Georges Nestler Tricoche
Terre-Neuve et alentours
Editions Pierre Roger – 193?
A SAINT-PIERRE-ET-MIQUELON
CHAPITRE XIV
Saint-Pierre comme le voit le touriste
En parlant de Terre-Neuve, nous avons fait remarquer qu’il se commet constamment des erreurs sous le rapport de la situation de cette île, que nombre de gens, même dans l’Amérique du Nord, considèrent comme faisant partie du Canada. Nous avons été encore plus surpris de constater que, pour bien des Français de la métropole, le status géographique de Saint-Pierre-et-Miquelon est tout aussi nuageux. Fréquemment, des lettres, des colis destinés à cette colonie y arrivent adressés : Saint-Pierre, Saint-Pierre-et-Miquelon (Martinique), ce qui est d’autant plus impardonnable que la cité des Petites Antilles a disparu depuis la terrible éruption du Mont Pelée en 1902. Si vous faites observer la méprise à votre correspondant, ce dernier se borne, le plus souvent, à remplacer le mot « Martinique » par « Guadeloupe », ou le terme plus commode de « Antilles ». Il ne faudrait pas croire que ces étranges erreurs soient uniquement du fait de firmes ou de particuliers : n’importe qui vous dira, à Saint-Pierre, que ces aberrations se trouvent de temps à autre dans la correspondance officielle du ministère des Colonies! Dans ces conditions, l’on s’explique assez bien l’état d’esprit de certains employés du cadre métropolitain, lesquels sont étonnés, à leur arrivée, de ne pas voir de nègres à Saint-Pierre-et-Miquelon! Du reste, écoutez les doléances des Saint-Pierrais : vous découvrirez une tendance à croire qu’on est traité, là-bas, par l’administration, un peu comme des noirs.
En définitive, sous divers rapports, il se débite, sur ledit Archipel, des billevesées, non seulement géographiques, mais économiques, qui semblent avoir leur raison d’être dans le fait qu’il est mal connu à l’extérieur, parce que les moyens de communication sont insuffisants, ou plutôt compliqués. Bien que Saint-Pierre ne soit guère qu’à une vingtaine de kilomètres de la côte de Terre-Neuve, il n’existe, en temps ordinaire, aucun service régulier de voyageurs entre les deux pays. Si l’on veut se rendre de St. John’s, par exemple, à la colonie française, il faut faire au moins trente heures de route par train et bateau pour atteindre Lamaline, dans la presqu’île de Burin, d’où, si le temps le permet, on peut se rendre par chaloupe à moteur, en deux heures, à Saint-Pierre. On conçoit qu’un déplacement si difficile ait peu d’attraits. La seule communication régulière, la ligne postale, est celle reliant Saint-Pierre-et-Miquelon avec North Sydney, en Nouvelle-Ecosse. Toutefois, cette dernière localité, dans la presqu’île du cap Breton, est à l’extrémité est du Canada, et, par suite, bien loin de tout. Il est vrai que le même vapeur postal peut se prendre à Halifax; mais Halifax, pour bien des gens, est synonyme du « bout du monde », n’est-il pas vrai? Le voyageur de France n’atteint pas la colonie sans peine. Il peut, ou s’embarquer à Cherbourg sur un paquebot anglais pour Québec, et accomplir ensuite un voyage de vingt-neuf heures de chemin de fer pour arriver à North Sydney rejoindre le bateau de Saint-Pierre, ou se rendre par la Compagnie Transatlantique du Havre à New-York, et gagner de là Halifax, ce qui est peu direct; il est aussi possible d’aller à Halifax, de Bordeaux, par les Chargeurs Réunis, mais les navires de cette ligne circulent à d’assez grands intervalles et le trajet est très long.
Jusque dans ces derniers temps, la question se compliquait du fait que le paquebot minuscule français assurant le service Halifax-North Sydney-Saint-Pierre, le Pro Patria, était, au point de vue du confort, lamentablement en arrière des accommodations modernes, En somme, le voyage de Saint-Pierre, d’une façon ou de l’autre, était plus ou moins une via dolorosa, qui, assurément, n’ajoutait pas au bon renom de la pauvre petite colonie.
Lors de notre séjour à Terre-Neuve, nous eûmes une chance inespérée. Le Pro Patria s’était changé en De Profundis, en d’autres termes, on avait dû, enfin, mettre au rancart un navire qui faisait si peu honneur à la France, et le service s’est trouvé temporairement assuré par un excellent paquebot de la Compagnie anglaise – anglaise, vous lisez bien ! – Farquhart, le SS. Farnorth. Espérons que ce provisoire sera définitif, car il met Boston, d’un côté, et St. John’s, de l’autre, en communication directe avec Saint-Pierre.
