de la Loire-Maritime, duquel il résulte que «La Jacquette» après avoir fait campagne sur les bancs de Terre-Neuve était allé livrer sa cargaison de morue à ROUEN puis à Quilleboeuf. Au retour il y eut une révolte à bord, à la suite de quoi, le Roi envoya son pardon aux pêcheurs en faute. Si Dahouet armait en 1510 et Bréhat en 1514, on peut penser que les autres ports bretons Paimpel et Binic faisaient de même.

Un grand nombre d’auteurs se sont penchés sur le mystère qui entoure la découverte de l’Ile du Cap Breton. L’énigme n’est pas encore éclaircie et ne le sera peut-être jamais? Il est indéniable que les Vikings furent les premiers à visiter ces parages et plusieurs auteurs affirment que Leif Erickson aborda cette île couverte de vignes vierges qu’il nomma Vinland. Ces mêmes auteurs s’accordent avec d’autres pour déclarer que beaucoup plus tard, au début du XVIe siècle, que le nom actuel lui fut donné par le pêcheur basque Gabarus, accompagné des Lajut, Libet et Gorostarzu. Ce cap dit breton, n’aurait rien à voir avec la Bretagne. Il serait plutôt en relation directe avec une petite station balnéaire française située à 20 kilomètres au nord de Bayonne. Au XVIe siècle, ce lieu nommé la ville aux cent capitaines, fut un important port baleinier et morutier. Son activité portuaire fut ruinée par le détournement du lit de la rivière Adour en 1578. Grands chasseurs de baleines du golfe de Gascogne, puis du large Atlantique, morutiers aussi à la poursuite des bancs de poissons, les pêcheurs basques s’enfoncèrent très loin vers l’ouest sur l’océan. Gabarus aborda cette île non dénommée qu’il nomma Cap Breton, le petit port d’attache d’où il était parti, dans le début du XVIe siècle.

Ce nom peut dériver du Caput Bruti, Cap de Brutus, le neveu de Caton, envoyé par Jules César en Aquitaine après la bataille de Pharsale, 48 ans avant Jésus-Christ. Il peut également dériver de Caput Bretonnum, tête de pont extrême de l’émigration vers le sud, des Bretons, chassés d’Angleterre par les Angles au VIIe siècle. Une remarque très importante est à constater. Le nom de l’Ile n’est pas le seul à rappeler la présence basque dans ces lieux. La forteresse de Louisbourg est entourée par les eaux de la Baie et du Cap Gabarus. Ce patronyme qui fut donné à une rue de la petite ville précitée est le nom latin signifiant gave, dénomination des torrents pyréréens, la plupart affluents de l’Adour, dont l’estuaire est voisin de Cap Breton et où résidait il y a plusieurs siècles une famille Gabarus ou Cabarus d’où sera issue plus tard, la fameuse Thérèse, la célèbre Madame TALLIEN que les historiens de la Révolution Française désigneront du nom de Notre-Dame de Thermidor. En somme cette île de Cap Breton est une sorte de pont géographique et historique jeté au dessus de l’Atlantique.
Un autre français devait devenir un des premiers et un des plus grands des découvreurs en Amérique du Nord. Il se nommait Jacques Cartier et il était né à SAINT-MALO, le port qui disputa longtemps à Nantes, le privilège de servir de berceau aux meilleurs marins bretons. Il commença tout d’abord à pratiquer la pêche à la morue et il vint ainsi que de nombreux de ses compatriotes exercer son métier sur les bancs de Terre-Neuve en 1519, il avait vingt huit ans. Le Roi de France, François Ier, fera confiance à ce hardi marin malouin et lui permettra d’organiser une première expédition dans le futur Canada. Ainsi partit le 20 avril 1534, à l’âge de quarante trois ans, celui qui devait offrir le Canada à la France; c’est ce voyage inaugural que j’évoque ici d’après la description qu’en a donné le grand historien de la mer, Charles de la Roncière :

