La vieille et glorieuse escale des morutiers aux côtes d’Amérique
SAINT-PIERRE et MIQUELON seront sauvées si l’on veut bien en faire des bases pour l’aviation maritime
… et si la crème d’oursin supplante le caviar sur la table des gourmets
De notre envoyé spécial, Louis PARROT
Dinan, 21 mai (par téléphone).
— Pour les marins normands et bretons, pour les pêcheurs basques qui s’en furent, dès les débuts du XVIe siècle, à la conquête de nouveaux continents, de l’autre côte de l’Océan, la capitale de la France n’était pas Paris. C’était Brest, Saint-Malo, Coutances…:
Les terres qu’ils découvrirent et sur lesquelles ils se fixèrent portent aujourd’hui encore des noms semblables à ceux des rivages de France. Dans cet immense empire de la brume et des glaces, on parlait autrefois d’une ville mystérieuse, Brest, chef-lieu de la Nouvelle-France, capitale bretonne du Labrador où vivaient, vers 1600, quelques milliers de pêcheurs et de marchands.
Le Bulletin des Iles de la Madeleine, publié à Cap-aux-Meules en langue française à l’usage de sept à huit mille Madelinots, parle parfois de ces anciennes capitales des îles franco-américaines.
Depuis longtemps, la vraie capitale des possessions françaises du Nord de l’Amérique n’est plus Québec ou Montréal, c’est aujourd’hui Dinan.
On s’étonnerait de ce que la vieille ville d’Anne de Bretagne, cette curieuse cité bretonne aux rues tortueuses, aux vieilles églises, aux remparts dressés sur l’admirable vallée de la France, ait quelque lien avec ces îles lointaines, si l’on ne savait que leur. « administrateur spirituel » n’est autre que le maire de la ville, M. Michel Geistdoerfer. Député des Côtes-du-Nord et président de la commission de la Marine marchande à la Chambre, M. Geistdoerfer représente également Saint-Pierre-et-Miquelon au Conseil supérieur de la France d’outre-mer, dont il est le vice-président. Dinan qu’il administre depuis des années doit à cet homme débordant d’activité la création de maintes œuvres sociales et d’un splendide aéroport. Demain, notre colonie américaine lui devra peut-être sa résurrection.
SAINT – PIERRE – ET – MIQUELON ! Souvenirs d’école … Pour l’enfant amoureux de ; cartes et d’estampes, ces ; deux noms n’évoquent rien d’autre que deux minuscules points noirs sur la planisphère et deux mots soulignés d’un tirait rouge pour indiquer qu’il s’agit bien des colonies françaises.
S’il veut des renseignements plus Complets, les dictionnaires lui apprendront que ces colonies ont une superficie de 2.800 hectares, que quatre mille âmes y vivent dans une situation fort précaire et que, tout compte fait, il ne s’agit là que d’îlots perdus.
Ilots perdus ? Seraient-ils perdus pour la France ? On croirait que ces deux îles, ces deux fragments de notre territoire nation; se sont tellement éloignés de la côte française, qu’ils ont disparu un jour dans les brumes et que nous les avons définitivement perdus de vue. Mais regardez la carte. Les côtes déchiquetées de Terre-Neuve. de ce continent glacé qui pèse de tout son poids sur elles, ressemblent tellement aux côtes de Bretagne qu’elles en ont pris jusqu’aux noms : baie des Trépassés, cap Frehel, Belle-Ile.
Sans doute, Saint-Pierre-et-Miquelon devaient appartenir au même archipel que Belle-Ile et qu’Ouessant. Ce n’est pas. de leur faute st elles ont eu l’imprudence de dériver si loin, s’il faut un bon mois pour toucher l’archipel, après être descendu au Canada, s’être embarqué pour Terre-Neuve, avoir parcouru 600 km. en chemin de fer et pris à Saint-John’s lit chaloupe à vapeur qui vous met, dix heures plus tard, à la hauteur de l’Isle-aux-Chiens, copie minuscule et parente pauvre de l’île Saint-Pierre. Ce n’est pas de leur faute, non plus si les pouvoirs publics ont oublié qu’elles sont une de nos plus anciennes colonies, depuis plus longtemps françaises que certaines de nos provinces les plus françaises.