Assez tard dans la soirée, nous passons devant ce cap Race qui, dans les cercles maritimes, jouit d’une réputation aussi considérable que peu enviable- Situé à l’extrémité est de Terre-Neuve, en vedette avancée, sur la route d’Amérique en Europe, il possède un phare d’une grande importance et une puissante station de T. S. F. Mais il a malheureusement de bien plus tristes titres à la célébrité. On s’en douterait rien qu’en le regardant. Cette langue de terre rocheuse et aride, aux arrière-plans dénudés et sombres, ne vous dit rien qui vaille, quoique les bureaux et habitations des employés isolés à ce bout du Nouveau Monde soient d’apparence confortable. En fait, le cap Race garde l’entrée de la baie des Trépassés; Virgile ou Dante l’eussent sans doute qualifié de « Porte des Enfers ». Sur ses deux versants, il n’y a pas eu moins de soixante-dix-sept naufrages entre les années 1860 et 1900, et on en compte trente autres de cette dernière date à 1913. La plus terrible de ces catastrophes est la perte du paquebot Florisel, le 24 février 1918 : sans parler de la valeur du navire, estimée à un million et demi de dollars, on eut à déplorer la mort de, quatre-vingt-quatorze personnes sur un total de cent trente-huit. Ce désastre éprouva particulièrement Terre-Neuve, parce que parmi les disparus se trouvaient des notabilités représentant presque toutes les grandes firmes de la colonie.
Le premier coup d’oeil sur Saint-Pierre ne prévient pas en sa faveur. On n’aperçoit que des collines rocheuses verdoyantes, ça et là, mais sans arbres. Et au printemps, comme en été, ledit paysage est le plus souvent enveloppé de brumes. L’entrée du port est encombrée d’îlots qui ne sont guère que des rocs, ainsi que des récifs variés; étant donné l’état de l’atmosphère, l’ensemble est la terreur des navigateurs. Un de ces îlots, l’île Verte, où l’on aurait à peine la place de bâtir une maison de taille ordinaire et ses dépendances, contient ce qu’on appelle en plaisantant « la frontière de terre de Saint-Pierre-et-Miquelon « . C’est qu’en effet, il appartient par moitié à la France et à Terre-Neuve. Il doit y avoir une bonne raison pour cet état de choses. Un loustic qui, à mes côtés, sur le pont du Farnorth, m’entendait faire cette réflexion, se mit à rire :
– Peut-être, me dit-il, cette raison est-elle aussi oubliée que le fameux règlement qui, jadis, à Malte, avait confié à un sous-officier retraité la garde du bélier de la garnison. Le bélier mourut, mais la consigne resta en vigueur pendant un siècle, le dernier titulaire n’ayant plus même aucune idée de sa propre raison d’être !
L’avant-port est borné, d’un côté, par Ile-aux-Chiens. Si vous allez à Saint-Pierre, n’avouez pas que vous n’avez jamais entendu parler de l’Ile-aux-Chiens. Vous causeriez un pénible désappointement, tout en amoindrissant votre prestige personnel. C’est là, en effet, une sorte de faubourg de Saint-Pierre, mais un faubourg qui, malgré sa modique population de cinq cents âmes, a une physionomie, voire même une mentalité tout à fait spéciale : quelque chose comme ce que Brooklyn était par rapport à New-York avant que des ponts et des tunnels sous-marins eussent relié intimement la « Cité des Églises » à la métropole. Bien que cinq minutes à peine, en canot, séparent les deux localités, nombre d’habitants de l’Ile-aux-Chiens ne viennent pas en ville pendant des semaines, des mois même ; il paraît qu’avant les changements économiques produits par la grande guerre, il se trouvait des gens qui n’avaient jamais quitté cet îlot pour visiter Saint-Pierre.
Vue du navire, la ville n’offre aucune particularité générale qui la distingue des petits ports de mer de la Nouvelle-Ecosse ou du nord des États-Unis. Mais il est des gens qui dénicheraient de la couleur locale les yeux fermés : témoin ce touriste américain, qui n’avait jamais traversé l’Atlantique, et s’écriait, quand nous entrions dans le port de Saint-Pierre : « Véritablement, c’est bien là la France : Je reconnais le style normand d’architecture ! » L’imagination fait des merveilles ! Malheureusement, il faut en convenir, les maisons de la ville n’ont aucun style particulier. Si beaucoup sont en pisé, en briques ou pierres, bien plus encore sont en bois, tout comme au Canada ou aux Etats-Unis. La seule caractéristique spéciale se remarque dans les fenêtres, qui sont du modèle français et, par conséquent, non à guillotine.
Il va sans dire que, dès que l’on débarque, on se croirait dans une petite ville de France, une très petite ville, plutôt un village, aux rues tortueuses, montueuses et sans trottoirs. Seul, le quai de la Roncière est très spacieux et produit une assez bonne impression.