«Le 31 octobre 1533, Jacques Cartier était reçu par l’Amiral de Chabot. C’est au cours de cet entretien qu’il reçut mission d’armer des navires pour voyager, découvrir et conquérir à Neuve-France, ainsi que de trouver par le nord, le passage qui mène au très lointain Cathay. Ainsi reprenait-il le vieux rêve et la mission confiée quelques années avant à VERRAZZANO qui avait péri, dévoré par des indiens féroces sur les côtes du continent américain. Après avoir prêté serment entre les mains du Vice-Amiral Charles de Morey de la Meilleroy þde bien et loyaulement soy porter au service du Roy½, Jacques Cartier quitta Saint-Malo le 20 avril 1534 pour les terres nouvelles que Verrazzano avait baptisé þLa Franciscane½. La traversée de l’Atlantique à la vérité fut courte : en vingt jours il arriva à Terre-Neuve. Les glaces en défendaient encore les abords aux environs du Cap que les Portugais avaient baptisé þBonna-Vista½. A cinq heures de là, le malouin cherche un abri dans le havre Sainte-Catherine, pour y réparer ses navires. Il en repartait le 21 mai, le Cap au nord. Le 27 mai, l’expédition se présentait à l’entrée de la Baie des Châteaux. C’était en réalité un détroit entre Terre-Neuve et le Labrador. A peine entré dans le détroit de Belle-Isle, Jacques Cartier dut chercher un refuge au Havre du Carpont où la débâcle des glaces le retint bloqué jusqu’au 9 juin et qui lui servit de base d’opérations pour ses découvertes. De son séjour forcé, il profita pour dresser l’hydrographie des côtes du Labrador, semées d’îles que séparaient d’étroits chenaux, les Belles-Iles, l’Ile Sainte-Catherine, Les Havres des Buttes, Le Havre de la Baleine; il reconnut une crique sans abri qu’il nomma l’anse du Blanc-Sablon, sans doute en mémoire d’un combat naval livré le 24 août 1513, au nord de Brest dans la Baie des Blancs-Sablons entre les galères de Prigent de Bidoux et les vaisseaux de l’Amiral anglais Howard.

Un havre s’ouvrit devant les bateaux de l’expédition le 10 juin, au milieu d’un essaim d’îlots. C’est là, dans le Havre de Brest, que fut pour la première fois célébré la messe et que le Christianisme prit possession, par le saint-sacrifice, des régions désolées du Labrador. Un jour Jacques Cartier, aperçut des indigènes, des sauvages qu’un rien effaraient et qui pêchaient dans des canots construits en écorce de bouleaux. Leurs cheveux étaient liés sur la tête en tresse, des plumes fichées au milieu. Des peaux de bêtes recouvraient leurs corps, plus ajustées pour les femmes que pour les hommes. Ces gens de belle corpulence étaient peints de certaines couleurs tannées. Ils n’étaient pas du pays, mais venaient seulement pour la pêche et la chasse dans ces parages désolés où abondaient les loups-marins, et où ils abondent encore, du fleuve Saint-Laurent à la Mer glaciale, l’été dans le nord, l’hiver dans le sud».

Ayant quitté le Havre de Brest le 15 juin 1534, Jacques CARTIER met le cap au sud. Le 24 juillet, il prend possession du sol de ce qu’il appelle la «Nouvelle France». Son premier geste, sa première décision consiste à planter en terre, une grande croix ornée de fleurs de lys. Le point précis où s’éleva cette croix fleurdelisée, croix semblable à toutes celles dont les Portugais jalonnaient leurs découvertes serait à l’endroit où actuellement s’élève un hôpital en face de Gaspé. C’est la passe du Barachois qui donne accès où la croix fut plantée au village indien de Stadaconé.

Alors se produisit un fait assez extraordinaire, qui fait penser que le Christianisme n’était point inconnu des sauvages de cette région. Quelques heures après l’implantation de la croix, Jacques Cartier vit venir vers lui, le Chef de la tribu indienne iroquoise Donnacona vêtu d’une vieille peau d’ours noir et accompagné de ses trois fils. Le chef indien s’approcha près du monument et prononça une longue harangue et montrant la croix qui venait d’être plantée, il fit avec deux doigts, le signe de la croix, imité par ses fils. Des indiens faisant le signe de la croix en voyant ériger un calvaire, il y avait là, vraiment de quoi causer une surprise extrême. Ces signes, ces vestiges certains d’évangélisation, nous reportent vers une époque très lointaine où il y avait un évêché à Gardar du Groenland et où les colons d’Eric le Rouge montés sur leurs drakkars à têtes de dragons parcouraient, sillonnaient et scrutaient les baies de la Mer Ténébreuse. Les colons groenlandais étaient à n’en pas douter en relations avec des régions du continent américain, régions que les sagas islandaises désignent du nom de Helluland, Markland et Vinland.

