Le Tableau de la mer. Moeurs maritimes, par G. de La Landelle
La Landelle, Gabriel de (1812-1886). Édition : 1866
Les îles de St.-Pierre, Miquelon et Langlade ou Petit Miquelon, et quelques îlots voisins, composent désormais notre unique domaine. Humble débris de la puissance française dans l’Amérique septentrionale, ce groupe, situé à cinq lieues au sud de l’île de Terre-Neuve, est, sans contredit, la plus ignorée de nos possessions d’outre mer. C’est là pourtant que se trouve aujourd’hui le centre de notre plus grand mouvement maritime. C’est là que se donnent rendez-vous, chaque année, de nombreux bâtiments dont les équipages sont fraternellement accueillis par une population de compatriotes placés en quelque sorte aux avant-postes de nos grandes pêches. C’est là que vit sous un ciel gris et lourd, au milieu des brumes et des glaces, une poignée d’obscurs travailleurs que les guerres ont souvent forcés d’abandonner leurs tristes cabanes pour regagner le sol de la mère patrie, et que la paix a toujours trouvés prêts à s’exiler de nouveau , pour aller concourir, par des efforts constants, au progrès d’une de nos plus utiles industries nationales.
Saint-Pierre, résidence officielle du gouvernement, doit son importance à une rade vaste et bien abritée et à un port ou barachois qui peut contenir jusqu’à soixante-dix bâtiments de commerce. Cet avantage tout maritime l’a nécessairement fait préférer à Miquelon qui est cependant plus considérable et beaucoup moins stérile. L’île aride et rocailleuse l’a emporté sur sa voisine; elle est devenue le siège des autorités coloniales. Le sol et ses rares produits sont comptés pour rien par une peuplade de pêcheurs qui ne vivent que de la mer. Le seul mobile de leurs actions, les seuls faits qui les intéressent sont la direction des vents ou des marées, l’approche et l’intensité des brumes, les mouvements du poisson, les nouvelles de la pêche.
Langlade était autrefois séparée de Miquelon par un bras de mer assez large, mais le fond s’étant élevé graduellement, est maintenant au-dessus de la surface des eaux, en sorte que les deux îles n’en forment plus qu’une. En 1836, des bâtiments anglais munis de vieilles cartes se sont perdus sur la langue de terre basse et sablonneuse qui les réunit.
L’histoire de ces îles ne présente quelque intérêt qu’à partir de l’époque où elles devinrent le refuge des colons français de Terre-Neuve. Les Anglais s’en rendirent maîtres en 1778 et y détruisirent tous nos établissements. Les habitants, au nombre de douze cents, furent forcés de se retirer en France.
Le traité du 23 septembre 1783 nous rendit St.Pierre et Miquelon. Les anciens colons retournèrent dans leurs îles dont les Anglais s’emparèrent de nouveau en 1793.
Tous les dix ans les pauvres pêcheurs voyaient ruiner leurs chétives bourgades au moment où elles commençaient à renaître de leurs cendres.
En 1802, le traité d’Amiens remit les pêcheries françaises sur le même pied qu’avant la guerre ; en 1803, elles retombèrent encore au pouvoir de l’ennemi.
Enfin, en 1816, on équipa une expédition pour aller occuper de nouveau notre archipel abandonné, et les déportés de 1794, au nombre de six cent-cinquante , formant cent trente familles, y furent ramenés aux frais du roi. Cette malheureuse population, ballotée de l’un à l’autre hémisphère partant de révolutions successives , revint se fixer dans ses îlots sauvages, pour continuer sa lutte éternelle contre la misère , les rigueurs de l’hiver et la fureur des éléments.
Une semblable colonie paraît être le contraste de ses soeurs aimées du soleil, où la terre produit sans efforts. Ici, c’est à la mer qu’on doit tout : le poisson, la morue sont à peu près l’unique richesse. A SaintPierre et Miquelon, un sol ingrat, un ciel sévère, une température glaciale, un labeur de chaque jour qui, bien souvent, ne suffit point pour assurer la vie matérielle, et des dangers perpétuels menaçant quiconque se livre à la pêche ou même à la chasse, car du moins on n’y manque pas encore de gibier.
LES ILES SAINT-PIERRE ET MIQUELON.