Comme nous l’avons dit plus haut, certaines idées concernant la petite colonie sont erronées. Elles sont surtout répandues parmi les Américains et les Canadiens. Les touristes de ces nationalités s’imaginent pouvoir acheter à Saint-Pierre parfums parisiens, gants, étoffes françaises, etc., extrêmement bon marché, parce que le franc n’équivaut guère qu’à 4 cents de leur monnaie. En réalité, si le voyageur venant des pays du dollar paye, pour ces divers articles, dans la colonie, un quart moins cher qu’à New-York ou Montréal, il doit s’estimer très heureux. Pour certaines marchandises même il n’y a aucune différence. Ceci s’explique aisément. D’abord, la vie, à Saint-Pierre, est plus chère qu’en France, à cause de l’éloignement des centres d’approvisionnement ; si chère, relativement, que cela fait pousser les hauts cris aux fonctionnaires du cadre métropolitain, à leur arrivée dans la colonie. En second lieu, on n’en est plus aujourd’hui à l’ère des occasions merveilleuses, concomitante de la guerre mondiale, et causée par la dépréciation subite du franc. Maintenant que le pouvoir d’achat du franc n’est pas supérieur, de fait, à celui de quatre sous d’avant guerre, les étrangers doivent se résigner, lorsqu’ils font des emplettes à Saint-Pierre, à trouver la qualité de la marchandise plutôt que la modicité des prix. Seules, les boissons alcooliques sont vraiment très bon marché, même en comparaison de la province de Québec. Mais ici aussi il est des désillusions. Le touriste originaire des contrées plus ou moins sèches, le « soiffard » sevré de liqueur aux Etats-Unis ou tenu en bride par les Boards of Liquor Control du Canada, et qui débarque altéré à Saint-Pierre, s’imagine être dans le paradis des buveurs. Il se trompe. Les cafés ne sont en réalité que des cabarets de matelots, où l’étranger est totalement dépaysé; il s’y sent comme un intrus tombant dans une fête de famille d’individus inconnus. On ne rencontre pas de groupes d’ivrognes, titubant par les rues, ainsi que dans le vertueux pays de la prohibition. Et une grande proportion de la population préfère, pour les repas, la bière de sapin au vin ordinaire…
Une autre erreur répandue, celle-là, jusqu’en France, consiste à considérer Saint-Pierre comme un centre de ravitaillement pour les pêcheurs français des Grands Bancs. Les gens qui ont visité l’Archipel il y a une trentaine d’années parlent toujours avec emphase des « forêts de mâts » donnant au port un cachet inoubliable ; ils vous racontent comment la population, dans la saison des pêches, triplait et atteignait quelque douze mille âmes, etc , etc. Ceci, également, est une chose du passé. Lorsqu’on a commencé à employer, pour la pêche, de grands trois-mâts et des chalutiers à vapeur, les relâches à Saint-Pierre sont devenues de plus en plus rares, parce que ces navires pouvaient emporter de France assez d’approvisionnements, même en eau potable, pour toute la campagne ; et que, d’autre part, quand les chalutiers avaient besoin de charbon, ils allaient le chercher aux mines de Sydney, en Nouvelle-Ecosse. Il est vrai que, au début, des bateaux de pêche des Grands Bancs venaient, vers le milieu de la saison, décharger à Saint-Pierre leur morue, qui était alors transportée, à Bordeaux principalement, par des long-courriers. Toutefois, cela est devenu l’exception, car les vaisseaux de pêche, aujourd’hui, ont toutes facilités pour conserver le poisson à bord, et ils évitent ainsi la perte de temps que causait une relâche dans la colonie. Soit dit en passant, le nouvel état de choses est regrettable en ce qui concerne Saint-Pierre, sous un autre rapport encore : quand les chasseurs long-courriers venaient dans ce port chercher la morue déposée par les banquiers, ils apportaient à la colonie des marchandises françaises, à des tarifs de transport très réduits.
Mais enfin, dira-t-on, ne faut-il pas que les pêcheurs viennent prendre à Saint-Pierre leur bouette, le capelan ou cette petite pieuvre pullulante appelée encornet ? Sur ce point encore, les choses ont changé. Sans se déranger, les pêcheurs trouvent sur les bancs l’amorce dont ils ont besoin : une sorte de bigorneau qu’on nomme brûlot(1) (sic). Tout conspire donc pour diminuer, voire même supprimer, l’importance de la colonie comme station de pêche.
Il ne faudrait pas cependant en conclure que la pêche à la morue n’existe plus à Saint-Pierre. C’est, au contraire, une industrie qui joue un certain rôle au point de vue local. Environ deux cents voiliers se rendent aux bancs, et l’exportation de ce poisson monte à quelque 34 millions de francs par an. Toutefois, ce chiffre n’est pas, au fond, fort considérable, car un banquier breton ou normand, de 200 à 300 tonnes, peut, à lui seul, vendre pour plus de 900 000 francs de morue en France.
Nous n’apprendrons sans doute rien à personne en relatant ici que, si la pêche est évidemment en décadence à Saint-Pierre, la colonie n’en est pas moins incomparablement plus prospère qu’avant la grande guerre, et qu’elle doit cette prospérité à la contrebande des boissons alcooliques. Cette énorme amélioration, on le conçoit n’est pas seulement due au fait que les navires à vapeur ou à voile engagés dans ces mystérieuses opérations se ravitaillent de toutes manières à Saint-Pierre. La principale source de revenus pour la colonie provient des droits de douane prélevés sur les liqueurs apportées dans les entrepôts locaux. A une certaine époque, ces droits étaient de 3o francs par caisse de douze bouteilles d’eau-de-vie. Mais d’autres pays étaient à l’afut d’une aussi bonne aubaine. Cuba et la Jamaïque, par exemple, s’empressèrent, pour attirer les contrebandiers, de leur faire. des conditions plus avantageuses. Les autorités saint-pierraises, alarmées, abaissèrent le droit à 7 ou 8 francs; là-dessus, la municipalité touche 60 centimes. Tout minime que cela paraisse, le bénéfice, depuis que le régime de prohibition est entré en vigueur aux États-Unis et dans certaines parties du Canada, a été formidable.
