21 décembre, 2024

L’Affaire de la Morue Française – Première partie

humanite-presseC’est en 1915, alors que la première guerre mondiale bat son plein, qu’éclata au grand jour l’affaire dite de la Morue Française. Une commission de 44 députés examina plusieurs contrats militaires et l’un des plus décriés fut le contrat signé par un certain Joseph Thierry, sous-secrétaire d’état au ravitaillement auprès de la Morue Française, entreprise dont il était aussi un des anciens administrateurs. Joseph Thierry fut accusé de favoritisme, le prix payé étant supérieur à celui du marché, mais pis encore la Morue Française dut se défendre d’avoir livré du poisson avarié aux troupes. C’est ce qu’on nomma à l’époque les « scandales des marchés » ou « Affaire de la Morue Française ».

Deux inculpés, Louis Légasse et Charles Le Borgne furent accusés d’avoir fourni à l’état de la morue avariée et d’avoir fait usage de substances chimiques dangereuses comme l’acide borique. Relayée par la presse française de gauche et la presse américaine, cette affaire est parfaitement méconnue aux îles Saint-Pierre et Miquelon. Nous vous présenterons donc ici les rapports d’audience du 3e conseil de guerre soumis au code de la justice militaire tels que rapportés par l’Humanité, un journal naturellement engagé à gauche et anti-capitaliste.

Le dossier intégral

  • L’Affaire de la Morue Française – Première partie – 1915/11/09
  • L’Affaire de la Morue Française – Deuxième partie – 1915/11/10
  • L’Affaire de la Morue Française – Troisième partie – 1915/11/11

– Début de l’article –
L’Affaire de la Morue Française
L’Humanité, 1915/11/09 (Numéro 4223).

Les responsabilités de MM. Légasse et Leborgne sont nettement établies

Ce n’était point le public habituel de la Cour d’assises qui se pressait hier dans l’enceinte du troisième conseil de guerre. Les débats de cette affaire il est vrai, n’ont rien d’intéressant pour les jolies femmes, témoins habituels de procès à sensation. Par contre, on remarque quelques officiers de haut grade, le colonel Gouin, inconsolable depuis qu’il a laissé le fauteuil de la présidence au colonel Favart des sous-intendants, des fonctionnaires.

L’audience est ouverte à 13 h 30 précises. Les deux inculpés, MM. Légasse et Leborgne, administrateurs délégués de la Morue française, comparaissent comme prévenus libres. M. Légasse est en uniforme. Caporal lors de la clôture de l’instruction ouverte contre lui, il est maintenant sergent, ce qui ne laisse point d’étonner quelque peu. Après qu’ils eurent décliné leur identité, M. l’adjudant Rivière donna lecture de l’ordre de mise en jugement, puis du rapport rédigé, par le capitaine Bouchardon.

L’accusation

Le 3 août 1914, le jour même de la déclaration de guerre, un administrateur délégué de la société la Morue française, M. Légasse, écrivait aux ministres de la marine, du commerce et de la guerre pour leur offrir, en vue du ravitaillement des troupes et de la population civile, un stock important de morues. M. Légasse insistait sur l’excellence de la marchandise que la société pouvait fournir.

Les renseignements pris sur cette société étaient de nature à faire croire qu’elle pouvait, en effet, donner satisfaction. La Morue française, au capital de 4 millions a, en effet une flottille de 51 navires et exploite d’importantes sécheries à Fécamp, Saint-Malo, Bordeaux, la Rochelle, etc. Son conseil d’administration est composé de négociants et d’armateurs honorablement connus. Aussi, le 28 août, la situation du camp retranché de Paris étant devenue’ brusquement critique le sous-intendant Julia traita avec M. Légasse agissant au nom de la Morue française.

La société s’engageait fournir à l’Etat 100.000 quintaux de 50 kilos, c’est-à-dire 5 millions de kilos de morue sèche, au prix de un franc le kilo. La morue devait provenir de Terre-Neuve, d’Islande ou des mers du Nord. Elle devait être de bonne qualité et séchée au sec dit «  sec de Grèce » : la société pouvait toutefois fournir 15 % de poissons inférieurs.

