21 novembre, 2024

1938 – Ce Soir, dimanche 22 mai 1938. Une colonie française, allait mourir.

Pêcheur de Saint-Pierre
Pêcheur de Saint-Pierre

La vieille et glorieuse escale des morutiers aux côtes d’Amérique

SAINT-PIERRE et MIQUELON seront sauvées si l’on veut bien en faire des bases pour l’aviation maritime
… et si la crème d’oursin supplante  le caviar sur la table des gourmets

De notre envoyé spécial, Louis PARROT
Dinan, 21 mai (par téléphone).

— Pour les marins normands et  bretons, pour les pêcheurs basques  qui s’en furent, dès les débuts du XVIe siècle, à la conquête de nouveaux continents, de l’autre côte de  l’Océan, la capitale de la France  n’était pas Paris. C’était Brest,  Saint-Malo, Coutances…:

Les terres qu’ils découvrirent et  sur lesquelles ils se fixèrent portent aujourd’hui encore des noms  semblables à ceux des rivages de  France. Dans cet immense empire  de la brume et des glaces, on parlait autrefois d’une ville mystérieuse, Brest, chef-lieu de la Nouvelle-France, capitale bretonne du  Labrador où vivaient, vers 1600,  quelques milliers de pêcheurs et  de marchands.

Le Bulletin des Iles de la Madeleine, publié à Cap-aux-Meules en  langue française à l’usage de sept à huit mille Madelinots, parle parfois de ces anciennes capitales des  îles franco-américaines.

Depuis longtemps, la vraie capitale des possessions françaises du  Nord de l’Amérique n’est plus Québec ou Montréal, c’est aujourd’hui  Dinan.

On s’étonnerait de ce que la  vieille ville d’Anne de Bretagne,  cette curieuse cité bretonne aux  rues tortueuses, aux vieilles églises, aux remparts dressés sur l’admirable vallée de la France, ait  quelque lien avec ces îles lointaines, si l’on ne savait que leur. « administrateur spirituel » n’est autre que le maire de la ville, M. Michel Geistdoerfer. Député des  Côtes-du-Nord et président de la  commission de la Marine marchande à la Chambre, M. Geistdoerfer  représente également Saint-Pierre-et-Miquelon au Conseil supérieur  de la France d’outre-mer, dont  il est le vice-président. Dinan qu’il administre depuis des années  doit à cet homme débordant  d’activité la création de maintes œuvres sociales et d’un  splendide aéroport. Demain, notre  colonie américaine lui devra peut-être sa résurrection.

SAINT – PIERRE – ET – MIQUELON ! Souvenirs d’école … Pour l’enfant amoureux de ;  cartes et d’estampes, ces ;  deux noms n’évoquent rien  d’autre que deux minuscules  points noirs sur la planisphère et deux mots soulignés d’un  tirait rouge pour indiquer qu’il s’agit bien des colonies françaises.

S’il veut des renseignements plus  Complets, les dictionnaires lui apprendront que ces colonies ont une  superficie de 2.800 hectares, que  quatre mille âmes y vivent dans  une situation fort précaire et que,  tout compte fait, il ne s’agit là que  d’îlots perdus.

Ilots perdus ? Seraient-ils perdus pour la France ? On croirait  que ces deux îles, ces deux fragments de notre territoire nation; se sont tellement éloignés de la  côte française, qu’ils ont disparu  un jour dans les brumes et que  nous les avons définitivement perdus de vue. Mais regardez la carte. Les côtes déchiquetées de Terre-Neuve. de ce continent glacé qui  pèse de tout son poids sur elles,  ressemblent tellement aux côtes de  Bretagne qu’elles en ont pris jusqu’aux noms : baie des Trépassés, cap Frehel, Belle-Ile.

Sans doute, Saint-Pierre-et-Miquelon devaient appartenir au même archipel que Belle-Ile et  qu’Ouessant. Ce n’est pas. de leur  faute st elles ont eu l’imprudence  de dériver si loin, s’il faut un bon  mois pour toucher l’archipel, après  être descendu au Canada, s’être  embarqué pour Terre-Neuve, avoir  parcouru 600 km. en chemin de  fer et pris à Saint-John’s lit chaloupe à vapeur qui vous met, dix  heures plus tard, à la hauteur de l’Isle-aux-Chiens, copie minuscule  et parente pauvre de l’île Saint-Pierre. Ce n’est pas de leur faute,  non plus si les pouvoirs publics  ont oublié qu’elles sont une de  nos plus anciennes colonies, depuis  plus longtemps françaises que certaines de nos provinces les plus  françaises.