Actuellement, la colonie a en réserve 20 millions de francs, et la ville, 800000 francs, et ceci est un reliquat, après l’exécution de grands travaux d’utilité publique. Pendant quelque temps, Halifax fut un grand centre de contrebande de vins et eaux-de-vie à destination des États-Unis. Mais cela a fini, naturellement, par mettre le Canada dans une position embarrassante vis-à-vis de ses voisins du sud; les rum runners – coureurs de rhum, autrement dit vaisseaux contrebandiers – ont été contraints, eux aussi, d’émigrer à Saint-Pierre, pour le plus grand bien de la colonie française.
On comprend que, dans ces conditions, la population de Saint-Pierre, assurée de la neutralité extrêmement bienveillante de l’Administration, s’oppose vivement à tout ce qui peut entraver les opérations sur les boissons. A ce sujet, l’on nous a relaté quelques anecdotes, dont nous ne saurions, du reste, prendre la responsabilité. Il est dit, par exemple, qu’un consul anglais a dû être relevé de ses fonctions, étant devenu trop impopulaire à cause de son activité contre la contrebande de liqueurs. Il semble aussi qu’un agent spécial envoyé de Terre-Neuve pour faire une enquête sur ladite contrebande ait été l’objet de telles menaces, qu’il lui fallut se réfugier en hâte sur un navire. On raconte, d’autre part, qu’un fonctionnaire français, du cadre métropolitain (bien entendu!), qui avait fait du zèle intempestif, et n’avait pas eu la sagesse de fermer les yeux au moment psychologique, a été brûlé en effigie et obligé, lui aussi, de se rembarquer prématurément, sous la protection de la gendarmerie… En revanche, et c’est assez piquant, il paraîtrait que le gouvernement des États-Unis, il y a quelques années, s’est vu contraint de rappeler de Saint-Pierre son consul, parce que ce dernier prêtait son appui aux gens qui introduisaient en Amérique la boisson défendue. Si cela est vrai, c’est certainement un comble, mais n’est pas plus surprenant que ce que nous avons constaté de visu près de New-York : un procureur de la République poursuivant des violateurs de la loi de prohibition, et si ivre lui-même qu’il ne pouvait conduire son enquête. Au moins, à Saint-Pierre, il n’y a pas d’hypocrisie. On agit ouvertement. Quand vous déambulez sur le quai de la Roncière, vous voyez des gens vider fiévreusement des caisses d’eau-de-vie et empiler les bouteilles, par cinq ou six, dans des sacs de forte toile.
– Comme cela, nous disait-on, c’est plus facile à caser sur les rum runners ; et puis, si un bateau est serré de trop près par la douane, on jette les sacs à l’eau; ils s’enfoncent, tandis que les caisses tendent à surnager et fournissent ainsi une preuve gênante de l’opération !
Le nouveau venu est frappé de l’activité qui règne sous le rapport des travaux d’utilité publique. On drague le port, enfonce des piles, construit des jetées, élève des magasins et entrepôts ; partout, c’est le bruit des marteaux, des pelles, des machines à vapeur, du Decauville. Si, toutefois, vous en parlez aux résidents, ils hochent la tête d’un air dolent : à les entendre, il y aurait eu bien de l’argent gaspillé par l’État, bien des lenteurs, des erreurs contrastant singulièrement avec la rapidité, la sûreté des travaux privés, et surtout de ceux exécutés par des étrangers. II est cependant de beaux projets sur le tapis : il ne s’agirait de rien moins que de transformer Saint-Pierre en un vaste entrepôt de pêcheries, d’où la morue s’expédierait directement sur les marchés étrangers, sans passer par Fécamp ou Bordeaux. En attendant, le visiteur a l’impression que, sauf bien entendu ce qui a trait aux opérations sur les boissons, le commerce et l’industrie de la colonie sont plutôt sur le déclin. On ne voit plus traces de la fabrique de doris, de celle de biscuit de mer, et d’autres établissements qui existaient encore en 1917. Le commerce extérieur qui, en 1924, était de 291 millions, est descendu à 258 millions et même à 237. Il est à noter que les exportations avec les autres colonies françaises sont tombées à un chiffre insignifiant : 487 000 francs en 1924, 280000 francs en 1935. Saint-Pierre importe trois fois plus de l’étranger que de la métropole. Ceci s’explique par la lenteur et le peu de fréquence des communications. Soit dit en passant, cette nécessité de s’approvisionner au Canada et aux États-Unis, dans les cas pressés, a causé aux commerçants de la colonie bien des déboires à l’époque où, pendant et après la guerre mondiale, le franc était sujet à des variations, et surtout à des dégringolades, imprévues.
CHAPITRE XV
La Population
Lauvrière, dans la Tragédie d’un Peuple, a révélé au public français les tribulations dont les Français d’Acadie souffrirent aux mains des Anglais, vers le milieu du dix-huitième siècle. Il serait grand temps qu’une plume aussi autorisée rappelât les malheurs des Saint-Pierrais au cours des guerres qui s’étendirent de I713 à 1815. Si les Acadiens ont eu leur « Grand Dérangement » de 1755, les colons dont nous parlons ici ont été dérangés, c’est-à-dire expulsés trois fois, et si molestés une quatrième que nombre d’entre eux, cette fois aussi, quittèrent l’Archipel. Nous ne pouvons, malheureusement, que présenter une analyse bien sèche et succincte de ces événements : elle suffit du moins à montrer que nul groupe de Français n’a été soumis à d’aussi pénibles épreuves que les colons de Saint-Pierre et Miquelon. Résumons l’histoire de la colonie depuis la fondation de cette dernière en 1660.