L’île inculte et montagneuse de Saint-Pierre, qui a environ quatre lieues de circonférence, est formée d’énormes blocs rocheux dont des croûtes de lichens cimentent les anfractuosités profondes. Imprudent qui se fie à ce terrain uni en apparence. Une crevasse s’ouvre tout à coup sous ses pieds. II roule dans le précipice caché sous un amas de mousse et de feuilles entrelacées, Le roc est couvert en quelques endroits d’une très-mince couche de terre noire où croissent des broussailles de sapin et des ronces dont la triste verdure et le faible développement attestent assez le peu d’aliments qu’offre le fond. Cà et là se trouvent d’étroites plaines bourbeuses où végètent des plantes grasses et aquatiques. Plus loin des ravins marécageux donnent cours aux eaux provenant de la fonte des neiges ; ils aboutissent à des étangs dont le trop plein se jette à la mer. Tel est le récif où s’élève le chef-lieu de nos établissements de pêche. Là, dans une petite ville bâtie auprès du barachois, séjournent des autorités fières sans doute de leur importance locale. A ce bout du monde oublié, il y a aussi des intrigues pour la prépondérance et le pas dans les cérémonies, des pouvoirs rivaux et une guerre intestine entre les hauts et puissants seigneurs du crû. Mais quand César a déclaré qu’il aimerait mieux être le premier dans un hameau que le second dans Rome, peut-on reprocher au vieil officier de marine en retraite qui gouverne Saint-Pierre et Miquelon avec le titre de commandant particulier, d’être heureux et fier de sa suprématie transatlantique ? Les autres personnages marquants de la colonie sont : un sous-commissaire de marine remplissant les fonctions d’inspecteur-colonial ; un commis de marine-, chef du service administratif et quelques employés subalternes du commissariat ; un chirurgien de la marine de première classe, chirurgien en chef et chargé de l’intendance sanitaire ; un chirurgien de troisième classe en sous-ordres ; un capitaine du port; un trésorier; un juge de première instance faisant office de notaire; un curé avec le titre de préfet apostolique et un vicaire. Une brigade de gendarmerie compose toute la force armée du pays.
La petite ville n’a que deux rues non pavées qui suivent à peu près le sens de la côte. Elle est défendue par un méchant fortin intitulé fort d’Italie, dont toute l’artillerie consiste en deux canons sans affûts. L’hôtel du gouvernement, situé en face du débarcardère, très-près de la grève, est le principal édifice de la cité. Il est à un étage et construit en bois. Quatre pièces de quatre braquées en batterie sur sa terrasse, lui donnent un certain air belliqueux, médiocrement de nature à inspirer le respect par le temps de monstrueux engins que nous enfante l’artillerie contemporaine. Du reste, cet hôtel a le mérite de renfermer un billard, unique délassement des infortunés que le sort exile dans notre moderne Sériphe.
L’on remarque encore à Saint-Pierre la boulangerie attenante à la maison du commandant, deux grands magasins appartenant à l’État et l’hôpital desservi par quatre sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. — Il peut contenir une cinquantaine de lits destinés aux marins de l’État ou du commerce, aux employés et aux indigents de la colonie. Auprès de l’hôpital, se trouve une école de jeunes filles dirigée par des religieuses.
Enfin, il y a une église, petite chapelle fort simple, parfaitement bâtie en bois comme tous les établissements et les maisons particulières ; elle est assidûment fréquentée par les pêcheurs et leurs familles. Pendant les gros temps, les femmes vont y prier pour leurs fils et leurs maris exposés dans de frêles barques à être chavirés par les vents ou engloutis par les lames ; après le retour dans le barachois, souvent les marins s’y viennent agenouiller avant de rentrer dans leurs cases. Des ex-voto appendus à ses murs attestent la piété de la population qui, tous les dimanches, s’y réunit en habits de fête pour les offices divins. Le peuple matelot de Saint-Pierre et Miquelon a conservé au-delà des mers la foi qui soutient et l’espérance qui console. Les paroles du vieux prêtre de cette paroisse française, reléguée à huit cents lieues de la métropole, sont religieusement recueillies; elles raffermissent le courage du pauvre colon, elles l’aident à supporter le poids de sa vie de privations et de périls.
Les maisonnettes dont les américains apportent les matériaux, ont un aspect de propreté agréable. Elles se composent d’un fort échafaudage de poutres et de solives doublement bordé de madriers peints en dehors, tapissés au dedans. Les cheminées sont en briques ; les charpentes solides et capables de résister à la pression des neiges sous lesquelles l’île entière reste ensevelie pendant une partie de l’hiver. Enfin les toitures sont faites de petites planches de chêne clouées à recouvrement, minutieusement ajustées et barbouillées d’une épaisse couche de couleur ardoise. On prend ces précautions, moins contre le froid que contre une sorte de neige appelée poudrin ou poussinière, qui, semblable à la poussière la plus fine, se glisse dans les maisons en dépit des doubles vitraux dont chaque croisée est garnie.