Ce chef indien consentit à laisser à Cartier, deux de ses fils, à condition qu’il ramène Domagoya et Taignoagny dans un temps égal à une durée de douze lunes. Le 25 juillet 1534, Jacques Cartier quittait Gaspé pour la route du retour en France. Le 8 août l’expédition entrait dans le Havre de Blanc-Sablon, où elle demeura jusqu’au 15. La messe de l’Assomption célébrée à terre – Cartier appareilla. Le 5 septembre, sa mission terminée, il jetait l’ancre dans le port de Saint-Malo.

Ainsi donc, après les Vikings, les Français furent avec les Portugais ceux qui arrivèrent et s’installèrent les premiers aux Terres-Neuves et au Labrador. Il n’est plus permis actuellement d’en douter. Au XVIIe siècle, l’Amiral anglais Sir William Manson, le reconnaissait de façon formelle dans ses «Naval Tract». «Les Français seuls et aucune autre nation, ont possédé des établissements stables. Bien que nous avons essayé à plusieurs reprises de faire de même, nous avons à chaque fois échoué.» De tels mots écrits sous la plume d’un tel homme, ont une résonnance toute particulière qui ne trompe pas. Charles de la Roncière cite encore dans un de ses nombreux récits, que le pêcheur breton Nicolas Dion fit un voyage aux Terres-Neuves en 1526.
La date officielle de la découverte des Iles Saint-Pierre et Miquelon date du début du XVIe siècle. Le 19 octobre 1520, le pêcheur et explorateur portugais Joao Alvarès Faguendès, qui explorait la côte orientale du Canada jusqu’à Terre-Neuve quittait la côte de l’Ile du Cap Breton, et mettait le cap à l’Est. Le surlendemain, peu après le lever du jour, la vigie lui annonçait «terre à bâbord». En effet un groupe d’îles se détacha de l’horizon. Iles que d’autres navigateurs avaient certainement aperçues avant les Portugais mais auxquelles ils n’avaient donné aucune dénomination. Bientôt les marins portugais arrivèrent près de ces îles qu’ils découvraient pour la première fois. Le Capitaine du navire portugais les nomma «Archipel des Onze Mille Vierges». Pourquoi cette dénomination quelque peu sybilline? Quel motif puissant avait poussé ce marin à donner ce nom? La réponse à ces deux questions est fort simple. En jetant un coup d’oeil sur son calendrier Grégorien, Alvarès Faguendès s’aperçut que ce jour du 21 octobre, était celui de la fête de Sainte-Ursule, la vierge de Cologne, massacrée par les Huns, qui devint la patronne des Onze Mille Vierges, également massacrées par les hordes d’Attila. Le 15 mars 1521, le Roi Emmanuel de Portugal lui accorda par lettres patentes, la propriété des terres qu’il avait découvertes, tant à Terre-Neuve que l’Archipel des Onze Mille Vierges. Les Portugais conservèrent très peu de temps ces îles, qui d’ailleurs ne gardèrent pas longtemps leur nom, car en 1530, l’appellation des Iles Saint-Pierre fait son apparition sur les cartes marines. Le 11 juin 1536, Jacques Cartier, ancien morutier des bancs de Terre-Neuve, au retour de sa seconde expédition au Canada, avec ses deux bateaux, la «Grande Hermine et l’Emérillon» (il avait laissé la «petite Hermine» au Canada à cause d’une épidémie de scorbut qui avait décimé l’équipage) y séjournera six jours et constatera dans la rade de Saint-Pierre, la présence de plusieurs bateaux, tant de France que de Bretagne, écrit-il dans son journal de bord. Il profitera de son séjour pour en prendre officiellement possession au nom du Roi de France, François Ier.

De nos jours encore, nous sommes très surpris, en jetant un coup d’oeil sur certaines cartes anglaises, d’y retrouver un très grand nombre de noms français. Pour le Canada : Cap Breton, Gabarus, Louisbourg, Main à Dieu, Catalogne, l’Ile Saint-Paul, Cap Enfumé, Bras d’Or – Pour l’Ile de Terre-Neuve : Plaisance, Fortune, Baie des Trépassée, Baie de Conception, Baie de la Trinité, Baie des Baleines, Baie Notre-Dame, Baie Blanche, Baie du Pistolet, Cap Degrat, Cap Fréhel, Petit Nord, Férolle, Ile de Frère Louis – Pour le Labrador : Blanc-Sablon, Anse du Loup, Baie Verte, Havre de Brest.