1713. Les Anglais s’emparent de la colonie et la population, 180 individus, est expulsée.
1713 à 1763. La colonie reste aux mains des Anglais.
1763. Le Traité de Paris la rend à la France. Les colons reviennent sous la conduite du baron de l’Espérance,
1778. Les Anglais venant de Terre-Neuve s’en emparent. 1932 habitants sont expulsés. Saint-Pierre et les villages sont rasés.
1783. La colonie redevient française. Nombre d’habitants reviennent et rebâtissent.
1793. Une flotte anglaise s’empare de Saint-Pierre sans coup férir. Toutes les maisons sont détruites, et les matériaux enlevés par les pêcheurs anglais, 1500 habitants sont déportés à Halifax, et de là en France. 3 familles seulement restent.
1802. La Paix d’Amiens restitue la colonie à la France.
1803. Les Anglais s’en emparent. Nombre de colons s’enfuient.
1815. La colonie est rendue à la France,
1816. 150 familles, soit 645 individus reviennent et rebâtissent Saint-Pierre et Langlade.
Est-il, dans l’histoire universelle, une page plus pathétique?
On conçoit que des gens ainsi trempés à l’école du malheur aient une mentalité spéciale. L’opiniâtreté qui fit que leurs ancêtres, sans se décourager, revinrent, après chaque expulsion, relever la colonie de ses ruines, cette admirable constance a laissé ses traces dans l’esprit des colons d’aujourd’hui. Les Saint-Pierrais ont été accoutumés à compter beaucoup sur eux-mêmes, fort peu sur autrui, et encore moins sur l’Administration métropolitaine. Ils sont restés religieux. Et, à ce propos, il convient de remettre les choses au point en ce qui concerne un incident de l’histoire des Acadiens. On a dit et écrit que le groupe de ces derniers qui, quittant leur lieu d’exil en France, où ils ne se plaisaient pas, s’étaient établis à Saint-Pierre, eurent des difficultés avec les « sans-culotte » de la colonie, au moment de la Révolution et furent obligés de partir pour le Canada. Et on en a conclu que le régime de la Terreur avait été virulent à Saint-Pierre. Rien n’est plus faux. Les colons, c’est indéniable, acceptèrent le nouvel état de choses. Comme il n’y avait pas d’arbres à Saint-Pierre, on fit même venir de Terre-Neuve, en 1793, un sapin pour planter un « arbre de la Liberté ». Toutefois, ce fut là l’oeuvre d’un très petit nombre de résidents. Les Acadiens ne furent point inquiétés; mais, ne désirant pas prêter le serment civique révolutionnaire, ils comprirent que leur séjour dans la colonie devenait difficile, et ils partirent pour les îles de la Madeleine.
Les colons sont demeurés extrêmement conservateurs. Au point même de ne pas vouloir de journal ordinaire local. Un conseiller municipal, avec lequel j’en parlais, me dit : « Nous sommes plus tranquilles ainsi : un journal ne servirait qu’à susciter ou attiser les jalousies, les rivalités « sociales ou politiques ». On se contente donc de la petite plaquette mensuelle, inoffensive et tout à fait paisible, le Foyer paroissial publiée par les missionnaires du Saint-Esprit. Les nouvelles importantes, reçues par la T. S. F., sont affichées sur un tableau, très succinctement, à la porte de la Maison commune. Mais bien des résidents ignorent même l’existence dudit tableau ! Quant aux actes de l’Administration, ou aux annonces d’un intérêt local particulier, ils sont portés à la connaissance du public par l’intermédiaire du tambour de ville, aux divers coins de rue.
Le même esprit un peu… retardataire fait que le téléphone ne se développe point. Il y a pourtant une ligne, mais elle ne sert guère qu’aux fonctionnaires et à quelques maisons de commerce dont elle relie les diverses exploitations ; de 30 à 40 souscripteurs en tout. Il faut dire, toutefois, en faveur de ce petit réseau que, comme l’écrit spirituellement M. l’avocat Daniel Gouvain (Gauvain), dans sa brochure sur Saint-Pierre-et-Miquelon : « Les demoiselles du téléphone vous donnent réellement la communication, rien qu’en la demandant. » Ne voilà-t-il pas qui ferait envie aux Parisiens? Les gens auxquels nous avons demandé pourquoi le téléphone était si peu en faveur, nous répondirent :
« D’un côté, les distances sont si courtes à Saint-Pierre qu’on peut tout aussi bien aller trouver les personnes avec qui l’on désire s’entretenir. Et puis, le téléphone, dans les maisons privées, est un encouragement donné aux conversations oiseuses. Nos ménagères sont de bonnes travailleuses : elles n’ont que faire de cet appareil si cher aux oisifs. » Certes, c’est là une manière peu ordinaire de considérer l’invention de Graham Bell !