Les Miquelonnais ont emprunté à la langue maritime presque toutes leurs expressions particulières, ils ont donné à leur neige ténue et pénétrante, le même nom qu’à cette pluie subtile que les vagues , en se brisant, répandent sur les côtes et à bord des navires. Le poudrin tombe si abondamment, que fort souvent en une seule soirée, il obstrue toutes les portes. Le sol s’élève ainsi subitement à la hauteur des mansardes ou des toits, et les voisins réunis à la veillée se voient forcés de sortir par les fenêtres ou les cheminées pour regagner leurs gîtes. Heureusement la blanche surface se glace et devient solide en peu d’instants. Dans une maison située entre cour et jardin, il existait une fontaine d’eau de source qui ne gelait jamais ; la chute de la neige ayant obstrué le chemin, les gens du logis creusèrent une espèce de tunnel qui allait jusqu’à la fontaine. La voûte était diaphane comme un verre laiteux, et cependant assez résistante pour qu’on put marcher dessus sans aucune crainte.
Bien que les îles Saint-Pierre et Miquelon soient situées par le 47e degré de latitude, c’est-à-dire environ trente lieues marines plus au Sud que Paris, leur température est à peu près celle de Stockolm ou de Christiania. L’on sait que la bande isotherme qui passe en Europe au 60edegré de latitude, comprend dans l’Amérique septentrionale, Terre-Neuve et ses dépendances. Avec des jours égaux à ceux de France, ces îles sont une seconde Norwège où les phénomènes de l’hiver ont la même rigueur que dans les sombres régions d’Odin.
Vers la fin de novembre, une immense barrière de glace se dresse autour de Terre-Neuve dont la plupart des baies deviennent inabordables. A partir du rivage jusqu’à trois lieues en mer, s’étend une ceinture de monts gigantesques aux formes étranges et fantastiques. Les premiers bâtiments qui arrivent d’Europe l’année suivante (ce sont d’ordinaire les Basques ), ne peuvent parvenir à se frayer un chemin à travers ces dangereux blocs flottants, et s’y amarrent jusqu’à ce que la banquise se rompe. Alors ils se hasardent dans les canaux ouverts devant eux et atteignent ainsi le plus souvent, les côtes le long desquelles le dégel est déjà terminé.
Cependant les communications des îles françaises avec le reste du monde ne sont pas interrompues. Les courants éloignent les bancs glacés de leurs havres ; et la navigation n’est guère suspendue que pendant les trois mois de février, mars et avril, ce qui arrive uniquement parce que les bâtiments destinés à recueillir et transporter les produits ne partent de France qu’au commencement du printemps. C’est donc à tort que les adversaires de nos pêcheries permanentes leur ont reproché d’être hors d’état de faire le commerce durant la majeure partie de l’année. Comme tous les habitants des pays froids, les colons de Saint-Pierre et Miquelon mènent deux existences bien distinctes ; l’une, d’intérieur et d’isolement lorsque l’hiver les emprisonne dans leurs demeures ; l’autre, de mouvement et d’activité lorsque la belle saison rouvre la pêche et que plus de trois mille bâtiments accourent de tous les points du globe sur le grand banc et dans les rades de Terre-Neuve.
A quinze milles au Nord-Ouest de Saint-Pierre s’étend Miquelon, beaucoup moins désolée, couronnée qu’elle est par des bois de sapins et de bouleaux, peu vigoureux mais épais, et comparativement grande, car elle a près de quinze lieues de tour. Langlade en a huit ou neuf. — De beaux cours d’eaux où l’on pêche la truite saumonnée, de vastes prairies susceptibles de culture dans lesquelles la fraise croît indigène, des paturages pour les bestiaux et des plaines marécageuses abondantes en gibier, font de Miquelon un paradis terrestre, pour celui qui vient de Saint-Pierre dont la nudité lugubre et les rochers d’un gris rougeâtre jettent la tristesse dans l’âme.
Langlade surtout est fertile et bien boisée ; depuis 1834 environ, elle est habitée par des agriculteurs venus de France qui ont défriché des terrains et qui élèvent des bêtes à cornes et même des chevaux. Grâce à ces rares cultivateurs, les provisions sont devenues même à Saint-Pierre d’un prix aussi modéré qu’en Normandie ou en Bretagne. Les habitants ne sont pas obligés d’avoir recours comme autrefois aux Anglais de Terre-Neuve; ils sont désormais affranchis de la ruineuse assistance de leurs voisins. La création de trois ou quatre fermes due au gouverneur Brue a été du plus heureux secours pour la colonie. Miquelon est dirigée par un commis de marine qui a sous ses ordres quelques gendarmes. Un chirurgien de troisième classe, aidé par des religieuses, y fait le service de santé.
