Nous vous présentons ci-dessous l’éditorial à charge d’Ernest Lafont, député de la Loire, élu du parti socialiste.
Éditorial : « La Morue Avariée »
L’Humanité, 1915/11/12 (Numéro 4226)
Triste fin, bien inattendue, de trois jours de passionnants débats. La Morue française, qui restera pour tous, désormais, la Morue avariée, échappe aux sanctions pénales par un acquittement à la minorité de faveur.
Le dossier judiciaire et les débats publics ont pourtant confirmé avec éclat la gravité des agissements coupables qu’avaient déjà révélés les enquêtes administratives minutieuses et loyales des contrôleurs de l’armée.
Il est bien établi qu’on a volé l’Etat On l’a volé avec insistance, on l’a volé avec cynisme. On a volé sur la quantité, volé sûr la qualité. C’est un délit certain. En temps de: guerre, c’est même, moralement, un crime. Ces gens-là « ont trahi la patrie en fraudant l’Etat », suivant là forte expression du commissaire du gouvernement dans son réquisitoire ‘énergique, et éloquent.
Cette énergie verbale venait, hélas 1 trop tard au secours d’une accusation Singulièrement maladroite, qui avait fait plaisir à s’affaiblir elle-même N’est-ce -que, maladresse N’est-ce point aussi complaisante faiblesse ?
Question singulièrement angoissante pour l’opinion publique, qui s’inquiète d’avoir vu tant de marchands de haut et de bas étage mettre au pillage le budget national, et qui inquiétera plus encore demain, si les rares exemples sur lesquels elle, compte pour venger la morale et effrayer les détrousseurs de l’Etat, tournent aussi lamentablement en comédies judiciaires
Lourdes responsabilités, dont les magistrats instructeurs ne portent qu’un bien faible poids. En matière de justice militaire, c’est le chef qui a la décision, c’est le général, sous le contrôle de son ministre, qui dicte l’ordre de mise en jugement.
L’emploi de l’acide borique était avoué, proclamé par les inculpés eux-mêmes. On avait abondamment saupoudré de «sel spécial», et nocif toutes les morues fournies à l’Etat. C’était bien la reconnaissance, par les intéressés, de la qualité douteuse de leurs propres produits. 396,000 kilos sur un total de 5 millions, ont dû être détruits, comme impropres à la consommation, à cause de l’état d’avarie prononcée.
D’autres quantités importantes étaient fortement endommagées par cette maladie particulière, sur laquelle on a tant discuté et ergoté au conseil de guerre : le rouge. La morue « rouge » n’est plus marchande. Grattée, lavée, traitée: à nouveau, elle se vend au prix infime de 20 francs les 100 kilos.
Ces messieurs de « la Morue française », soutiennent d’ailleurs avec une remarquable tranquillité de conscience que poissons « rouges », poissons avariés, tout se mange. Quand les blancs n’en veulent plus, les nègres viennent la rescousse, pour le plus grand profit de MM. Legasse, Leborgne et Cie !
Dès le 25 septembre, alors que les premiers envois de la Société avaient quitté les sécheries depuis moins de trois semaines, intendants, contrôleur, vétérinaires, etc., constatent la putréfaction avancée de certains lots de morue. Voilà l’état d’une marchandise que le marché obligeait à fournir, traitée au « sec de Grèce en vue d’une bonne conservation », c’est-à-dire d’une conservation de cinq à six mois, suivant les usages !
Abrités derrière une clause habile qui fixait la livraison à la sècherie, ces commerçants scrupuleux, qui dans leur correspondance déclarent volontiers que « la carotte » est une des méthodes courantes de leur industrie, vendaient à l’Etat l’eau salée et la saumure au prix du poisson lui-même.
Dans le métier, on ne compte jamais que pour 125 kilos la tonne pesant 130 kilos au départ. Livrée en tonneaux non étanches, notre « morue militaire » ne pesait même plus que 117 kilos rendue à Paris, au lieu des 130 que l’Intendance s’obstinait à-payer.
Pauvre Intendance ! Plût au ciel qu’en cette affaire elle n’ait été que malheureuse ! Il est bien difficile de ne la point croire coupable !
L’excès de naïveté et de légèreté de Me le sous-intendant Julia devra provoquer de nécessaires sanctions, que l’acquittement d’avant-hier rend plus indispensables encore.
Comment admettre, même dans la bousculade du Paris menacé par l’avancée de l’ennemi, qu’on signe un marché de cinq millions de francs, sans l’édutier, en se bornant à lire rapidement un texte que l’adversaire vous importe tout signé ?
Comment admettre qu’on accepte sans discussion de payer 100 francs les 100 kilos un produit qui, sur le marché de demi-gros et presque du détail, ne vaut que. 92 francs les 100 kilos, alors qu’on achète 5 millions de kilos, et qu’on oublie de spécifier la grosseur du poisson à livrer ? Faut-il ajouter qu’à la même époque, de plus modestes saleurs de morues offraient leurs poisson à l’Etat à 74 ou 76 francs les 100 kilos ?
Comment admettre que, sous prétexte qu’on, ignorait le 28 août les instructions les approvisionnements de siège, vieilles de plusieurs semaines, on puisse le 1er septembre, dans un avenant au marché primitif, donner au fournisseur une option entre deux produits similaires dont l’un vaut 13 francs de moins, d’après M. Legasse lui-même ? Ce jour-là, d’une signature rapide, M. le sous-intendant Julia abandonna à la « Morue Avariée » un bénéfice supplémentaire de deux cent quatre-vingt-quinze mille francs.
Il y a sans doute des circonstances atténuants pour le service de l’intendance. On y fut un peu ébloui ou inquiété par les grandes allures de MM. les fournisseurs et la noblesse de leurs relations. Dans son conseil d’administration, derrière lequel elle s’abrite volontiers maintenant, la Société faisait miroiter les noms d’un sénateur, d’un ancien sous-secrétaire d’Etat à l’intérieur, d’un ancien ministre des travaux publics.
Comment, suspecter une maison de commerce si bien fréquentée. Une circulaire adressée à tous les intendants de province s’efforça même de donner en exemple à toute l’armée française le marché Julia dont on envoyait copie. En la liste des membres du conseil d’administration, on concluait que « la maison offrait toutes les garanties voulues sous tous les rapports ». Ces offres alléchantes n’eurent pas grand effet, heureusement. Ce n’est pas pour le vain plaisir de récriminer que j’ai repris en détail cette lamentable histoire de brigands. Mais elle me paraît fertile en enseignements, précieux. Le procès de MM. Legasse et Leborgne peut être terminé. L’affaire de la morue continuera.
A l’heure présente, le pays, le Parlement et le gouvernement ont le devoir sacré de rechercher, de flétrir, de frapper tous les profiteurs éhontés de la guerre et leurs complices. La dureté de la répression est une des conditions du salut national.
Ernest Lafont