22 janvier 1898 – Journal Officiel des Iles Saint-Pierre-et-Miquelon
NÉCROLOGIE
Louis Boutillier qui vient de mourir à l’âge de cinquante-six ans était une figure qu’on ne verra pas sans regret disparaître de la colonie. Né à Paris, près des Halles centrales, il avait conservé de son origine pari sienne cette désinvolture bon enfant qui le faisait aimer et rechercher par tout le monde. Peintre-décorateur de son état, il apportait dans ses habitudes de travail un goût artistique, assez rare à rencontrer dans une petite localité comme la notre. Flàneur à ses heures, il avait des sursauts d’activité qui rattrapaient le temps perdu, sans qu’on pût s’expliquer pourquoi il avait musardé et comment il avait abattu l’ouvrage en un clin d’oeil. Affaire de tempérament. Et à ce propos, un souvenir dont sa mémoire ne souffrira pas. Occupé dernièrement à des tra vaux de peinture, non loin de l’Eglise, il se dérangeait souvent pour aller voir le clocher, qu’on était alors en train de monter. Il le regardait de face de profil, et, à quelque endroit qu’il se plaçât, il était mécontent de la perspective que lui offrait ce clocher. On l’entendait mur murer entre ses dents : « Un cigare ! Tout à fait la forme « d’un cigare ! Non, décidément ce clocher ne me va « pas à l’œil ! L’éteignoir de la chandelle de ma grand’mère ! … » Pauvre Boutillier ! Sa vue n’aura pas été offusquée longtemps par l’aspect de ce clocher mélancolique.
Venu à St-Pierre, en 1867, comme caporal d’infanterie de marine, il attendit l’époque de sa libération pour se fixer ici définitivement, à l’exemple de plusieurs de ses camarades qui, dans des carrières diverses, ont montré comme lui les fortes qualités de la race française. Il se voua de tout son cœur à l’organisation de la compagnie des sapeurs-pompiers D’abord lieutenant de cette compagnie, puis capitaine-commandant, à la mort de M. Hacala père, il sut mobiliser un petit détachement plein d’entrain qui a répondu pleinement à la confiance des habitants. Dans les incendies qui ont attristé St-Pierre, (et Dieu sait s’ils ont été nombreux !) Boutillier et ses hommes ont toujours été à la hauteur de leurs devoirs. Dans ces derniers temps, appuyé sur une canne, à cause des rhumatismes dont il avait subi les atteintes, il don nait ses ordres avec le sang-froid d’un général commandant un corps d’armée, et il savait se faire obéir, sans éclats de voix, uniquement par l’ascendant de son expérience. Il avait acquis une grande sûreté de coup d’œil, si bien que lorsque les propriétaires ou locataires des maisons menacées lui demandaient inquiets s’il ne craignait pas que l’incendie se propageât et qu’il leur avait répondu : « Ça ne gagnera pas plus loin ! », il était rare que ses prévisions fussent déjouées par les événements. Lors du dernier sinistre qui a consumé le patent-slip de M. Lefèvre (Marie), Boutillier fit preuve de la plus noble endurance. Malgré le froid très pénétrant aggravé par une tempête de neige, il resta à la tête des travailleurs jusqu’à ce qu’il se fut assuré que tout danger était évanoui. La nuit s’était passée avec des péripéties diverses. Quand l’aube parut, il était livide. Son visage reflétait une souffrance courageusement refoulée. Il rentra chez lui grelottant, et malgré les soins dont il fut l’objet de la part des siens, n’arrivant pas à se réchauffer. Qui sait si sa persistance à braver le froid dans cette nuit terrible n’a pas produit sur son état physique une commotion dont la résultante a été le coup final qui l’a emporté ? S’il en était ainsi, on peut dire que Boutillier a été jusqu’au bout l’esclave du Devoir.
La population de St-Pierre a eu à cœur de lui témoigner sa reconnaissance en se portant tout entière à son enterrement. Sur un catafalque dressé par des mains fidèles on remarquait le képi galonné et la tunique aux parements d’or du défunt, et ces effets, bien connus de tous, évoquaient l’être disparu. On aimait à se rappeler que Boutillier, dans les jours de fête ou de cérémonies publiques, se plaisait à arborer ces insignes du commande ment, moins par un sentiment de vanité que parce qu’ils représentaient à ses yeux les idées d’honneur et de dévouement pour lesquelles il aurait fait volontiers le sacrifice de son existence. Ce képi et cette tenue d’officier, il les avait vaillamment portés sous la lueur rougeâtre des incendies, et à les voir ainsi exposés sur son cercueil, on avait peine à se figurer que le joyeux boute-en-train qui s’appelait Boutillier fut là immobile, glacé pour toujours par le souffle de la Mort.