Pour compléter la description topographique de notre petit archipel, il suffit de citer l’île du Grand Colombier, espèce de morne, refuge ordinaire des madres, des godes et des pingouins macareux qui s’y trouvent en assez grande quantité pour dérober entièrement la vue de la terre; — l’île Verte peuplée d’alcyons et d’eiders, oiseaux dont on tire l’édredon; — l’îlot Vainqueur fertile en paturages , où l’on récolte en juin et en juillet une sorte framboise appelée plats de bière par les colons ; — enfin, l’Ile-aux-Chiens habitée par quelques pêcheurs et tapissée de lambeaux de verdure.
Les îles de Saint-Pierre et Miquelon sont très-accidentées ; on y rencontre une foule de sites pittoresques d’un aspect grave d’ensemble, beau de détails. Au commencement de l’été, quand le rideau de brouillards se déchire et qu’un pâle rayon de soleil vient se jouer sur les montagnes couvertes de neige, de larges effets de lumière se produisent de toutes parts. En premier plan les lames bleues se brisent aux grèves; autour des criques sablonneuses, s’élèvent en amphitéatre des terrains tourmentés comme par des convulsions volcaniques; plus loin des rochers sombres et des arbres couverts de mousses dorées se détachent sur un fond éclatant. Malheureusement, les brumes dérobent presque toujours au regard ces magnifiques points de vue. Même pendant les mois les plus beaux de l’année, l’atmosphère se charge tout d’un coup d’épaisses vapeurs, et le pêcheur entouré d’écueils, redoute la rencontre des navires dont le choc menace sa fragile embarcation. Aussi que d’heures d’angoisses pour la famille du colon absent quand il est surpris par ces brouillards qu’amènent les vents de Sud-Est. On se porte sur le rivage, on prête l’oreille aux bruits du large, on est aux écoutes pour entendre le son de la trompe dont le marin égaré se sert pour se faire reconnaître. Si la conque retentit, on lui répond de terre; les signaux succèdent aux signaux sans interruption. Quelquefois le bruit s’éloigne ; une profonde terreur s’empare de ces vieillards, de ces femmes, de ces enfants assemblés à la rive; mais le plus souvent la clameur se rapproche et le bateau triomphant rentre dans la darse protectrice. Alors c’est une joie des plus vives, on accourt au devant des matelots, on les fête, on les embrasse, comme si l’on eût été séparé d’eux par une longue absence. C’est qu’il arrive aussi bien des fois que les chaloupes périssent au large.
L’habitude de corner pour nous servir du mot propre, est générale dans le pays. Les jours débrouillards, les hurlements des corneurs se mêlent aux sifflements des vents; tout autour des îles jusqu’à plusieurs lieues en mer, retentit la sinistre voix des trompes marines, car il est digne de remarque que ce lugubre signal de détresse perce toujours la tempête. Peut-être les vibrations sont-elles rendues plus sonores par l’état même de l’atmosphère, c’est du moins ce que tendraient à démontrer les fréquentes et dramatiques expériences des pêcheurs de Saint-Pierre et Miquelon.
Enfin les barques sont arrivées saines et sauves, elles se sont amarrées à l’abri ; femmes et enfants s’empressent d’aider les marins à décharger le poisson. On le traîne dans les chaufauds, — (échafauds ou ateliers établis sur les côtes) —, on l’apprête, et puis on l’étend le long des graves (sortes de terrains unis sur lesquels on a disposé à l’avance des cailloux ou galets, et même du menu bois).
« S’il est une population laborieuse et digne d’intérêt, dit, à ce propos, M. Marec dans une savante dissertation concernant nos grandes pêches, c’est assurément celle du rocher de Saint-Pierre, qui, par l’activité constante de ses habitants offre le spectacle d’une ruche d’abeilles. »
Pendant cinq mois de l’année, c’est-à-dire depuis la fin de mai jusqu’au milieu d’octobre, ils sont exclusivement occupés de la récolte et de la préparation de la morue, au moyen de laquelle, ils se procurent à grand’ peine de quoi vivre pendant les sept autres mois. Souvent même leurs efforts n’y suffisent pas et quand l’hiver vient les condamner à l’inaction, ils périraient de froid et de faim, si le gouvernement ne leur fournissait quelques rations de bois et de farine.
Pour apprécier dignement les services rendus par la colonie de Saint-Pierre et Miquelon, il faut se rappeler que ce faible débris de nos anciens et vastes domaines de l’Amérique septentrionale, est à la fois : une fabrique et un entrepôt de morue, un port d’où l’on expédie des chargements à la Martinique et à la Guadeloupe, un débouché commercial plus considérable qu’on ne le croit généralement, et un lieu de relâche assuré pour les nombreux navires que nous envoyons tous les ans sur le grand banc et à l’île de Terre-Neuve.