Mais à cette époque, que cherchaient donc dans ces parages les marins Basques, Bretons et Normands? Du pétrole? … Certainement pas! … Ils cherchaient quelque chose d’aussi précieux. Pour les Basques, l’huile de baleine, ainsi que vient de nous le déclarer et nous le démontrer Madame Selma BARKHAM dans son remarquable exposé. Pour les Bretons et les Normands, un bien tout aussi précieux, la morue. La morue, nous y voilà.

Les eaux de l’Atlantique Nord ont la réputation très justifiée d’être parmi celles qui sont les plus poissonneuses du monde. Bien avant la découverte de Terre-Neuve, du Labrador et de Saint-Pierre et Miquelon, les pêcheurs irlandais, écossais, anglais, portugais, espagnols et français pêchaient la morue dans certaines parties de cet océan. Plusieurs auteurs affirment que les Basques au XVIe siècle, en chassant la baleine, constatèrent sur les bancs de Terre-Neuve, la présence d’énormes quantités de poissons de toutes sortes, en particulier la morue. Quoiqu’il en soit, il est prouvé que la présence des premiers colons à Terre-Neuve, au Labrador, à Saint-Pierre et Miquelon et autres lieux, ne s’explique que par la volonté qu’ils avaient de pratiquer la pêche.

On appelle «Bancs de Terre-Neuve», une série de hauts plateaux, de hauts fonds, situés approximativement au sud et au sud-est de l’Ile de Terre-Neuve. Alors que dans l’Atlantique la profondeur atteint 3 à 4000 mètres, sur les «bancs» cette profondeur oscille entre 30 et 100 mètres. Sur certaines sondes à l’Est des Bancs, elle n’est que de 5 à 7 mètres, aux «Rocs de la Vierge» par exemple. Ces bancs sont compris entre les 41º et 55º degrés de latitude nord. On suppose, mais un grand nombre de spécialistes ne sont pas d’accord sur ce point, que ces hauts fonds furent formés par des apports importants de divers courants, le courant chaud du Gulf Stream au Sud et les courants froids du Labrador au Nord. On peut les diviser en deux groupes distincts : Les bancs de Terre-Neuve proprement dits et d’autres bancs plus rapprochés du continent américain, que l’on désigne également du nom de bancs de la Nouvelle-Ecosse. Ces bancs sont séparés par une sorte de longue fosse, lit submergé du fleuve Saint-Laurent, que certains auteurs désignent du nom de Chenal Laurentien. Voici le nom de ces bancs en venant de l’Est : Le bonnet Flamand, le Grand Banc, avec différentes parties qui lui sont propres : Woolfall, Virgin Rocks, Le Platier, la Queue du Grand Banc. Ici et là, il existe des fosses, comme le Trou à la Baleine et le Chenal du Flétan. Tous ces noms sont des noms officiels et sont imprimés sur les cartes, mais les pêcheurs utilisent d’autres noms qu’ils se transmettent de génération en génération, tels que le Grand Nord, le Petit Nord, le Fer à Cheval, La Langue de l’Ouest, La Langue des Poissons Rouges. De plus ils usent d’autres dénominations qu’ils emploient couramment encore de nos jours. Personnellement il m’est arrivé assez souvent de demander à l’escale de Saint-Pierre, à mon ami Jean Récher, Capitaine de chalutier de Grande Pêche et écrivain à ses heures : Jean où as-tu pêché? Et Récher de me répondre : J’ai pêché dans les R, sous la branche du T, sous le Trait d’Union, ou encore entre les branches de l’U. Ces différents lieux correspondaient aux points où sur les cartes marines françaises sont écrites, rigoureusement aux mêmes endroits, les lettres qui forment le mot Terre-Neuve. Deux autres bancs font partie des Bancs de Terre-Neuve, le Banc à Vert et le Banc de Saint-Pierre. Ces hauts fonds de la Nouvelle-Ecosse, portent les noms de Banc de Misaine, Banc d’Artimon et Banquereau.