Les cordons du poële étaient tenus par MM. Siegfriedt, Lavissière, Lefèvre (Marie), et Ch. Hacala. Derrière eux venaient en corps tout le Conseil municipal, dont le défunt était membre, et un cortège innombrable d’amis, pour ne pas dire toute la ville. Au cimetière, M. Charles Hacala, lieutenant des sapeurs-pompiers, a prononcé le petit discours suivant :
Messieurs,
C’est au nom de la Compagnie des sapeurs-pompiers que je vais dire un dernier adieu à celui qui fut pendant de nombreuses années son Commandant, et pour ainsi dire l’âme de ses cama rades. –
Par une coïncidence fatale et heureuse tout à la fois, je viens lui rendre le même hommage qu’il rendait à mon père dans d’aussi tristes circonstances. et dans les mêmes fonctions. A ce double titre, sa mémoire d’ami m’est encore plus chère, et j’ai peine à surmonter l’émotion que tous ces souvenirs évoquent en moi. Pour nous tous, et pour moi particulièrement, Boutillier fut plus un camarade qu’un chef, nous entraînant de son élan irrésistible et chaleureux à nous dévouer sans souci des fatigues et des dangers auxquels nous pouvions nous exposer. Militaire avant tout, il aimait par goût à prolonger sa vie de soldat. Son plus grand bonheur était de se voir à la tête de ses pompiers, et de les faire manœuvrer avec cette précision mathématique tant admirée.
Quoiqu’il ne m’appartienne pas de rappeler ses hauts faits, je dois cependant dire que le Gouvernement de la République les a récompensés par deux médailles d’or, et qu’avant peu, la croix d’honneur serait venue couronner sa belle carrière. La destinée n’en a pas voulu ainsi, et nous sommes obligés de nous y sou mettre les uns après les autres. – , Que ces témoignages d’affection et reconnaissance puissent être en atténuation à la peine et à la douleur de sa famille et de ses amis.
Au nom de la Cie de sapeurs pompiers, cher et regretté Capitaine, Adieu ! –
Succédant à M. Hacala, M. Lefèvre (Marie), premier adjoint, s’est exprimé en ces termes :
Messieurs,
Représentant du Conseil municipal et délégué du Maire, retenu par son grand deuil récent, je viens, au nom de tous, adresser l’hommage suprême à cet ami, à ce collègue qui n’est plus. Enfant de Paris, c’est sur ce rocher aride, dépourvu de toute attraction, que la destinée pousse Boutillier à venir payer sa dette à la Patrie, qu’il abandonne ainsi que sa famille, avec l’espoir toujours conservé par lui de retrouver prochainement, le tout dans une même et chaleureuse étreinte de fils et de citoyen, Cet espoir, le rayon de sa vie d’expatrié et la consolation de ses vieux parents, a été vain et déçu, puisque Boutillier, après quelques jours à peine de maladie, est enlevé à l’affection des siens et à celle de ses nombreux amis.
Sa trop courte existence parmi nous a été bien remplie : il s’est prodigué sans compter, se dévouant corps et âme à sa nouvelle patrie, à ses nouveaux concitoyens; c’est là le plus grand hommage que l’on puisse rendre à un homme; c’est aussi le plus salutaire par son enseignement précieux aux générations présentes et à venir contre l’égoïsme individuel de cette fin de siècle. Puissent ces quelques paroles atténuer la douleur de sa famille et rendre un dernier hommage au bon citoyen que nous venons de perdre.
Cher collègue, au nom de tous, Adieu
Après ces paroles, tous les assistants, parmi lesquels M. le Gouverneur p. i., ont tenu à jeter quelques gouttes d’eau bénite sur les restes mortels de celui qui avait su allier à une inaltérable bonne humeur un absolu dévouement à la sauvegarde de la propriété immobilière de ses concitoyens.