Le 31 août, a l’instigation de M. Leborgne, M. Légasse stipula que la société pourrait  indistinctement fournir à l’autorité militaire, soit de la morue sèche en ballots, soit de la morue salée en barils, dite « morue en tonne », cette dernière étant garantie d’aussi bonnes conservation et qualité que la première. Mais cette modification au contrat était, au point de vue du prix, d’une importance capitale la morue en tonne a moins de valeur, en effet, que la morue séchée au « sec de Grèce » son prix de revient, calculé aux 1O0 kilos, est inférieur de 13 francs environ à celui de la morue sèche.

Une diminution correspondante de prix aurait donc dû être accordée à l’Etat mais il n’en fut rien. Par la livraison de morues en tonnes, la société la Morue française augmentait, d’après l’expert son bénéfice de 300.000 francs.

Cependant M. Légasse s’était fait incorporer à la 22° section de C. O. A. et avait été désigné par le sous-intendant Julia pour veiller l’installation de la morue. Son attitude autoritaire finit cependant par déplaire et il fut congédié. Lorsqu’on fit la remarque du mauvais état d’un certain nombre de lots expédiés vint faire craindre que le marché tout entier n’ait par été passé et exécuté avec toute la conscience désirable.

Les premières constations sont du 25 septembre. Elles se prolongèrent tout l’hiver Il y fut procédé par M. Masson, surveillant sanitaire, agissant sous la direction de son chef, M. Martal. Des lots entiers de provenances; diverses furent reconnus atteints soit de ramollissement, soit d’une maladie cryptogamique particulière a la morue qu’on appelle le rouge.

Sur les 3.500.000 kilos de poissons livrés, il a fallu en détruire comme avariés 36.952 kilogrammes. De plus la société s’est dispensée de l’opération du triage, qu’elle promettait dans une lettre adressé le 21 août au ministre de la Guerre. C’est ainsi qu’elle a compris la conservation de la marchandise qu’elle garantissait dans ses deux contrats. Le soin pris par Légasse, le 28 août de stipuler que la société livrait en sécherie et que toute responsabilité cesserait au départ de l’usine révèle encore le but poursuivi. La société va passer à l’Etat tous les poissons bons ou mouvais qu’elle a en magasin et si l’intendance se plaint, il sera facile de soutenir ou bien que des marchés aussi considérables comportent une certaine tolérance, ou bien que l’Etat n’a pas su conserver la marchandise. C’est à ce dernier parti que les inculpés se sont rangés. En résumé, MM. Leborgne et Légasse sont poursuivis :

1° Leborgne, pour avoir ordonné l’emploi de l’acide borique

2° Légasse pour avoir à Paris où il a été débattu et accepté les conditions du marché et de son avenant où il assumait la direction de la société, commandé ou bien autorisé, les  commandes d’acide borique dans des conditions qui ne lui permettaient pas d’ignorer l’usage illicite qui en était fait.

Interrogatoire des prévenus

Le président donne d’abord la parole à M. Louis Légasse qui dans un long discours, précise quel était exactement son rôle dans la Société la Morue française, dont il est administrateur délégué. Puis, comme le colonel Favert le prie d’arriver à l’affaire, il déclare :

Je n’en connais lien. Je n’ai jamais donné l’ordre de mettre de l’acide borique dans les morues. Le 3 novembre, alors que j’étais à la caserne de la Tour-Maubourg, je fus appelé à l’entrepôt du quai de javel où on me montra des morues atteintes de rouge, qu’on parla d’enfouir. J’ai dit que ce serait commettre un acte de vandalisme, au préjudice de l’Etat que d’enfouir ce poisson, J’ai ajouté que lorsqu’il était dans cet état nous le lavions et nous le séchions pour l’expédier aux Antilles.

Le colonel. – Oui, vous avez dit que vous le faisiez manger aux nègres.

Légasse. – Je n’ai jamais tenu ce propos.

Le colonel. – Le 7 octobre vous avez bien signé une commande d’acide borique

Légasse. – Oui. je crois. C’était la première fois, car je n’ai nullement à m’occuper de la fabrication.

Et l’inculpe termine en déclarant qu’il a toujours une conduite loyale, et qu’il est innocent de tout ce, dont on l’accuse.

– M. Leborgne reconnaît l’emploi de l’acide borique. Il expose que jamais de ses usines n’est sortie de la morue avariée. Si on a constaté que la marchandise était in mauvais état à Paris, c’est qu’elle s’est détériorée durant le voyage.

Si maintenant l’intendance me proposait quelque chose, dit l’inculpé à la fin de ses explications, je ficherais le camp à l’étranger tout de suite.