Il est assez difficile de définir de façon précise le genre de bateaux qui étaient utilisés au XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, pour la pêche à la morue. On pourrait presque dire, je crois sans se tromper, que des types de bateaux, il y en avait autant que de ports d’armement. En compulsant des documents anciens on découvre beaucoup de noms, crevelles (caravelles) dogres, flutes, pinasses qui nous laissent dans une assez grande imprécision. Par contre, en ce qui concerne le gréement, c’est beaucoup plus clair, beaucoup plus précis. Il existait des trois mats goëlettes, des bricks-goëlettes et des goëlettes. Tous ces navires étaient construits en France et en Hollande et ils furent utilisés pour la pêche à la morue dans cette première partie du XVIe siècle où se produisit une formidable poussée vers Terre-Neuve et le Labrador. Le tonnage des navires pratiquant la pêche à la morue, sur les bancs de Terre-Neuve était assez faible. Un grand nombre de ces morutiers était de petit tonnage, 30 à 40 tonneaux. Par la suite le tonnage augmenta et se situa entre 100 et 150 tonneaux. Par contre, celui des morutiers installés sur les côtes du Canada, de Terre-Neuve, du Labrador et Saint-Pierre et Miquelon était beaucoup plus important. Certains bâtiments jaugeaient dans la plupart des cas 200, 300 et même parfois 400 tonneaux. L’histoire de la pêche au Labrador, à Terre-Neuve, à SAINT-PIERRE et MIQUELON ne peut être comprise sans donner quelques précisions sur la manière dont elle s’opérait du début du XVIe siècle à la fin du XVIIIe. Il faut d’abord expliquer une distinction importante. Il y avait deux sortes de pêche, celle de la morue verte et celle de la morue sèche. La pêche à la morue dite «verte» (poisson salé, non séché) était celle qui se pratiquait au large, en pleine mer, sur ces bancs précités. A la fin de la campagne, le navire revenait à son port d’armement sans avoir effectué une escale, ramenant un chargement complet de morue salée. Ce sel, en particulier pour les Français était de première qualité et provenait des marais salants d’Aunis, de Saintonge et de Bretagne. Ils utilisaient également un excellent sel en provenance d’un port d’Espagne, Cadix. Cette pêche était dite «errante» parce que le navire pêchait en dérive, se déplaçant sans cesse sur les bancs à la recherche des concentrations de poissons.

Nous avons dit que le pêche à la morue verte, se pratiquait au large, en pleine mer, le navire ramenant sa cargaison à son port d’armement où à un autre lieu désigné par son armateur. C’était une pêche extrêmement pénible, très épuisante pour les hommes et qui ne permettait de n’utiliser qu’un seul côté du bâtiment, c’est à dire le bord qui était exposé au vent. Les pêcheurs alignés sur une sorte de galerie disposée à l’intérieur du bastingage, prenaient place dans des sortes de niches, de tonneaux placés sur toute la longueur de la galerie. Ce n’est que beaucoup plus tard que les «banquais» (pêcheurs des «bancs») adoptèrent une autre méthode de pêche, celle du Capitaine Sabot de Dieppe qui le premier l’expérimenta à la fin du XVIIIe siècle vers 1789-1790. Cette méthode nouvelle consistait pour le bateau à mouiller son ancre et à utiliser deux ou trois chaloupes mouillant des lignes de fonds nommées palangres. Cette méthode était beaucoup plus fructueuse et moins pénible pour les pêcheurs que celle utilisée antérieurement. Toutefois elle était de beaucoup plus dangereuse, quand la mer était mauvaise, car ces chaloupes étaient obligées de s’éloigner loin du navire au mouillage et d’importantes pertes en hommes furent enregistrées jusqu’à l’apparition vers 1872, sur ces mêmes bancs, d’une petite embarcation à fond plat d’origine américaine, nommée «doris», qu’utilisent encore actuellement mes compatriotes les pêcheurs côtiers de Saint-Pierre et Miquelon.