De même, les Saint-Pierrais ne sont pas friands du cinéma. Les tentatives faites jusqu’ici par des entreprises privées ont échoué régulièrement. Les troupes théâtrales qui se sont fourvoyées dans cet Archipel n’y ont pas fait d’affaires. La cause de cet état de choses est principalement, dit-on, que la population s’en tient aux « spectacles de famille », organisés, soit dans un but charitable, soit pour le bénéfice d’une église, d’une école. A présent, le seul cinéma est celui qui a lieu, le dimanche soir, au Foyer paroissial, sous la direction des Missionnaires du Saint-Esprit. Et, assurément, rien n’est banal dans cette représentation. Je ne recommande pas les loges, sortes de boîtes en bois blanc où l’on touche le plafond si l’on se tient debout, et où l’on a accès par une échelle. Mais tout se passe à la bonne franquette. Quand la chaleur devient insupportable, on arrête net le spectacle pour ouvrir fenêtres et portes, et faire marcher un éventail électrique d’allure cyclonique, dont le souffle vous soulève presque de votre siège. La provision d’air respirable renouvelée, on reprend la représentation où on l’avait laissée, tandis que l’auditoire se peigne, s’époussette, et répare le dommage causé à son apparence par le passage de la tornade.
Longtemps, il n’y a pas eu d’automobile dans la colonie. Un jour, un maire, plus entreprenant que les autres, introduisit, vers 1914, une machine. L’arrivée de celle-ci fut un événement local, assez mal vu d’ailleurs. On regardait l’auto avec un mélange de crainte et de haine. Depuis les rivages de l’Ile-aux-Chiens, des vieillards bouleversés braquaient des télescopes sur le monstre et n’en croyaient pas leurs yeux. Nul n’enviait le possesseur, car le mystérieux engin se détraquait souvent; personne ne connaissant exactement la cause du mal, ni son remède, la machine, ainsi qu’on l’a écrit, était « condamnée à de longs mois de farouche langueur ». L’opinion prévalente était que l’auto retournerait en France, ou qu’elle tomberait peu à peu en ruine, suivant dans la tombe l’unique ex-voiture de place de Saint-Pierre, ou le coursier du seul agent de police monté de lfa ville. Il n’en fut rien, toutefois. On compte actuellement 70 autos dans la colonie; la plupart, cependant, ne sont que de simples camions; et cela se comprend, car il n’est pas facile de voir quel usage le tourisme pourrait faire d’une machine dans une île comme Saint-Pierre, qui a à peine 13 kilomètre de long sur 3 de large!
On a dit, sans doute avec raison, que la population de l’Archipel, si elle est bien pourvue sous le rapport temporel, souffre d’inanition intellectuelle; que nul effort n’est tenté pour développer ses connaissances, pour perfectionner son instruction. Il n’y a ni conférences, ni spectacles éducatifs, ni établissements d’instruction supérieure. Les jeunes gens qui ne veulent se contenter d’une demi-éducation sont contraints d’aller en France, au prix, souvent, de lourds sacrifices. La seule carrière, très restreinte d’ailleurs, ouverte aux jeunes Saint-Pierrais, c’est celle des câbles. Dans la colonie, comme à Terre-Neuve et à Canso, en Nouvelle-Ecosse, les deux grandes compagnies de Câbles transatlantiques jouent un rôle important. Longtemps, à Saint-Pierre, les employés étaient exclusivement anglais; récemment, cependant, on s’est décidé à admettre une certaine proportion de Français connaissant les deux langues. Soit dit en passant, parmi les vieilles histoires dont on se régale encore dans la colonie, il en est plusieurs se rapportant aux Câbles, à une époque où l’une des compagnies était reliée directement à la France, tandis que l’autre, quoique allant aussi à Brest, passait par les antipodes. On dit, par exemple, qu’un certain jour, l’opérateur saint-pierrais de la ligne directe, s’étant endormi sur ses appareils, ne répondit pas à l’appel de Brest. L’opérateur de cette dernière localité envoya alors au bureau de l’autre compagnie à Saint-Pierre un message, qui fit le tour du monde, et en vertu duquel un agent saint-pierrais sortit du bureau, et alla, dans la maison d’à côté, réveiller son collègue plongé dans un sommeil profond. Il se raconte aussi qu’à la même époque, il était devenu courant, pour les employés des deux compagnies, dont les bureaux se touchaient, de s’inviter mutuellement à des parties de cartes, au moyen de messages faisant le tour du globe.
Cela fait, certes, ressortir la disette de distractions dans ces parages ! Nous avons vu qu’il n’y avait ni Cinéma régulier ni théâtre. Toutefois, il existe deux petites bibliothèques publiques à Saint-Pierre : l’une est ouverte le dimanche au Foyer paroissial; l’autre, deux fois par semaine, dans les bâtiments du gouvernement. Cette dernière, qui a quelque trois mille volumes, nous a paru populaire, surtout parmi les familles de fonctionnaires. Parfois, en été, il s’organise des régates, où concourent toutes espèces de bateaux : goélettes, warys, canots à moteur, yoles, et même les pirogues spéciales à l’Ile-aux-Chiens. Il n’y manque que les rum runners ! Le jour viendra peut-être où ils figureront dans le programme… Pour les amateurs de sports, il y a encore, l’hiver, le patinage sur différents étangs de la montagne; l’été, la pelote basque, à laquelle une place de la ville est réservée; et le foot-ball. Pour ce dernier, par suite de l’isolement de la colonie, l’émulation fait un peu défaut; et puis, il semble que ce jeu violent ne convienne pas absolument au caractère saint-pierrais. Il y a bien la chasse et la pêche; mais le meilleur territoire pour ces divertissements est dans l’île de Langlade; et, pour l’atteindre, il faut affronter une mer généralement courroucée ; le plus souvent, donc, les charmes de l’expédition sont quelque peu diminués par un large coefficient de mal de mer !