Et puis. des bruits ont couru.

On a dit. on a publié que devant  l’impossibilité où la France se  trouvait de faire vivre la colonie,  on allait déporter, rapatrier — si  l’on ose dire — ces quatre mille  Français, descendants des Basques,  des Normands et des Bretons qui  la colonisèrent voici bientôt trois  siècles. Des esprits malveillants, ou  intéressés, ont laissé entendre, voici déjà trois ans, que la France  avait demandé an Canada de lui  concéder une enclave pour y établir les Saint-Pierrais. Certains  autres ont prétendu que la population serait, sous peu invitée à  se rendre sur d’ « autres terres  de colonisation ».

Ce serait mal connaître la  France que de lui prêter d’aussi  ridicules intentions. A l’heure où une véritable « course aux îles »  met aux prises les pays d’Occident,  pour qui la possession du moindre  rocher représente Impossibilité d’un relais aérien, d’une escale, la France abandonnerait Saint-Pierre,  « désaffecterait » ces îles et donnerait ainsi raison à ceux qui lui  dénient toute qualité de puissance  colonisatrice.?

Il ne peut en être question. « — Au contraire, m’apprend M. Michel Geistdoerfer que je rencontre ce matin devant cette chambre des métiers de Dinan qu’il  a fondée, nous allons sauver  notre colonie de la déchéance  qui la guette On a trop ignoré,  en France, quelle était la situation  économique de nos deux îles, les  seuls restes de notre empire d’Amérique du Nord. Ruine, misère, chômage.. tous. les malheurs sont venus à la fois. Mais, nous allons y remédier d’urgence. Tenez, ‘voici le programme sur lequel nous nous  sommes arrêtés et qui devra être exécuté sans retard.

LE QUAI DES BRUMES

— Où est-elle, monsieur, nous  disait un Saint-Pierrais, l’époque  où l’on- buvait du Champagne à  même les tonneaux ! C’est bien  fini maintenant. Tout ça c’est de  l’histoire ancienne..

De fait, la colonie a une histoire; cela vaut dire qu’elle a connu des jours malheureux, des heures  funestes mêlées à des heures glorieuses, des années sombres et des  moments de prospérité. Mais ces  derniers ont été toujours les plus  courts.. Depuis plus de 250 ans que  nous appartient l’archipel, la chronique saint-pierraise ne compte  plus les catastrophes économiques  et les infortunes militaires : nos  amis les Anglais y firent de fréquentes incursions et, à plusieurs  .reprises, de longs séjours.

En 1793, leur flotte s’empara de  Saint-Pierre. Toutes les maisons  furent détruites: dans la crainte  qu’elles ne fussent rapidement reconstruites, on emporta les matériaux et cet arbre de la Liberté  que les sans-culottes saint-pierrais  venaient de planter devant la maison commune, un beau sapin qu’ils étaient allés chercher à Terre-Neuve, car il n’y avait pas d’arbres  à Saint-Pierre.

Mille-cinq cents habitants furent  déportés à Halifax. Trois familles seulement demeurèrent dans l’île.

Mais, en 1815, la colonie redevint  française et les habitants reparurent sur des goélettes toutes neuves et rebâtirent Saint-Pierre et Langlade.

Pendant tout le XIXe siècle Saint-Pierre fut le rendez – vous  des pécheurs de morue. Centre de  ravitaillement des marins français des grands bancs, Saint-Pierre  était aussi un entrepôt ; on-venait  y décharger’ le poisson que de  longs courriers transportaient ensuite à Bordeaux.

Hélas ! un jour, on vit venir  de l’Est de grands trois-mâts et des  chalutiers à vapeur. Ils emportaient assez d’approvisionnement  pour s’abstenir de faire escale à  Saint-Pierre. Avaient-ils besoin de  charbon. ? Ils allaient à Sydney,  en Nouvelle-Ecosse. Les relâches à  Saint-Pierre se firent plus rares.

Les gros bateaux oublièrent que toute une colonie allait se trouver  à peu près sans ressources. La pêche locale, poursuivie avec des  moyens réduits, devient de plus en plus difficile : les bancs de morues se déplaçaient et remontaient  vers le Nord. Les industries annexes, ne pouvaient plus concurrencer leurs rivales canadiennes  ou terre-neuvoises.