La pêche dite de la morue sèche était totalement différente. Elle se pratiquait sur les côtes de l’Ile de Terre-Neuve, du Labrador et des Iles Saint-Pierre et Miquelon. Le navire qui pratiquait cette pêche cherchait sur la côte qui lui avait été désignée par son armateur, une baie, la plus abritée, la plus profonde, mais également dans la mesure du possible, celle qui avait la réputation d’être la plus riche en poissons. Le lieu choisi, le navire était mouillé le plus près possible du rivage, puis il était entièrement dégréé. Les pêcheurs s’installaient à terre dans des cabanes construites par les charpentiers du bord. Ils construisaient sur pilotis une assez longue jetée nommée chauffaud (barbarisme du mot échafaud) nom qu’utilisent encore de nos jours les pêcheurs de Saint-Pierre et Miquelon. La pêche se pratiquait en chaloupes montées par quatre ou cinq hommes. Le poisson était éviscéré (ébreuillé comme disent les pêcheurs) tranché (ablation de la colonne vertébrale, transformant le poisson rond en poisson plat) salé, puis ensuite lavé et mis à sécher sur la grève, la grave ou les vigneaux. La grève est comme chacun le sait un cordon du littoral, composé de galets ronds et laminés par la mer. Chaque jour ensoleillé, la morue est étendue sur ces galets. Cette opération se répétait de nombreuses fois jusqu’à la fin du séchage où elle était embarquée sur les navires. Quand il n’existait pas de grève, ou qu’elle était trop restreinte, les pêcheurs construisaient une grave. Une surface assez grande et la plus plate était choisie, on recouvrait cette surface de cailloux, sur lesquels était étendue la morue, la chair exposée au soleil, ce qui lui permettait de sécher dans les meilleures conditions. Les jeunes garçons employés à faire ce travail étaient originaires de France, et ils étaient nommés «graviers». Ce n’étaient pas des marins pêcheurs. Ils n’avaient aucune aptitude pour la navigation. Ils n’étaient astreints qu’à ce genre de travail qu’ils effectuaient sous l’autorité de spécialistes nommés maîtres de graves. Au travail de ces jeunes gens, et cela uniquement aux Iles Saint-Pierre et Miquelon, venait s’ajouter celui des femmes et des jeunes filles. Celles-ci étaient très expertes dans ce genre de travail et leur rendement sur les graves était parfois supérieur à celui des graviers précités. De nos jours à SAINT-PIERRE et MIQUELON les graves ont disparu, sauf à l’Ile aux Marins, mon île natale. Cette petite île, longue d’un kilomètre sur quatre cent mètres de large protège des vents du large la rade de Saint-Pierre.

Il arrivait parfois qu’il n’existait pas de grève, ni aucune possibilité de construire une grave. On fabriquait alors des vigneaux. Les charpentiers plantaient en terre des pieux en bois d’un mètre de hauteur, sur lesquels étaient assemblés des cadres de bois sur lesquels on posait des claies en bois, en branchages ou même en corde. Cette méthode de séchage était en réalité la meilleure et la plus adéquate car le poisson exposé aux rayons du soleil, ne subissait aucune humidité venant du sol. Ce moyen existait encore il y a quelques années à Saint-Pierre pour sécher le capelan. La saison terminée, généralement en septembre, sauf à Saint-Pierre et Miquelon où elle se poursuivait plus tard, la morue était embarquée sur les navires qui étaient regréés et ensuite partaient livrer leur cargaison à leur port d’armement ou autre lieu fixé par l’armateur. En règle générale, les pêcheurs du Cap Breton, du Labrador et de Terre-Neuve allaient débarquer leur chargement de morue en France ou en Italie.

Pour les pêcheurs de Saint-Pierre et Miquelon, quelques navires allaient en France, mais la plus grande partie de l’exportation de la morue sèche s’effectuait sur les Antilles Françaises, Martinique et Guadeloupe. Au retour des Antilles, les navires ramenaient du rhum, de la mélasse, des épices et autres produits tropicaux.

Pendant deux siècles et demi, cette pêche en Amérique du Nord, subit de nombreux aléas, à cause des guerres que se livrèrent la France et l’Angleterre. Les Iles Saint-Pierre et Miquelon furent prises et reprises neuf fois alternativement par les Anglais et les Français jusqu’en 1816. Dès le début du XVIe siècle et même quelques années avant la guerre faisait rage entre la France et l’Angleterre et ne cessa qu’en 1713, après le traité d’UTRECHT. Par ce traité, la France perdait l’Ile de Terre-Neuve, les pêcheries du Labrador et l’Archipel de Saint-Pierre et Miquelon. Elle ne conservait que l’Ile du Cap Breton, pour le ravitaillement de ses escadres et de ses flottilles de pêche. Cela dura cinquante ans, où la pêche française atteignit un très haut sommet, un très haut niveau de prospérité. Puis ce fut la guerre de Sept ans, avec en 1758 la prise de la forteresse de Louisbourg, de l’Ile du Cap Breton et de l’Acadie. Un an plus tard, à l’automne de 1759, ce fut la bataille des Plaines d’Abraham qui opposa deux fameux Généraux, l’Anglais Wolff et le Français Montcalm. Les deux commandants en chef périrent au cours de cette terrible bataille, mais une fois de plus, la victoire sourit aux Anglais.