M. le commissaire du gouvernement. – C’est bien vous qui avez rédigé pour les sécheries une note où vous dites de mettre de côté les gros poissons et de saler les petits, même les papillons, il y a là, de votre part, une grave incorrection puisque vous annonciez que vous faisiez du marché patriotique.

Leborgne. – Patriotique ! non A prix coûtant.

M, le commissaire du gouvernement. – Vous interdisiez de faire la « carotte », opération qui consiste à ne pas réduire suffisamment en saumure la morue salée, mais le lendemain dans une seconde note aux sécheries, vous dites « C’est l’occasion ou jamais d’écouler les rossignols.»

Leborgne. – Elle n’est pas de moi elle est du directeur de la société, M. Cambron, mais elle s’applique aux emballages.

Les témoins

On arrive alors aux dépositions. C’est M. le sous-intendant Julia qui, le premier, s’avance à la barre. Après avoir indiqué an conseil dans quelles conditions il ava It passé le marché que l’on connaît, en précisant que la marchandise livrée devait être de bonne conservation. Il arrive au mois de septembre. A la fin de ce mois, son attention fut attirée par la mauvaise qualité de morues livrées depuis moins d’un mois, L’expert reconnut que c’était une marchandise ancienne parce que le rouge avait complètement gagné le poisson.

Pour répondre à l’argument de Leborgne, le témoin déclare que la morue n’a pu se détériorer en cours de route, car dans un même ballot certains poissons étaient bons, d’autres variés.

Mon impression, dit M. l’intendant Julia, est qu’on avait voulu écouler de la mauvaise marchandise en la mélangeant à d’autres. M. Leborgne nous déclara alors, qu’il était possible qu’il y eut erreur de la part d’une sécherie, il proposa d’échanger la marchandise et l’incident fut clos.

Une seconde fois, je fus appelé a présider une commission charge d’examiner un lot en litige. II y avait deux sortes d’avarie. Certains poissons étaient atteints de rouge, les autres tombaient en putréfaction.

Cette fois encore Légasse voulu la reprendre. La commission jugeant que cela était contraire à la santé publique, décida, qu’il fallait l’enfouir, ce qui fut fait. Des échantillons furent prélevés et leur analyse démontra clairement la présence d’acide borique.

M. le contrôleur de la marine Gâche, qui fut chargé d’une enquête sur l’affaire, enquête qu’il conduisit merveilleusement, commença par rechercher comment M Louis Légasse fut affecté à la 22° section de C. O. A., lui qui appartenait au 282° territorial. Il fut reconnu qu’une irrégularité avait été commise par le bureau de recrutement et elle fut alors réparée. J’ai exposé dans un rapport, dit le témoin que la morue sèche vendue à l’Etat 100 francs le quintal en valait 2 ; quant à la morue salée elle valait 80 francs. Comment l’Etat a-t-il fié servi ?

Je suis arrivé à Paris le 2 novembre Je me rendis aussitôt à l’entrepôt du quai de Javel, où je trouvais M. le sous-intendant Julia en compagnie de M. Martel vétérinaire, qui me montrèrent la marchandise et me mirent au courant de la situation. Je fis observer à M. l’intendant Julia qu’il aurait du la première fois enfouir les 7 ou 800 quintaux de morue dont il consentit l’échange. Des prélèvements furent faits qu’on envoya au laboratoire central du ministère de l’agriculture et ces échantillons furent reconnus impropres à la consommation. Or, le marché stipulait que la marchandise livrée était de bonne conservation.

Je fis également vider plusieurs des tonnes facturées comme contenant 130 kilogrammes et j’obtins un poids moyen de 119 kilogrammes 750. En résumé. M. Légasse s’est attaché à capter la confiance de l’intendance à un moment où cette administration ne pouvait surveiller sérieusement les réceptions.

M. le commissaire du gouvernement – Dans les prix de 93 et de 80 francs que vous avez indiqués au Conseil, le bénéfice normal du vendeur est compris.

Le témoin. Oui.

M. le commissaire du gouvernement – Dans ces conditions, un bénéfice anormal de 8 francs sur une sorte et de 20 francs sur l’autre a été réalisé.

Le témoin. Parfaitement.

A la demande de Me Aubépin on entend M. Cambron, directeur de la Société, qui, mobilisé comme adjudant de G. V. C, n’a obtenu qu’une courte permission.