Et lentement le déclin de la pêcherie amena son inexorable conséquence : la population, décrut;  de 6.000 habitants, elle tomba à  4.000. On s’exilait. Des petits groupes -de Saint-Pierrais. vinrent se fixer à New-York et à Montréal. Les fabriques de doris fermèrent  leurs portes et, pour comble de  malheur, le poisson déserta les  abords de l’île.

LES GANGSTERS DU RHUM

Mais la providence des insulaires .sans travail et des marins inoccupés veillait : elle intervint en  faveur de Saint-Pierre sous une  forme inattendue. Un jour, on décréta en Amérique que l’usage de  l’alcool était interdit. Le temps de  l’Amérique sèche commençait ; celui de la misère de notre colonie  prenait fin.

Les rum-runners. – Ce furent les vrais sauveurs de l’archipel  dont ils transformèrent les moindres logis en réserve clandestine.

Pendant plusieurs années, Saint-Pierre fut le véritable entrepôt de  l’alcool destiné, aux multiplex organismes de la contrebande américaine.

Les chalutiers avaient disparu  et les trois-mâts ne venaient plus  à Saint-Pierre que par accident,  mais à leur’ place on vit accoster  sur .les quais depuis longtemps déserts des bateaux plus rapides,  mieux équipés, non plus pour la  pêche cette fois, mais pour le trafic des spiritueux. Les rum-runners avaient trouvé dans ce territoire français un lieu idéal pour y  entreposer leur marchandise avant  de la répartir aux divers ports  américains.

Les barillets de rhum avaient  pris la place des cargaisons de morue. Source d’énormes profits dont  devaient bénéficier autant les  Saint-Pierrais que l’administration de la colonie. Les bootleggers,  non seulement venaient se ravitailler à Saint-Pierre et- dépenser  largement les dollars si facilement  gagnés, mais les douanes prélevaient des droits fort élevés sur  toutes les liqueurs entreposées.

Malgré la concurrence forcenée que  lui faisaient Cuba et la Jamaïque  peur qui les gangsters du rhum  constituaient une clientèle idéale,  Saint-Pierre-et-Miquelon s’enrichit  rapidement.

A trente francs de droits par caisse de douze bouteilles d’eau de-vie, calculez ce qu’encaissa la colonie qui dut faire construire  de nouveaux entrepôts devant l’importance croissante du trafic.

Cette époque bienheureuse marque – la renaissance de la colonie.

On fit des réparations urgentes  aux’ maisons que l’on aménagea  contre le froid. L’administration  mit plus de vingt millions de côté.

Elle fit draguer le port, construire des jetées,, élever des entrepôts et  de nouveaux magasins.

Puis, un jour, tout s’écroula: la loi sur l’interdiction de la consommation de l’alcool était abrogée.  Lorsque les Saint-Pierrais déposèrent à bord du dernier rum-runner leur dernière bouteille de  spiritueux, ils se. retrouvèrent  dans une situation encore plus pénible qu’auparavant : depuis plusieurs années, on ne fabriquait plus de bateaux. Et d’ailleurs, même s’ils avaient voulu reprendre  leur ancien métier, les pécheurs de  Saint-Pierre se fussent heurtés à  un nouvel obstacle : le contingentement avait été ordonné entre  temps. Il fallait réduire le chiffre  de la pêche à la morue.

Que pouvait-on faire pour donner à la colonie les ressources indispensables ? – On ne trouva rien tout d’abord et, en attendant  mieux, on inscrivit Saint-Pierre-et-Miquelon sur les listes, de chômage.

Michel Geistdoerfer reprend ici la parole : — L’équilibre budgétaire dans  lequel se maintenait avant-guerre  la colonie était assuré par deux  activités : la grande pêche en goélette au large de Terre-Neuve et  la pêche côtière, dans des pinasses.

« Aujourd’hui la métropole est  obligée de rétablir cet équilibre en  donnant dix millions de francs par  an pour empêcher les Saint-Pierrais de mourir de faim, mais si  l’on tient compte que 80 des  denrées de première nécessité que  doivent se procurer les habitants  sont achetés aux Etats-Unis, on  devine que la situation n’est guère  brillante, dans ce pays où le coût  de la vie est à peu près le double  de celui que l’on connaît en France.

