Mémoires D’Outre-Tombe, publié en 1848
Nous gouvernâmes vers les îles Saint-Pierre et Miquelon, cherchant une nouvelle relâche. Quand nous approchâmes de la première, um matin entre dix heures et midi, nous étions presque dessus; ses cotes perçaient en forme de bosse noire, à travers la brume.
Nous mouillâmes devant la capitale de l’île: nous ne la voyions pas, mais nous entendions le bruit de la terre. Les passagers se hatèrent de débarquer; le supérieur de Saint-Sulpice, continuellement harcelé du mal de mer, etait si faible, qu’on fut obligé de le porter au rivage. Je pris un logement à part; j’attendis qu’une rafale, arrachant le brouillard, me montrat le lieu que j’habitais, et pour ainsi dire le visage de mes hôtes dans ce pays des ombres.
Le port et la rade de Saint-Pierre sont places entre la côte orientale de l’île et un îlot allongé, l’île aux Chiens [Ile aux Marins]. Le port, surnommé le Barachois, creuse les terres et aboutit à une flaque suamâtre. Des mornes stériles se serrent au noyau de l’île: quelques-uns, detachés, surplombent le littoral; les autres ont à leur pied une lisière de landes tourbeuses et arasées. On aperçoit du bourg le morne de la vigie.
La maison du gouverneur fait face à l’embarcadère. L’église, la cure, le magasin aux vivres sont placés au même lieu; puis viennent la demeure du commissaire de la marine et celle du capitaine du port. Ensuite commence, le long du rivage sur les galets la seule rue du bourg.
Je dînai deux ou trois fois chez le gouverneur, officier plein d’obligeance et de politesse. Il cultivait sous un glacis quelques legumes d’Europe. Après le diner, il me montrait ce qu’il appelait son jardin.
Une odeur fine et suave d’heliotrope s’exhalait d’un petit carré de fèves en fleurs; elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum non respiré de la beauté, non epuré dans son sein, non repandu sur ses traces, dans ce parfum changé d’aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l’abscence et de la jeunesse.
Du jardin, nous montions aux mornes, et nous nous arrêtions au pied du mât de pavillon de la vigie. Le nouveau drapeau français flottait sur notre tete; comme les femmes de Virgile, nous regardions la mer, flentes; elle nous séparait de la terre natale! Le gouverneur était inquiet; il appartenait a l’opinion battue; il s’ennuyait d’ailleurs dans cette retraite, convenable a un songe-creux de mon espèce, rude séjour pour un homme occupé d’affaires, ou ne portant point en lui cette passion qui remplit tout, et fait disparaître le reste du monde. Mon hôte s’enquérait de la Révolution, je lui demandais des nouvelles du passage au nord-ouest. Il était à l’avant garde du désert, mais il ne savait rien des Esquimaux et ne recevait du Canada que des perdrix.
Un matin, j’étais allé seul au Cap-à-l’Aigle, pour voir se lever le soleil du côté de la France. La, une eau hyémale formait une cascade dont le dernier bond atteignait la mer. Je m’assis au ressaut d’une roche, les pieds pendants sur la vague qui déferlait au bas de la falaise. Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne; elle avait les jambes nues quoiqu’il fit froid, et marchait parmi la rosée. Ses cheveux noirs passaient en touffes sous le mouchoir des Indes dont sa tête était entortillée; par-dessus ce mouchoir, elle portait un chapeau de roseaux du pays en façon de nef ou de berceau. Un bouquet de bruyere lilas sortait de son sein que modelait l’entoilage blanc de sa chemise. De temps en temps elle se baissait et cueillait les feuilles d’une plante aromatique qu’on appelle dans l’île thé naturel. D’une main elle jetait ces feuilles dans un panier quelle tenait de l’autre main. Elle m’aperçut: sans être effrayée, elle vint assoir à mon côté, posa son panier près d’elle, et se mit comme moi, les jambes ballantes sur la mer, à regarder le soleil.
Nous restâmes quelques minutes sans parler; enfin, je fus le plus courageux et je dis: « Que cueillez-vous la? La saison des lucets et des atocas est passée. » Elle leva de grands yeux noirs, timides et fiers, et me répondit: « Je cueillais du thé. » Elle me presenta son panier. « Vous portez ce thé a votre père et à votre mêre? – Mon père est à la pêche avec Guillaumy. – Que faites-vous l’hiver dans l’île? – Nous tressons des filets, nous pêchons dans les étangs, en faisant des trous dans la glace; le dimanche, nous allons à la messe et aux vêpres, ou nous chantons des cantiques; et puis nous jouons sur la neige et nous voyons les garçons chasser les ours blancs. – Votre père va bientôt revenir? – Oh! non: le capitaine mene le navire à Gênes avec Guillaumy. – Mais Guillaumy reviendra? Oh! oui, à la saison prochaine, au retour des pêcheurs.
Il m’apportera dans sa pacotille un corset de soie rayée, un jupon de mousseline et un collier noir. – Et vous serez parée pour le vent, la montagne et la mer. Voulez-vous que je vous envoie un corset, un jupon et un collier? – Oh! non. »
Elle se leva, prit son panier, et se prêcipita par un sentier rapide, le long d’un sapinière. Elle chantait d’une voix sonore un cantique des Missions:
Tout brûlant d’une ardeur immortelle,
C’est vers Dieu que tendent mes désirs.
Elle faisait envoler sur sa route de beaux oiseaux appelés aigrettes, à cause du panache de leur tête; elle avait l’air d’être de leur troupe. Arrivée à la mer, elle sauta dans un bateau, déploya la voile et s’assit au gouvernail; on l’eut prise pour la Fortune: elle s’éloigna de moi.
I, vi, 5.