Et puis. des bruits ont couru.
On a dit. on a publié que devant l’impossibilité où la France se trouvait de faire vivre la colonie, on allait déporter, rapatrier — si l’on ose dire — ces quatre mille Français, descendants des Basques, des Normands et des Bretons qui la colonisèrent voici bientôt trois siècles. Des esprits malveillants, ou intéressés, ont laissé entendre, voici déjà trois ans, que la France avait demandé an Canada de lui concéder une enclave pour y établir les Saint-Pierrais. Certains autres ont prétendu que la population serait, sous peu invitée à se rendre sur d’ « autres terres de colonisation ».
Ce serait mal connaître la France que de lui prêter d’aussi ridicules intentions. A l’heure où une véritable « course aux îles » met aux prises les pays d’Occident, pour qui la possession du moindre rocher représente Impossibilité d’un relais aérien, d’une escale, la France abandonnerait Saint-Pierre, « désaffecterait » ces îles et donnerait ainsi raison à ceux qui lui dénient toute qualité de puissance colonisatrice.?
Il ne peut en être question. « — Au contraire, m’apprend M. Michel Geistdoerfer que je rencontre ce matin devant cette chambre des métiers de Dinan qu’il a fondée, nous allons sauver notre colonie de la déchéance qui la guette On a trop ignoré, en France, quelle était la situation économique de nos deux îles, les seuls restes de notre empire d’Amérique du Nord. Ruine, misère, chômage.. tous. les malheurs sont venus à la fois. Mais, nous allons y remédier d’urgence. Tenez, ‘voici le programme sur lequel nous nous sommes arrêtés et qui devra être exécuté sans retard.
LE QUAI DES BRUMES
— Où est-elle, monsieur, nous disait un Saint-Pierrais, l’époque où l’on- buvait du Champagne à même les tonneaux ! C’est bien fini maintenant. Tout ça c’est de l’histoire ancienne..
De fait, la colonie a une histoire; cela vaut dire qu’elle a connu des jours malheureux, des heures funestes mêlées à des heures glorieuses, des années sombres et des moments de prospérité. Mais ces derniers ont été toujours les plus courts.. Depuis plus de 250 ans que nous appartient l’archipel, la chronique saint-pierraise ne compte plus les catastrophes économiques et les infortunes militaires : nos amis les Anglais y firent de fréquentes incursions et, à plusieurs .reprises, de longs séjours.
En 1793, leur flotte s’empara de Saint-Pierre. Toutes les maisons furent détruites: dans la crainte qu’elles ne fussent rapidement reconstruites, on emporta les matériaux et cet arbre de la Liberté que les sans-culottes saint-pierrais venaient de planter devant la maison commune, un beau sapin qu’ils étaient allés chercher à Terre-Neuve, car il n’y avait pas d’arbres à Saint-Pierre.
Mille-cinq cents habitants furent déportés à Halifax. Trois familles seulement demeurèrent dans l’île.
Mais, en 1815, la colonie redevint française et les habitants reparurent sur des goélettes toutes neuves et rebâtirent Saint-Pierre et Langlade.
Pendant tout le XIXe siècle Saint-Pierre fut le rendez – vous des pécheurs de morue. Centre de ravitaillement des marins français des grands bancs, Saint-Pierre était aussi un entrepôt ; on-venait y décharger’ le poisson que de longs courriers transportaient ensuite à Bordeaux.
Hélas ! un jour, on vit venir de l’Est de grands trois-mâts et des chalutiers à vapeur. Ils emportaient assez d’approvisionnement pour s’abstenir de faire escale à Saint-Pierre. Avaient-ils besoin de charbon. ? Ils allaient à Sydney, en Nouvelle-Ecosse. Les relâches à Saint-Pierre se firent plus rares.
Les gros bateaux oublièrent que toute une colonie allait se trouver à peu près sans ressources. La pêche locale, poursuivie avec des moyens réduits, devient de plus en plus difficile : les bancs de morues se déplaçaient et remontaient vers le Nord. Les industries annexes, ne pouvaient plus concurrencer leurs rivales canadiennes ou terre-neuvoises.