La population, du reste, se subdivise en trois classes : — les pêcheurs sédentaires au nombre de huit cents environ ; —puis trois ou quatre cents pêcheurs hivernants qui s’adjoignent aux premiers et partagent tous leurs travaux pendant une ou plusieurs années ; — et enfin trois cents passagers qui ne séjournent dans les îles que durant la saison des pêches.
C’est au moyen de ce surcroît temporaire de marins et d’ouvriers que la petite colonie parvient à équiper une cinquantaine de goélettes pontées, et près de trois cents embarcations baleinières ou warys qui vont pêcher sur les fonds avoisinants, et jusques dans les havres du Cod-Roy et de Saint- Georges (à la côte occidentale de Terre-Neuve). Elle occupe cinq cents personnes aux manipulations des chaufauds et des graves, et emploie en outre, plus de mille marins et de cinquante navires français à exporter directement aux Antilles les produits de sa pêche particulière.
Ceux des colons sédentaires qui ne sont pas pêcheurs proprement dits , quoiqu’ils partagent cette dénomination avec leurs compatriotes, exercent tous des professions relatives à la marine. Les femmes travaillent aux agrès et aux voiles ; les charpentiers, les calfats, les forgerons sont nombreux à St-Pierre, et quand un bâtiment vient se radouber dans le barachois il y trouve toutes les ressources qu’offrirait un de nos ports d’armement.
Pendant trois ou quatre mois, la rade est couverte de navires : les uns chargés de sel, de farine, d’eau-de-vie et d’objets manufacturés, les autres venus pour prendre des cargaisons de morue. Il convient d’ajouter que, malgré les franchises et les immunités dont jouissent les îles Saint-Pierre et Miquelon , le commerce des Anglais et des Américains entre à peine pour un quart dans les importations, dont la valeur s’élève à plus d’un million en ce qui concerne la France.
Au moment du concours des navires sur la baie, la petite ville s’anime et devient bruyante, les marins étrangers envahissent les cabarets du pays, et souvent la gendarmerie ne peut parvenir à maintenir le bon ordre. Le gouverneur requiert , en ce cas, l’équipage d’un petit navire de guerre spécialement attaché au service de la station locale.
Après avoir passé la première moitié de la saison, dans les baies désertes de Terre-Neuve ou sur le banc, les matelots de long-cours ont besoin de plaisirs et troublent le repos de la paisible bourgade. Une rixe et une arrestation nocturne, un de ces épisodes si communs dans nos ports, sont les grands événements de l’été qui serviront de texte aux récits de l’hiver.
Mais il est une scène, d’une nature bien différente, qui se reproduit presque tous les ans; scène touchante et primitive qui fait encore l’éloge des moeurs patriarchales du colon, et dont l’origine pieuse se rattache à l’époque où tous les Canadiens étaient sujets du roi de France.
Le souvenir de ces temps ne s’est pas effacé de la mémoire des indigènes. Après tant de révolutions et de bannissements, après de si longues séparations, ils se rappellent toujours leurs frères de France, dont ils ont embrassé la religion sans renoncer toutefois à l’existence et nomade de leurs aïeux.
Les Gaspésiens ou Micmaks (Souriquois) habitaient jadis, la côte orientale du Canada, et les îles voisines.
Aujourd’hui ceux d’entr’eux qui étaient chrétiens se sont réfugiés à Terre-Neuve. La tribu expatriée qui a suivi de loin l’exil des colons français de l’Acadie, veut que ses dépouilles mortelles dorment sur la même terre que celles de ses compatriotes blancs. Au retour du printemps, une flottille de pirogues indiennes, s’échoue aux graves des pêcheurs. — Ce sont les naturels qui descendent en pèlerinage à Saint-Pierre, amenant avec eux leurs morts et leurs nouveaux nés. Une croix de bois à la main, ils se dirigent vers la ville, entrent dans les cases des habitants, les saluent du nom de frères, et leur demandent à boire, à manger, à reposer sous leurs toits. Toutes les cases leur sont ouvertes; les pêcheurs accueillent avec joie, ces hôtes simples qui n’ont oublié ni les traditions du passé, ni la langue de leurs anciens maîtres. Puis, tous ensemble se rendent à la chapelle; les enfants des sauvages sont baptisés par le prêtre catholique ; l’office des morts est récité en commun pour les trépassés ; et l’on va processionnellement au cimetière , afin d’inhumer dans une terre bénie, ces indigènes fidèles, même après le dernier soupir, à leurs nobles sympathies et à leurs sentiments religieux. Au bord d’une, fosse profonde, lentement fermée, Indiens et pêcheurs s’agenouillent et prient pour les âmes des défunts. Une modeste croix plantée sur cette vaste tombe apprend à l’étranger le lieu ou gisent à jamais les ossements des fils chrétiens de l’antique famille de Lennappe (1). Ainsi les plus puissants des liens, la foi et la charité, unissent encore de nos jours les descendants des naturels de l’Acadie et les neveux de ses anciens colons.
