Grâce aux mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand, une description de Saint-Pierre à l’aube de l’invasion Anglaise de 1793 nous est parvenu. Outre sa fresque romantique d’un paysage semblable à ses yeux à celui de la Laponie et la rencontre d’une jeune marinière, son récit est parsemé de quelques noms de lieux qu’il n’est pas inutile d’étudier. Ces noms se répartissent en trois groupes, les toponymes courants, les toponymes modifiés et les toponymes inconnus.
Au chapitre des toponymes courants on peut aisément inclure l’anse Rodrigue, le Cap-à-l’Aigle, l’île aux Chiens, le Barachois, l’étang Ravenel, l’étang du Colombier, l’étang du Cap-à-l’Aigle, l’étang du Savoyard, l’étang du Cap Noir, la Vigie et le ruisseau du Pain de Sucre.
La tête de Galantry, toponyme d’origine anglaise est nommé la Tête galante par l’auteur malouin.
Le ruisseau de Kergariou est un de ces rares toponymes qui ne fut jamais répertorié sur aucune carte de Saint-Pierre. Sans conteste d’origine bretonne, c’est aussi le patronyme d’un père récollet missionnaire à Louisbourg vers 1724, Pierre Joseph de Kergariou.
Note : cette série d’articles fut rédigée entre 1997 et 2004 dans le cadre d’une œuvre consacrée à l’histoire de la cartographie et de la toponymie de l’archipel. Le projet n’ayant abouti, les ébauches vous sont livrés tels quels avec pour seul objectif de mieux faire connaître cette facette particulière de notre histoire.
Nous gouvernâmes vers les îles Saint-Pierre et Miquelon, cherchant une nouvelle relâche. Quand nous approchâmes de la première, un matin entre dix heures et midi, nous étions presque dessus ; ses côtés perçaient, en forme de bosse noire, à travers la brume.
Nous mouillâmes devant la capitale de l’île : nous ne la voyions pas, mais nous entendions le bruit de la terre. Les passagers se hâtèrent de débarquer ; le supérieur de Saint-Sulpice, continuellement harcelé du mal de mer, était si faible, qu’on fut obligé de le porter au rivage. Je pris un logement à part ; j’attendis qu’une rafale, arrachant le brouillard, me montra le lieu que j’habitais, et pour ainsi dire le visage de mes hôtes dans ce pays des ombres.
Le port et la rade de Saint-Pierre sont placés entre la côte orientale de l’île et un îlot allongé, l’île aux Chiens. Le port, surnommé le Barachois, creuse les terres et aboutit à une flaque saumâtre. Des mornes stériles se serrent au noyau de l’île : quelques-uns, détachés, surplombent le littoral ; les autres ont à leur pied une lisière de landes tourbeuses et arasées. On aperçoit du bourg le morne de la vigie.
La maison du gouverneur fait face à l’embarcadère. L’église, la cure, le magasin aux vivres, sont placés au même lieu ; puis viennent la demeure du commissaire de la marine et celle du capitaine du port. Ensuite commence, le long du rivage sur les galets, la seule rue du bourg.
Je dînai deux ou trois fois chez le gouverneur, officier plein d’obligeance et de politesse. Il cultivait sur un glacis quelques légumes d’Europe. Après le dîner, il me montrait ce qu’il appelait son jardin.
Une odeur fine et suave d’héliotrope s’exhalait d’un petit carré de fèves en fleurs ; elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum changé d’aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l’absence et de la jeunesse.
Du jardin, nous montions aux mornes, et nous nous arrêtions au pied du mât de pavillon de la vigie. Le nouveau drapeau français flottait sur notre tête ; comme les femmes de Virgile, nous regardions la mer, flentes : elle nous séparait de la terre natale ! Le gouverneur était inquiet ; il appartenait à l’opinion battue ; il s’ennuyait d’ailleurs dans cette retraite, convenable à un songe-creux de mon espèce, rude séjour pour un homme occupé d’affaires, ou ne portant point en lui cette passion qui remplit tout et fait disparaître le reste du monde. Mon hôte s’enquérait de la Révolution, je lui demandais des nouvelles du passage au nord-ouest. Il était à l’avant-garde du désert, mais il ne savait rien des Esquimaux et ne recevait du Canada que des perdrix.
Un matin, j’étais allé seul au Cap-à-l’Aigle, pour voir se lever le soleil du côté de la France. Là, une eau hyémale formait une cascade dont le dernier bond atteignait la mer. Je m’assis au ressaut d’une roche, les pieds pendant sur la vague qui déferlait au bas de la falaise. Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne ; elle avait les jambes nues, quoiqu’il fît froid, et marchait parmi la rosée. Ses cheveux noirs passaient en touffes sous le mouchoir des Indes dont sa tête était entortillée ; par-dessus ce mouchoir elle portait un chapeau de roseaux du pays en façon de nef ou de berceau. Un bouquet de bruyères lilas sortait de son sein que modelait l’entoilage blanc de sa chemise. De temps en temps elle se baissait et cueillait les feuilles d’une plante aromatique qu’on appelle dans l’île thé naturel. D’une main elle jetait ces feuilles dans un panier qu’elle tenait de l’autre main. Elle m’aperçut : sans être effrayée, elle se vint asseoir à mon côté, posa son panier près d’elle, et se mit comme moi, les jambes ballantes sur la mer, à regarder le soleil.