Et lentement le déclin de la pêcherie amena son inexorable conséquence : la population, décrut; de 6.000 habitants, elle tomba à 4.000. On s’exilait. Des petits groupes -de Saint-Pierrais. vinrent se fixer à New-York et à Montréal. Les fabriques de doris fermèrent leurs portes et, pour comble de malheur, le poisson déserta les abords de l’île.
LES GANGSTERS DU RHUM
Mais la providence des insulaires .sans travail et des marins inoccupés veillait : elle intervint en faveur de Saint-Pierre sous une forme inattendue. Un jour, on décréta en Amérique que l’usage de l’alcool était interdit. Le temps de l’Amérique sèche commençait ; celui de la misère de notre colonie prenait fin.
Les rum-runners. – Ce furent les vrais sauveurs de l’archipel dont ils transformèrent les moindres logis en réserve clandestine.
Pendant plusieurs années, Saint-Pierre fut le véritable entrepôt de l’alcool destiné, aux multiplex organismes de la contrebande américaine.
Les chalutiers avaient disparu et les trois-mâts ne venaient plus à Saint-Pierre que par accident, mais à leur’ place on vit accoster sur .les quais depuis longtemps déserts des bateaux plus rapides, mieux équipés, non plus pour la pêche cette fois, mais pour le trafic des spiritueux. Les rum-runners avaient trouvé dans ce territoire français un lieu idéal pour y entreposer leur marchandise avant de la répartir aux divers ports américains.
Les barillets de rhum avaient pris la place des cargaisons de morue. Source d’énormes profits dont devaient bénéficier autant les Saint-Pierrais que l’administration de la colonie. Les bootleggers, non seulement venaient se ravitailler à Saint-Pierre et- dépenser largement les dollars si facilement gagnés, mais les douanes prélevaient des droits fort élevés sur toutes les liqueurs entreposées.
Malgré la concurrence forcenée que lui faisaient Cuba et la Jamaïque peur qui les gangsters du rhum constituaient une clientèle idéale, Saint-Pierre-et-Miquelon s’enrichit rapidement.
A trente francs de droits par caisse de douze bouteilles d’eau de-vie, calculez ce qu’encaissa la colonie qui dut faire construire de nouveaux entrepôts devant l’importance croissante du trafic.
Cette époque bienheureuse marque – la renaissance de la colonie.
On fit des réparations urgentes aux’ maisons que l’on aménagea contre le froid. L’administration mit plus de vingt millions de côté.
Elle fit draguer le port, construire des jetées,, élever des entrepôts et de nouveaux magasins.
Puis, un jour, tout s’écroula: la loi sur l’interdiction de la consommation de l’alcool était abrogée. Lorsque les Saint-Pierrais déposèrent à bord du dernier rum-runner leur dernière bouteille de spiritueux, ils se. retrouvèrent dans une situation encore plus pénible qu’auparavant : depuis plusieurs années, on ne fabriquait plus de bateaux. Et d’ailleurs, même s’ils avaient voulu reprendre leur ancien métier, les pécheurs de Saint-Pierre se fussent heurtés à un nouvel obstacle : le contingentement avait été ordonné entre temps. Il fallait réduire le chiffre de la pêche à la morue.
Que pouvait-on faire pour donner à la colonie les ressources indispensables ? – On ne trouva rien tout d’abord et, en attendant mieux, on inscrivit Saint-Pierre-et-Miquelon sur les listes, de chômage.
Michel Geistdoerfer reprend ici la parole : — L’équilibre budgétaire dans lequel se maintenait avant-guerre la colonie était assuré par deux activités : la grande pêche en goélette au large de Terre-Neuve et la pêche côtière, dans des pinasses.
« Aujourd’hui la métropole est obligée de rétablir cet équilibre en donnant dix millions de francs par an pour empêcher les Saint-Pierrais de mourir de faim, mais si l’on tient compte que 80 des denrées de première nécessité que doivent se procurer les habitants sont achetés aux Etats-Unis, on devine que la situation n’est guère brillante, dans ce pays où le coût de la vie est à peu près le double de celui que l’on connaît en France.