« AIMEZ-VOUS LA CREME D’OURSIN ? »

« Pour remédier à cet état de  choses, trois projets ont été élaborés : ils portent sur les possibilités de l’archipel : pêche, industries  annexes et, depuis peu, aviation.

« En même temps, que l’on essaie de redonner à la pêche loin  des îles un nouvel essor, nous fomentons la reprise des industries  annexes. La pêche aux harengs  que l’on avait délaissée pendant  longtemps va recommencer à alimenter l’industrie de la. farine de  poisson

« Une nouvelle industrie est en  pleine voie de formation : celle  de la crème d’oursin. Un Saint-Pierrais, le docteur Lebolloc, a mis  au point un procédé nouveau de  conservation de la « pâte d’oursin ». La crème d’oursin a fait  depuis quelque temps son apparition dans les meilleurs restaurants new-yorkais où, assure-t-on dans  les milieux astronomiques de la  capitale américaine, elle ferait  bientôt une sérieuse concurrence  au caviar. •

« Les pouvoirs publics encouragent également la. renaissance de  l’élevage du renard argenté. J’ai  visité dans l’île Saint-Pierre deux  ranches actuellement en pleine  prospérité. De l’avis des connaisseurs, le renard argenté de Saint-Pierre est plus beau que les plus  beaux spécimens canadiens.

« Ce qu’il importe enfin de créer,  c’est une atmosphère de sympathie  à ces iles qu’une légende néfaste  a toujours peintes arides et inhospitalières. Par la mélancolie de  son. ciel, ses vallées, ses sites pittoresques, Langlade rappelle la  Bretagne. Pendant les trois mois  de la belle saison, son climat est  celui de la côte française et l’on  s’y baigne en plein été. »

Et puis, a-t-on songé que la  France a envisagé la construction  à New-York, pour l’Exposition Internationale de 1939, d’un village  français? Ne pourrait-on suggérer  d’en construire une annexe à Langlade, terre française? Un mouvement de curiosité pour notre archipel peut susciter l’organisation de croisières et faire connaître nos  îles à de nombreux visiteurs qui  trouveraient là, non pas des vestiges. mais une tradition admirablement conservée.

Mais ce qui doit donner à Saint-Pierre une importance énorme et  une prospérité durable, c’est l’aviation commerciale.

St-PIERRE-ET-MIQUELON
BASE IDEALE
Saint -Pierre -et – Miquelon  
seront sauvées si l’on veut  bien
en faire des bases  pour l’aviation maritime

Vingt-cinq millions de francs. Telle est la somme qu’il faudrait  envisager pour faire de Saint-Pierre une base aéronautique de premier ordre. Il y a quinze jours à  peine que ce projet était déposé à  la commission.

Contrairement à ce qu’a répandu  une opinion mal informée, Saint-Pierre réunit toutes les conditions  géographiques et météorologiques  pour être une base idéale, bien supérieure à celle de Terre-Neuve.

— Au mois de juin dernier,  poursuit M. Geistdoerfer, nous  avons déjà posé, à Saint-Pierre et  dans le Nord de Miquelon, des  bouées qui permettent aux grands  hydravions de s’amarrer. Actuellement, les ministères intéressés étudient l’équipement complet de notre archipel au point de vue aéronautique.

« Des essais ont déjà été faits :  ceux du Clipper III américain et  du Caledonia anglais qui ont fait  quatre voyages avec succès l’été  dernier par la ligne du Nord.

« Pour la France, des essaie devaient être tentés par le Lieutenunt-de-Vaisseau-Paris. Vous savez les circonstances qui les ont  fait remettre à une date ultérieure.

Mais le Parlement a voté des crédits pour le matériel qui nous permettra de ne pas nous laisser distancer. Quant à la supériorité de  Saint-Pierre sur les autres bases voisines, notamment sur Botwood,  il nous suffit de savoir que, depuis deux siècles, jamais les environs de notre archipel n’ont été  pris dans les glaces, alors que les  bases de Terre-Neuve et du Canada le sont plusieurs mois par an.

« Ce n’est donc pas du déclin  de notre archipel américain qu’il  faut parler, c’est de sa toute prochaine résurrection. »


Ce soir : grand quotidien d’information indépendant / directeur Louis Aragon ; directeur Jean Richard Bloch
Droits :domaine public
Identifiant : ark:/12148/bpt6k76334942
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-109

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