Nous restâmes quelques minutes sans parler ; enfin, je fus le plus courageux et je dis : « Que cueillez-vous là ? la saison des lucets et des atocas est passée ». Elle leva de grands yeux noirs, timides et fiers, et me répondit : « Je cueillais du thé. » Elle me présenta son panier. « Vous portez ce thé à votre père et à votre mère ? — Mon père est à la pêche avec Guillaumy. — Que faites-vous l’hiver dans l’île ? — Nous tressons des filets, nous pêchons les étangs, en faisant des trous dans la glace ; le dimanche, nous allons à la messe et aux vêpres, où nous chantons des cantiques ; et puis nous jouons sur la neige et nous voyons les garçons chasser les ours blancs. — Votre père va bientôt revenir ? — Oh ! non : le capitaine mène le navire à Gênes avec Guillaumy. — Mais Guillaumy reviendra ? — Oh ! oui, à la saison prochaine, au retour des pêcheurs. Il m’apportera dans sa pacotille un corset de soie rayée, un jupon de mousseline et un collier noir. — Et vous serez parée pour le vent, la montagne et la mer. Voulez-vous que je vous envoie un corset, un jupon et un collier ? — Oh ! non. »
Elle se leva, prit son panier, et se précipita par un sentier rapide, le long d’une sapinière. Elle chantait d’une voix sonore un cantique des Missions :
Tout brûlant d’une ardeur immortelle,
C’est vers Dieu que tendent mes désirs.
Elle faisait envoler sur sa route de beaux oiseaux appelés aigrettes, à cause du panache de leur tête ; elle avait l’air d’être de leur troupe. Arrivée à la mer, elle sauta dans un bateau, déploya la voile et s’assit au gouvernail ; on l’eût prit pour la Fortune : elle s’éloigna de moi.
Oh ! oui, oh ! non, Guillaumy, l’image du jeune matelot sur une vergue, au milieu des vents, changeaient en terre de délices l’affreux rocher de Saint-Pierre :
Nous passâmes quinze jours dans l’île. De ses côtes désolées on découvre les rivages encore plus désolés de Terre-Neuve. Les mornes à l’intérieur étendent des chaînes divergentes dont la plus élevée se prolonge vers l’anse Rodrigue. Dans les vallons, la roche granitique, mêlée d’un mica rouge et verdâtre, se rembourre d’un matelas de sphaignes, de lichen et de dicranum.
De petits lacs s’alimentent du tribut des ruisseaux de la Vigie, du Courval, du Pain-de-Sucre, du Kergariou, de la Tête-Galante. Ces flaques sont connues sous le nom des Étangs-du-Savoyard, du Cap-Noir, du Ravenel, du Colombier, du Cap-à-l’Aigle. Quand les tourbillons fondent sur ces étangs, ils déchirent les eaux peu profondes, mettant à nu çà et là quelques portions de prairies sous-marines que recouvre subitement le voile retissu de l’onde.
La Flore de Saint-Pierre est celle de la Laponie et du détroit de Magellan. Le nombre des végétaux diminue en allant vers le pôle ; au Spitzberg, on ne rencontre plus que quarante espèces de phanérogames. En changeant de localité, des races de plantes s’éteignent : les unes au nord, habitantes des steppes glacées, deviennent au midi des filles de la montagne : les autres, nourries dans l’atmosphère tranquille des plus épaisses forêts, viennent, en décroissant de force et de grandeur, expirer aux plages tourmenteuses de l’Océan. À Saint-Pierre, le myrtille marécageux (vaccinium fugilinosum) est réduit à l’état de traînasses ; il sera bientôt enterré dans l’ouate et les bourrelets des mousses qui lui servent d’humus. Plante voyageuse, j’ai pris mes précautions pour disparaître au bord de la mer, mon site natal.
La pente des monticules de Saint-Pierre est plaquée de baumiers, d’amelanchiers, de palomiers, de mélèzes, de sapins noirs, dont les bourgeons servent à brasser une bière antiscorbutique. Ces arbres ne dépassent pas la hauteur d’un homme. Le vent océanique les étête, les secoue, les prosterne, à l’instar des fougères ; puis, se glissant sous ces forêts en broussailles, il les relève ; mais il n’y trouve ni troncs, ni rameaux, ni voûtes, ni échos pour y gémir, et il n’y fait pas plus de bruit que sur une bruyère.
Ces bois rachitiques contrastent avec les grands bois de Terre-Neuve dont on découvre le rivage voisin, et dont les sapins portent un lichen argenté (alectoria trichodes) : les ours blancs semblent avoir accroché leur poil aux branches de ces arbres, dont ils sont les étranges grimpereaux. Les swamps de cette île de Jacques Cartier offrent des chemins battus par ces ours : on croirait voir les sentiers rustiques des environs d’une bergerie. Toute la nuit retentit des cris des animaux affamés ; le voyageur ne se rassure qu’au bruit non moins triste de la mer ; ces vagues, si insociables et si rudes, deviennent des compagnes et des amies.
La pointe septentrionale de Terre-Neuve arrive à la latitude du cap Charles Ier du Labrador ; quelques degrés plus haut, commence le paysage polaire. Si nous en croyons les voyageurs, il est un charme à ces régions : le soir, le soleil, touchant la terre, semble rester immobile, et remonte ensuite dans le ciel au lieu de descendre sous l’horizon. Les monts revêtus de neige, les vallées tapissées de la mousse blanche que broutent les rennes, les mers couvertes de baleines et semées de glaces flottantes, toute cette scène brille, éclairée comme à la fois par les feux du couchant et la lumière de l’aurore : on ne sait si l’on assiste à la création ou à la fin du monde. Un petit oiseau, semblable à celui qui chante la nuit dans nos bois, fait entendre un ramage plaintif. L’amour amène alors l’Esquimau sur le rocher de glace où l’attendait sa compagne : ces noces de l’homme aux dernières bornes de la terre ne sont ni sans pompe ni sans félicité.
Après avoir embarqué des vivres et remplacé l’ancre perdue à Graciosa, nous quittâmes Saint-Pierre.