Au fond, le manque de distractions n’est ressenti sérieusement que par la population flottante. Les vrais Saint-Pierrais sont des gens qui trouvent leur bonheur dans le « chez soi », dans le cercle de la vie familiale. C’est, en fait, cet esprit de famille si développé qui a permis aux colons de supporter vaillamment les rigueurs du climat autant que l’isolement, et, il faut bien le dire, bien des petites tracasseries et tribulations dont on ne se doute guère en France.
Quelque conservateurs qu’ils soient, ils ont laissé tomber en désuétude, par la force des choses, certaines coutumes ou institutions qui, il y a peu d’années, jetaient une note pittoresque dans l’aspect de la colonie. C’est ainsi que les habitants de l’Ile-aux-Chiens portaient autrefois le costume breton : nulle trace n’en subsiste aujourd’hui. Les touristes américains croient toujours trouver à Saint-Pierre des attelages de boeufs, conduits par des Basques, ce qui, pour des Yankees, est une grande curiosité. Hélas ! pour la couleur locale, le camion-auto a changé tout cela. Il faut se contenter des petites voitures attelées de chiens, dont se servent les pêcheurs des environs pour faire leurs emplettes ou vendre du poisson en ville.
Défunt aussi est l’orchestre de violons composé de vingt pêcheurs, qui jouaient en costume marin. Il a fait les délices de générations, mais s’en est finale-ment allé ad patres, comme, d’ailleurs, d’autres sociétés musicales.
Même la fameuse procession du 16 septembre, où la statue de la Vierge Marie était portée par des jeunes filles de Saint-Pierre, ce gracieux cortège a disparu. Mais, du moins, sa fin a une explication nette. Cette procession, en effet, a toute une histoire. Lorsque, dans le grand incendie de 1879, la cathédrale fut menacée, M. le curé fit solennellement voeu que, si les flammes épargnaient l’édifice, une procession commémorative aurait lieu chaque année. Aussitôt, comme par enchantement, l’incendie prit une autre direction. Par suite, la cérémonie fut ponctuellement observée à la date en question. Toutefois, récemment, l’église prit feu et fut réduite en cendres. Dès lors, il n’y avait plus de raison d’être pour la procession du l6 septembre; et on la supprima, au grand regret de la population et des touristes. Pour ces derniers, d’autre part, une des attractions locales fut, longtemps, les disciplinaires. Les étrangers, s’imaginant que les pauvres membres de la confrérie du « Biribi maritime » étaient d’effroyables chenapans, trouvaient piquant de les voir travailler aux routes, ou bien, parfois, le soir, aller dans les hôtels ou cafés vendre des brimborions impossibles confectionnés par eux, pour se procurer un peu d’argent de poche. La cause de la suppression de ce bataillon reste un mystère local, qui donne encore lieu aux commentaires les plus variés; on a été jusqu’à dire que les « chevaliers du Rabiot » avaient formé le projet de faire sauter Saint-Pierre. On ne mentionne pas comment ! Toujours est-il qu’à l’heure actuelle il ne reste plus que le souvenir des disciplinaires et une caserne tombant en ruines. A propos de ruines, on est étonné d’en voir tant dans le chef-lieu de la colonie. Au coeur de la ville sont les débris du Palais de Justice, brûlé en 1902, et ceux d’autres établissements, presque côte à côte. L’ex-stand n’est plus qu’un amas de décombres. Une des usines électriques est démolie, après avoir donné d’éclatantes, ou plutôt d’obscures preuves de son insuffisance. L’ancien Ouvroir, le Trésor sont presque en pâmoison. Tout cela ne contribue pas, on le conçoit, à donner un cachet attrayant à une localité dont les rues, sans trottoirs et tortueuses, ne sont guère plaisantes à l’oeil. Le Saint-Pierrais, il faut le dire à sa louange, fait des efforts presque pathétiques pour cultiver quelques fleurs, dès que cela paraît possible, auprès de sa demeure. Mais c’est là une tâche bien ardue sur ces pentes rocheuses. Toutefois, la croyance générale qu’il n’y a pas d’arbres dans la colonie n’est pas absolument exacte. On peut, en cherchant bien, découvrir un minuscule bois de sapins à Miquelon. Quant à Saint-Pierre, il y a peut-être, en tout, une vingtaine d’arbres rachitiques, ça et là, dans les terrains vagues.
Les magasins, en général, ne sont pas un ornement pour la petite cité. La majorité n’ont pas, à proprement parler, de devanture, celle-ci consistant surtout en fenêtres ordinaires à neuf ou douze petites vitres. A l’intérieur, ils sont d’ordinaire trop sombres. Si la qualité de la marchandise est bonne, il ne faut pas oublier, ce que nous disions plus haut, que les prix sont assez élevés (2).