Le témoin, qui s’occupait plus spécialement de l’usine de Saint-Malo, déclare qu’à cette usine comme d’ailleurs à Bordeaux, à Fécamp, à Miramas, l’emploi de l’acide borique était courant. On s’en servait, non pour masquer l’avarie, mais comme préventif du rouge et d’après lui ce n’est nullement nocif. M. Cambron, qui fut appelé X examiner de la morue atteinte de rouge, à l’entrepôt de Javel, avait trouvé une solution, qu’on n’accepta point celle de la faire manger aux prisonniers allemands.

M. le commissaire du gouvernement. C’est vous qui avez envoyé une note aux sécheries leur prescrivant d’employer du sel spécial. Pourquoi ne pas appeler ce produit par son nom, acide borique.

Le témoin. Parce que nous croyions être les seuls à connaître ce produit.

M. le commissaire du gouvernement. – J’ai su seulement aujourd’hui par les débats que c’est vous qui achetiez l’acide borique et en ordonniez l’emploi. Aussi, je fais à votre endroit quelques réserves, que je signalerai à M. le Gouverneur militaire de Paris.

Le capitaine Gauchy, le commandant Clément, le comte Armand, exploitant de mines de charbon, viennent apporter, en faveur des inculpés, des témoignages d’estime: Ils les connaissent comme de bons Français, incapables de commettre le moindre acte répréhensible.

Le capitaine Gauchy se montre particulièrement ardent.  – Je suis, dit-il, le chef direct du sergent Légasse. Arrivé l’état-major comme simple soldat, grâce à ses hautes qualités, à son zèle, il conquit rapidement les galons de caporal, puis ceux de sergent Et c’est au nom de tous les officiers de la division, au nom de mon général qui m’a remis uns lettre que je vais vous lire …

Le colonel. – Non non, aucune lecture, versez-la aux débats, remettez-la au défenseur si vous voulez-.

Le témoin. –  C’est au nom de tous que je viens apporter au sergent Légasse un témoignage d’estime, car je ne crois pas qu’on puisse être à. la fois bon soldat et mauvais Français.

Nous ne connaîtrons donc que demain la recommandation du général aux juges sergent Légasse.

On passa ensuite à l’audition de M.Blanc, directeur du laboratoire, centrale du ministère de l’agriculture. C’est lui qui procéda .à l’analyse des échantillons prélevés à Javel. Il reconnut qu’ils étaient impropres à la consommation et contenaient de l’acide borique. Pour établir approximativement la date de l’avarie l’expert fit d’intéressantes expériences, il ensemença, avec les bactéries prélevées sur les échantillons de morue décomposées plusieurs morceaux de morue fraîche, qu’il enferma dans une salle soumise a différentes températures. Au bout de quatre mois, ces échantillons n’alignaient pas le degré de décomposition constaté sur la marchandise fournie par la « Morue française ».

Les débats se poursuivront demain. Un certain nombre de témoins restent encore à entendre. De cette première audience il semble bien résulter que MM. Légasse et Leborgne aient, comme l’a fait remarquer M. le contrôleur Gache, abusé de la confiance de l’intendance, qui fut trompée et sur la qualité et sur la quantité de la marchandise livrée. Des soldats sur le front ont mangé de leurs produits plus ou moins .avariés 52.000 kilos ont été livrés au commerce parisien. De tels actes doivent être sévèrement réprimés et nous attendons avec confiance le verdict des juges militaires. R. R

– Fin de l’article –

3e conseil de guerre, tribunal militaire
Principaux intervenants

  • Les inculpés : Louis Légasse et Charles Le Borgne
    • Maitre Henri Coulon représente Louis Légasse
    • Maitre Aubepin représente Charles Le Borgne
  • L’accusation
    • Commissaire du gouvernement : le lieutenant Watinne
    • L’adjudant Rivière
    • Le colonel Favert
  • Les juges
    • M. le juge Rougeot
  • Enquêteurs, experts et témoins
    • Sous-intendant Julia
    • Le capitaine Bouchardon
    • M. le contrôleur de la marine Gâche
    • M. Masson, surveillant sanitaire
    • M.Blanc, directeur du laboratoire, centrale du ministère de l’agriculture

Concernant l’acide borique (H3BO3) : a une activité fongicide et insecticide. Certains groupes ethniques l’utilisent comme additif alimentaire pour l’homme ou l’animal domestique, mais au Canada, l’ACIA demande aux éleveurs et restaurateurs de ne pas l’utiliser en raison d’un « risque inacceptable pour la santé du consommateur » 

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