Les Miquelonnais qui forment un peu plus de la moitié de la population sédentaire, sont issus sans mélange des Acadiens ; tandis que les habitants de Saint-Pierre sont de race acadienne mêlée de sang normand. Des Basques et des Bretons ont aussi droit de cité dans la petite bourgade ; mais les Indiens n’établissent pas de distinctions entre les uns et les autres, ils les savent tous catholiques et français d’origine, ils leur demandent également à tous, l’hospitalité pour eux-mêmes, et des prières pour leurs morts.
Lorsque le devoir sacré est accompli, que les honneurs funèbres ont été rendus aux manes de ses pères, que l’eau lustrale a coulé sur le front de ses enfants, le naturel retourne à ses canots, les décharge et offre au colon en échange de produits manufacturés, des peaux de renard argentés, d’ours , de martres, de rats musqués et de castors. Peu de jours après les frères rouges donnent le baiser d’adieu à leurs frères blancs, remontent dans les pirogues et s’éloignent pour retourner dans la grande île de TerreNeuve.
La domination anglaise n’a pu détruire chez cette peuplade reconnaissante le souvenir de notre règne sur son territoire. Les indigènes ont malheureusement appris quelle différence réelle a toujours existé entre notre conduite envers les habitants des pays conquis et celle de nos rivaux d’outre-mer. Les paroles du grand roi recommandant à ses vice-rois et gouverneurs, de ménager ses bons et loyaux sujets de la Louisiane et du Canada, de les traiter avec justice, humanité et douceur, de respecter leurs usages, leurs propriétés, leur indépendance, retentissent encore dans les coeurs des Indiens du Nord Amérique. Et si nous ne craignions de nous laisser entraîner hors de notre sujet par des réminiscences qui nous ont profondément ému bien des fois, nous pourrions citer des traits nombreux de protection accordée par les sauvages des rives des grands lacs, à des émigrés aventurés dans leur contrées, à des prisonniers français déserteurs ou à des fugitifs que la tyrannie britannique forçait d’abandonner Québec, Montréal ou les bords des Trois Rivières.
Mais d’après un préjugé contre lequel on ne saurait assez protester, la France se croit incapable de colonisation. Le Canada, la Louisiane, Saint-Domingue prouvent le contraire, qu’importe ! Il serait facile de démontrer que les Français doivent au liant de leur caractère le don de s’attacher les naturels, — qu’au Brésil, à Madagascar, en Guinée ils réussirent dès l’origine mieux que les autres Européens, — qu’en général ils furent les moins barbares envers les indigènes,,— que souvent ils s’en firent des auxiliaires dévoués, — et enfin que des revers maritimes, militaires ou financiers ont seul causé l’évacuation des territoires où ils s’étaient établis. En interrogeant avec soin les documents historiques, on verrait que nos pionniers et nos aventuriers ont de tous côtés fait des merveilles, que parmi nos fondateurs et gouverneurs de colonies, il en est qui, comme Mahé de La Bourdonnais, accomplirent des prodiges de talent, de patience, de génie ; — et l’on se convaincrait de l’inanité d’une assertion continuellement répétée à la légère. Par malheur, elle a été répétée si souvent qu’on ne peut guère espérer sa réfutation. L’erreur est invétérée ; l’opinion fausse et fatalement décourageante, est devenue en quelque sorte historique.
L’emphase déclamatoire de Raynal y a singulièrement contribué. Accommodant les faits aux besoins de sa thèse, l’auteur de l’Histoire philosophique des deux Indes où jamais une source authentique n’est indiquée , en a toujours assez dit lors qu’à propos de toutes choses il a crié à la superstition, au fanatisme, à la corruption de la cour et à l’incapacité du gouvernement français.
Plût à Dieu, pour le bonheur de leurs peuples primitifs que la Louisiane et le Canada ne nous eussent point échappé ; — plût à Dieu que l’Acadie et Terre-Neuve fussent encore à la France. Il ne nous reste en ces contrées que quelques pauvres îlots ; eh bien ! en présence des excès de la race anglo-saxonne dans l’Amérique du Nord, cela suffit pour fournir un exemple de ce que notre domination passée avait d’humain et de fraternel.
A Saint-Pierre, l’été rend toutes les industries florissantes ; des canots sillonnent la rade, accostent aux quais, chargent, déchargent et transportent les marchandises, ou bien gagnent la plaine mer pour conduire les marins aux fonds de pêche.