Cette défaite sonna le glas de la survivance française au Canada. Par le traité de Paris signé le 10 février 1763, la France perdait tous les territoires qu’elle possédait en Amérique du Nord. Par contre elle récupérait le petit Archipel des Iles Saint-Pierre et Miquelon, que nous avions perdu en 1713 par le traité d’Utrecht. Pendant quinze années ce fut encore une période de grande prospérité dans nos Iles pour la pêche française qui comptait 360 bateaux morutiers montés par 12 000 hommes. Mais en 1778, éclate la guerre de l’indépendance américaine. La France ayant pris le parti des «Insurgents» ayant à leur tête Georges WASHINGTON et Benjamin FRANKLIN, c’est de nouveau la guerre avec l’Angleterre. L’Amiral anglais Montague, s’empare des Iles Saint-Pierre et Miquelon. La population est déportée dans des conditions épouvantables. Cinq ans plus tard, c’est la Paix de Versailles, hélas… de courte durée, car en 1789, éclate la Révolution Française et de nouveau en avril 1793, c’est l’attaque des Iles par les Anglais. L’Amiral King se présente à l’entrée de la rade de Saint-Pierre avec une puissante escadre et un important corps de débarquement. La population comprenant 1 200 personnes est déportée à HALIFAX, aux Iles anglo-Normandes et en Angleterre sur les fameux pontons prisons. Neuf ans plus tard en mars 1802, c’est la Paix d’Amiens qui met fin à la guerre. Trêve de courte durée, car au moment où les Français se disposaient à revenir dans les Iles, c’est de nouveau la guerre au mois du mai 1803 et de nouveau l’occupation anglaise qui durera pendant toute l’épopée napoléonienne, jusqu’à Waterloo.

Heureusement au Congrès de Vienne, l’impérieuse nécessité de la survie de la pêche française n’échappe pas aux plénipotentiaires français ayant à leur tête Charles Maurice de TALLEYRAND PÉRIGORD, le célèbre évêque d’AUTUN, qui réussirent à faire inclure dans les clauses du second traité de Paris, signé le 20 novembre 1815, la rétrocession définitive à la France des Iles Saint-Pierre et Miquelon.

Saint-Pierre et Miquelon, dernière épave du grand bateau français qui sombra au milieu du XVIIIe siècle sur les rives du Nouveau Monde. Saint-Pierre et Miquelon, rochers perdus dans les brumes de Terre-Neuve où depuis quatre siècles s’accrochent six mille français, pour que puisse continuer de claquer à la brise le drapeau aux trois couleurs de France.

Monsieur le Président de séance, Monsieur l’Ambassadeur, Monsieur le Président Rey, Mesdames, Messieurs, voilà très brièvement tracée l’histoire des pêcheurs morutiers français, Basques, Bretons, Normands, dans la découverte de Terre-Neuve, du Labrador, de l’Ile du Cap Breton, de Saint-Pierre et Miquelon et autres lieux de l’Amérique du Nord du XVIIIe siècle. Vous m’avez écouté dans un silence qui mérite le qualificatif de religieux. Je vous en remercie.

Joseph LEHUENEN

ROME le 8 octobre 1981
Document fourni et reproduit sur Internet avec l’aimable autorisation de monsieur Joseph LEHUENEN.

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Une réflexion sur « 1981 : Le rôle des pêcheurs morutiers dans la découverte de l’Amérique du Nord »

  1. Merci de partager vos connaissances. Je suis natif du PETIT DEGRAT, ISLE MADAME, CAP BRETON. Mon grand père maternel était un morutier. C’est à travers lui que je me suis intéressé à la pêche à la morue. Beaucoup des noms que vous avez utilisé dans votre recherche sont encore bien présent aujourd’hui.

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