« AIMEZ-VOUS LA CREME D’OURSIN ? »
« Pour remédier à cet état de choses, trois projets ont été élaborés : ils portent sur les possibilités de l’archipel : pêche, industries annexes et, depuis peu, aviation.
« En même temps, que l’on essaie de redonner à la pêche loin des îles un nouvel essor, nous fomentons la reprise des industries annexes. La pêche aux harengs que l’on avait délaissée pendant longtemps va recommencer à alimenter l’industrie de la. farine de poisson
« Une nouvelle industrie est en pleine voie de formation : celle de la crème d’oursin. Un Saint-Pierrais, le docteur Lebolloc, a mis au point un procédé nouveau de conservation de la « pâte d’oursin ». La crème d’oursin a fait depuis quelque temps son apparition dans les meilleurs restaurants new-yorkais où, assure-t-on dans les milieux astronomiques de la capitale américaine, elle ferait bientôt une sérieuse concurrence au caviar. •
« Les pouvoirs publics encouragent également la. renaissance de l’élevage du renard argenté. J’ai visité dans l’île Saint-Pierre deux ranches actuellement en pleine prospérité. De l’avis des connaisseurs, le renard argenté de Saint-Pierre est plus beau que les plus beaux spécimens canadiens.
« Ce qu’il importe enfin de créer, c’est une atmosphère de sympathie à ces iles qu’une légende néfaste a toujours peintes arides et inhospitalières. Par la mélancolie de son. ciel, ses vallées, ses sites pittoresques, Langlade rappelle la Bretagne. Pendant les trois mois de la belle saison, son climat est celui de la côte française et l’on s’y baigne en plein été. »
Et puis, a-t-on songé que la France a envisagé la construction à New-York, pour l’Exposition Internationale de 1939, d’un village français? Ne pourrait-on suggérer d’en construire une annexe à Langlade, terre française? Un mouvement de curiosité pour notre archipel peut susciter l’organisation de croisières et faire connaître nos îles à de nombreux visiteurs qui trouveraient là, non pas des vestiges. mais une tradition admirablement conservée.
Mais ce qui doit donner à Saint-Pierre une importance énorme et une prospérité durable, c’est l’aviation commerciale.
St-PIERRE-ET-MIQUELON
BASE IDEALE
Saint -Pierre -et – Miquelon
seront sauvées si l’on veut bien
en faire des bases pour l’aviation maritime
Vingt-cinq millions de francs. Telle est la somme qu’il faudrait envisager pour faire de Saint-Pierre une base aéronautique de premier ordre. Il y a quinze jours à peine que ce projet était déposé à la commission.
Contrairement à ce qu’a répandu une opinion mal informée, Saint-Pierre réunit toutes les conditions géographiques et météorologiques pour être une base idéale, bien supérieure à celle de Terre-Neuve.
— Au mois de juin dernier, poursuit M. Geistdoerfer, nous avons déjà posé, à Saint-Pierre et dans le Nord de Miquelon, des bouées qui permettent aux grands hydravions de s’amarrer. Actuellement, les ministères intéressés étudient l’équipement complet de notre archipel au point de vue aéronautique.
« Des essais ont déjà été faits : ceux du Clipper III américain et du Caledonia anglais qui ont fait quatre voyages avec succès l’été dernier par la ligne du Nord.
« Pour la France, des essaie devaient être tentés par le Lieutenunt-de-Vaisseau-Paris. Vous savez les circonstances qui les ont fait remettre à une date ultérieure.
Mais le Parlement a voté des crédits pour le matériel qui nous permettra de ne pas nous laisser distancer. Quant à la supériorité de Saint-Pierre sur les autres bases voisines, notamment sur Botwood, il nous suffit de savoir que, depuis deux siècles, jamais les environs de notre archipel n’ont été pris dans les glaces, alors que les bases de Terre-Neuve et du Canada le sont plusieurs mois par an.
« Ce n’est donc pas du déclin de notre archipel américain qu’il faut parler, c’est de sa toute prochaine résurrection. »
Ce soir : grand quotidien d’information indépendant / directeur Louis Aragon ; directeur Jean Richard Bloch
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Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-109