Dans les ateliers et aux alentours du port, les ouvriers des professions maritimes se multiplient pour faire face à leurs nombreux engagements. Ici l’on dégrossit des espars , là l’on ajuste des pièces de mâture , plus loin on répare un navire abattu en carène. Les sêcheries sont le théâtre d’une activité sans égale ; on empile , on emboucaute, on emmagasine la morue apprêtée, on fait subir les opérations nécessaires à celle mise récemment à terre. De toutes parts retentissent les chants des matelots qui virent aux guindeaux de lourds appareils ou qui établissent les huniers, ceux-ci pour aller directement en France, ceux-là pour faire un rapide voyage à la Martinique et revenir bientôt prendre une nouvelle cargaison. A chaque moment des voiles sont signalées, l’on apprend ce qui se passe au grand banc et à TerreNeuve , la population s’intéresse vivement aux moindres détails. C’est de la récolte qu’il s’agit, et l’habitant est aussi attentif à ces faits de mer, que le fermier aux pluies ou aux chaleurs qui fécondent ses semailles, et aux orages qui menacent ses sillons jaunis.
Notre petit archipel si populeux et si actif pendant l’été, doit être considéré encore avec intérêt sous le rapport de sa végétation à la même époque. Dans les ravins de Miquelon et les endroits cultivés, ce qui se borne pour Saint-Pierre , à d’étroits jardins de terre rapportée , tout semble sortir du néant et s’élancer vers la vie avec passion. Au contact d’une température parfois aussi élevée qu’en France, la nature se réveille en sursaut; elle enfante avec d’autant plus de vigueur que les beaux jours ont moins de durée. Les bourgeons se développent en une nuit, la sève circule et monte avec force, la croissance et la maturité des plantes sont rapides, une chaleur fécondante pénètre les arbres, les fleurs et les fruits. Mais les produits trop hâtifs manquent de saveur, les roses et les oeillets n’ont que de faibles parfums, et les habitants les moins étrangers à l’horticulture ne peuvent obtenir que des légumes fades auprès des nôtres.
C’est une fête, pour les colons que le moment où leurs îlots se parent de verdure et de fleurs, ils oublient alors les sombres nuits d’hiver où, accroupis auprès d’un pâle foyer ils réparaient, les filets, les lignes et les hameçons ; ils ne songent plus à ces tristes journées où, bravant l’intempérie des éléments ils allaient poursuivre sur les neiges , au péril de la vie , la perdrix, le moyac et le canard de roche.
La brume, si souvent fatale au Miquelonnais désorienté dans sa barque de pêche, n’est pas moins funeste au chasseur. Quand elle confond tous les objets sous son voile opaque, et que le poudrin a effacé la trace de ses pas, il ne peut plus reconnaître son chemin, erre au hasard dans un horizon étroit et triste comme un cercueil, et périt souvent de froid à peu de distance des habitations. Sa famille frémit d’inquiétude, mais nul ne peut maintenant aller à sa rencontre; on se borne à tirer des coups de fusil par les cheminées afin de lui indiquer la direction de sa demeure.
Ces terribles brouillards frappent encore l’habitant dans son unique industrie. Ils détériorent le poisson en l’empêchant de sécher. La morue gâtée de la sorte est dite brumée, elle n’a plus de valeur marchande. Le pauvre pêcheur perd ainsi tout à coup le fruit de son labeur, et qui sait si demain le soleil se montrera radieux ; qui sait si les mêmes pertes ne doivent pas être occasionnées par un nouveau vent du Sud-Est. Malgré cela, les soins vigilants de la population et sa longue expérience des travaux de sêcherie, font que la morue de Saint-Pierre et Miquelon est plus estimée qu’aucune autre dans le commerce, et sur- tout aux Antilles où cette denrée est de première nécessité pour la nourriture des noirs.
Lorsque la rade se dégarnit et que les passagers abandonnent la colonie, le pêcheur sédentaire en voyant approcher l’instant où il sera confiné dans sa case, se hâte d’aller chercher à Miquelon du lard et du beurre pour l’hiver. Chacun se fournit de gibier, de volailles et d’énormes quartiers de viande qu’on suspend aux fenêtres des mansardes. Ces provisions ne tardent pas à être parfaitement gelées et pourraient se conserver ainsi jusqu’au printemps. Afin de les couper en morceaux on est obligé de se servir de la scie.
Le colon retiré dans son intérieur sort rarement du petit cercle qui renferme ses affections.