Sous certains rapports, Saint-Pierre a fait de sérieux progrès. Il a un très bon hôtel, dont la cuisine bien française fait les délices des touristes américains et canadiens. Et les barbiers féminins ont disparu. La dernière femme « rasante » (au propre, non au figuré, hélas !) restera toutefois longtemps dans la mémoire des gens du pays, à cause de son aventure homérique avec un colporteur terre-neuvien. Ce dernier ne parlait qu’anglais et la virago en question ne savait que le français. Le colporteur entre donc dans la boutique pour offrir ses marchandises; la barbière croit qu’il veut être rasé. Elle le fait asseoir; il obéit en se confondant en remerciements. Elle lui attache un peignoir autour du cou. Le colporteur s’y prête aimablement, mettant ce geste étrange sur le compte des moeurs locales. Mais quand il voit la femme s’avancer vers lui un rasoir à la main, il s’élance dans la rue, épouvanté. Et alors commence une course folle vers le port, le colporteur hurlant « A l’assassin ! », et la barbière, sur ses talons, pensant qu’il se sauve avec le peignoir, et criant « Au voleur ! » L’anecdote fait encore aujourd’hui la joie des Saint-Pierrais, dont elle dépeint le genre d’humour. Celle-ci, naturellement, s’exerce aussi aux dépens de l’administration. On en voit un exemple caractéristique dans la petite brochure, déjà citée, de M. Gauvain. Parlant de l’état de délabrement de l’immeuble du Trésor, il nous apprend un cancan du cru :
L’immeuble est, à ce point abandonné aux forces dissolvantes de l’humidité, qu’un littérateur distingué, alors administrateur de la colonie, y glana l’occasion d’introduire dans le vocabulaire administratif local l’agglutinement, comme cause d’une virile décision qu’il se vit obligé de prendre à l’égard de tout le stock de timbres-poste qui, en raison de la colle dont on les couvre au verso, s’étaient pris, à la faveur des infiltrations, d’une affection telle que l’homme ne pouvait plus séparer ce que l’humidité avait uni…
D’autre part, il se répète encore nombre de petites anecdotes relatives à l’histoire de la colonie. Une qui donne une bonne idée du genre est la suivante, laquelle a même fait son chemin jusqu’à Terre-Neuve ;
Au moment de l’évacuation de Saint-Pierre par les Anglais en 1793, le major Thorne, du 4° de ligne britannique, était commandant de place. Lorsque la frégate Boston arriva pour embarquer la garnison, le major donna un dîner au Palais du gouvernement, lequel, comme le reste de la cité, était aux trois quarts en ruines. On s’aperçut que les verres manquaient. Grand émoi. Recherches hâtives dans les maisons voisines vides d’habitants. On s’en procure à la fin. La table est mise à temps, les pêcheurs saint-pierrais ont travaillé dans des conditions de nature à miner petit à petit leur santé. Sans doute, il ne pouvait en être autrement, étant donné leur état de dépendance à l’égard des grandes exploitations de pêcheries. Le mal dont ils souffraient, hâtons-nous de le dire, n’était pas particulier à cette colonie : les pays où la pêche est organisée comme à Saint-Pierre – par exemple, Terre-Neuve et les îles de la Madeleine – sont soumis à des modalités économiques analogues.
Quoi qu’il en soit, ce sont ces pêcheurs, ainsi que les artisans et journaliers qui pâtissent le moins de l’isolement et du défaut de distractions, car, pour eux, la vie de famille est tout. Les négociants et leur personnel, comme les fonctionnaires du cadre local, se plaisent moins dans la colonie et aspirent en général à aller finir leurs jours en France, après avoir amassé assez d’argent pour y mener la vie de rentier, fût-ce de tout petit rentier !
A quelque classe qu’ils appartiennent, les colons semblent assez mécontents du système d’administration auquel ils sont soumis. Ils se plaignent d’être négligés par la métropole, à ce point que celle-ci, en 1914, n’a pas hésité à violer, à leur détriment, l’arrêté du 3 prairial an VII, lequel, en considération de leurs malheurs passés, les exemptait de la conscription; ce qui est plus : elle a même obligé à venir en France les hommes qui, par leur âge, appartenaient à la territoriale (3).
Le grand grief est, moins le manque de tact de « certains métropolitains, frais émoulus de quelque école », que la présence d’une « nuée de paperassiers uniquement occupés à mystifier le résident à leur grand profit ». C’est en tout cas ce qui se dégage des conversations avec les habitants, ou de la lecture des brochures et pamphlets dus à des écrivains locaux. On répète couramment à Saint-Pierre, et cela a été formulé nettement par M. l’avocat Gauvain, que « le luxe de fonctionnaires dont on affuble obstinément cet îlot souligne l’avantage que retire la métropole du travail si ingrat des habitants ». Enregistrons, mais n’insistons pas. C’est là un terrain trop brûlant pour que nous nous y aventurions !
NOTES
1. Ne s’agit-il pas du bulot ?
2. A titre documentaire, voici quelques prix relevés, au même moment, à Saint-Pierre et à Bordeaux :
Saint Pierre.
Francs.
Ðufs (douz.)…..10
Lait (litre) ……3
Viande (livre). ….7
Chocolat Menier (livre) 5
Huile de table (litre) .. 12 Bordeaux.
Francs.
Ðufs (douz.) ….. 7
Lait (litre) …… 1,40
Viande (livre),l’un dans l’autre …… .4
Chocolat Menier (livre) ..7
Huile de table (litre). . 6
3. Il ne faudrait pas en inférer que les Saint-Pierrais manquent de patriotisme. Pendant la dernière guerre, (illisible) ; hommes de cinquante ans, pères de familles nombreuses, s’engager volontairement. Mais cela n’a rien à faire avec la question de principe.
Saint-Pierre et Miquelon
Numérisation : numérisateur HP, logiciel ABBYY.
Lecture : M. Cormier, R. Etcheberry.