L’hiver est l’époque où l’on s’occupe surtout de l’éducation des enfants, car l’été ils suivent leurs parents dans les embarcations ou sur les grèves. C’est autour des petits poöles de fonte allumés dans la salle commune, que les mères de famille leur apprennent de bonne heure la résignation et la patience. Quelques lectures rompent la monotonie de la longue réclusion; des travaux d’aiguille sont l’occupation des jeunes filles, pendant que les garçons étudient ou aident les vieillards à la confection des objets nécessaires à la pêche prochaine. L’habitant a toujours un nombre considérable d’enfants; pour lui, comme pour le pasteur des temps antiques et le paysan de nos campagnes, ils sont, une richesse dont il se fait gloire. Aussi la population fixe s’est elle accrue de plus d’un tiers depuis notre dernière prise de possession. Le climat du reste, est très-salubre, bien que la froidure dépasse quelquefois 25 degrés centigrades au-dessous de 0, tandis que la chaleur s’élève vers le mois d’août jusqu’à 24 degrés. Les vieillards sont très-nombreux, et l’on n’a d’autre exemple de maladies graves que celles eugendrées par la misère et la mauvaise qualité de nourriture. Le régime des plus pauvres consistant uniquement en morue et en poissons secs, donne lieu en effet aux mêmes accidents que peut causer l’abus des viandes salées. L’antidote , le remède du scorbut et des autres maux du même genre se trouve heureusement dans la boisson ordinaire des habitants, —le spruce ou sapinette que chaque famille prépare chez elle.
La sapinette est une décoction de copeaux, de branches, de feuilles et surtout de jeunes pousses de sapin qu’on fait bouillir d’abord avec quelques poignées de genévrier dans une vaste chaudière. Après avoir retiré le bois , on transvase le résidu dans une barrique où l’on jette de la mélasse , de l’eau-de-vié et du biscuit pilé afin d’accélérer la fermentation. Au bout de vingt-quatre heures le résultat des opérations est potable ; mais les étrangers ne s’habituent pas aisément au goût prononcé de térébenthine qui domine dans le mélange. Cette liqueur précieuse au colon , à la fois saine et économique est à peu près le seul produit particulier au pays à moins qu’on ne veuille compter comme tel, une sorte d’herbe assez fade qui y sert de thé et qu’on nomme thé de James.
On a pu voir qu’il n’y a pas à St-Pierre et encore moins à Miquelon de société proprement dite. La tribu de pêcheurs a les moeurs simples des races primitives. Comme le sauvage auquel il a succédé dans ces froides régions , le colon ne connaît que la chasse et la pêche, sa cabane est un wigwam où il vient se reposer de ses travaux , il ne comprend d’autre réunion que celle du dimanche à la chapelle ; il méprise les orgies des matelots français ou américains, il ne fraye pas avec les marchands et les industriels qui arrivent de France pour spéculer sur sa misère et lui vendre fort cher de méchantes pacotilles. Ceux-ci, peu nombreux d’ailleurs, ne séjournent jamais longtemps sur les îles.
Ce qu’on pourrait appeler le Monde, se réduit donc à quelques familles d’employés ; mais elles sont fort rares; la plupart des agents du gouvernement ne veulent pas faire partager à leurs femmes l’exil auquel ils sont condamnés et les laissent en France. L’existence de tous en est d’autant plus triste. Ils ne trouvent autour d’eux aucune des ressources de la vie, pas même d’auberge où ils puissent prendre leurs repas, ce qui les oblige souvent à faire leur cuisine eux-mêmes et à s’occuper des plus intimes détails d’un ménage de garçon. Le seul plaisir qui leur reste est la chasse dont on connaît les périls. Pendant que la population est tout entière sur les graves, ils s’y livrent avec fureur, et descendent quelquefois à Miquelon où l’on rencontre le renard et le loup marin fort recherché à cause de sa fourrure. A certaines époques, ils chassent aussi la poularde , la bécassine, le courber, et à leur défaut le calculot et le goéland qui abondent toujours aux bords de la mer. Les employés font aussi volontiers la pêche dans les étangs et les rivières de Langlade que leur abandonnent sans partage les infatigables moissonneurs de morue. Une petite maison de campagne appartenant au gouverneur est alors le point de rendez-vous dans cette dernière île , mais les absences ne sauraient être longues, car les devoirs du service rappellent bientôt chacun à son poste et à ses ennuis.
Pour habiter notre archipel terre-neuvien, il faut, ainsi que le pêcheur, porter à l’excès l’insouciance commune à tous les matelots, ou bien être doué d’une de ces natures contemplatives qui, se renfermant en elles-mêmes, sauraient trouver le désert au milieu de nos plus bruyantes cités.
(1) Les peuples de la famille Lennappe ou Algonquino-Mohegane, dont les Gaspésiens font partie, sont les mêmes, selon Vater, que les Chippaways -Delaware, encore nombreux au Canada.