3 décembre, 2024

1890 – Les apparitions de Langlade par Maurice Caperon

Vendredi 17 octobre 1890 – Feuille Officielle des îles Saint-Pierre et Miquelon
Variétés

LES APPARITIONS DE LANGLADE.

Allons, bon : voilà que ça recommence. Quoi ? les histoires des revenants..

Autant St-Pierre est banal comme un livre de caisse, autant Langlade a je ne sais quel : magique attrait pour surexciter les imaginations et les lancer, dans le champ illimité du fantastique et de l’incompréhensible. Les apparitions hantent de nouveau la dune. Elles se complaisent dans ce fouillis de gréements épars, d’épaves de toutes sortes, témoins attristés de tant d’agonies! Les choses ont leur langage, et malheur à l’homme qui, passant d’aventure, surprend le secret intime de la lande endormie et assiste non sans épouvante à des phénomènes qui n’étaient pas faits pour lui !

Quel est ce fanal rouge qu’on voit trembloter au milieu de la dune, s’élevant et s’abaissant alternativement, comme mû par un bras invisible? Elle était ici tout à l’heure, la lueur incandescente, et la voilà à cent mètres plus loin. « Tu fais du chemin, taupe !» serait-on tenté de s’écrier comme Hamlet à la voix de son père résonnant sous terre.. Et la chapelle qui s’illumine par embrasement soudain, on ne peut pas nier qu’elle ne soit pas éclairée, la chapelle. Mlle Crassin y a été trompée l’autre soir. Elle a cru que c’étaient des voyageurs égarés ou des marins naufragés qui voulaient se faire reconnaître. Elle a dépêché Thomas, un gaillard solide et bien éveillé, pour ramener ces hôtes inattendus à la ferme. Le gars est revenu en claquant des dents: «Pas capable de comprendre!» a-t-il dit en breton. On n’a pas pu tirer autre chose de lui…

Mais voilà qui est plus sérieux. Tout le monde connaît Capitaine, cet homme au profil Dantesque: Sa gravité, qui se répercute dans tous ses gestes et ses paroles, exclue toute idée d’invention de sa part. Capitaine a vu des farfadets, non pas une fois, non pas deux fois, mais plus de vingt fois cet été. Des flammes rouges dansaient à ras le terrain, se poursuivaient, se pourchassaient l’une l’autre. La plaine en était comme illuminée, m’a t-il dit.- Rouges, ces flammes ? – Non pas rouges, plutôt violettes. – Duraient-elles longtemps?– Elles mouraient pour renaître encore. L’explication est facile à donner: Des feux follets, oui, je sais. Il n’y a rien d’impossible à ce que les goëmons en pourriture, les herbes marines désséchées, les fucus saturés d’iode, donnent naissance à des gaz qui s’enflamment sous une influence atmosphérique quelconque. Cependant il y a plus.

Comment expliquez-vous ces lettres de feu tracées dans l’air, ces raies lumineuses grayées sur le sable, lesquelles semblent dire à celui qui les voit : « Vous ne passerez pas !» Et, si sans tenir compte de l’avertissement, le langladier conducteur de boeufs veut franchir la raie lumineuse qui barre sa route, il enfonce dans le sable, les boeufs qu’il conduit entrent jusqu’aux genoux et la charrette s’enlisse, jusqu’à ce que la raie sulfureuse se déplaçant, hommes et animaux se trouvent soustraits au sortilège. –

Pure imagination, direz-vous. Soit, mais « l’homme tout nu » qui parcourt la grève à toute beure de la nuit, doutez-vous qu’il existe? Avouez que la saison n’est pas propice à cette déambulation nocturne.Ce n’est pas pour son plaisir, apparemment, qu’il rêde dans la dune, sous le souffle âpre du vent glacé du Nord-Ouest. Il n’est pas velu, comme sont d’habitude ceux qui ont reçu l’empreinte satanique. Son corps est blanc comme du lait. .

Aussi le voit-on de très loin à travers les épaisseurs caligineuses de la nuit. De très loin, dis-je, car je vous assure *- bien que ceux qui le voient n’ont pas envie de l’approcher. Il n’y a que dans la brume qu’on peut se cogner à lui. .

Et alors dangereux contact ! Effrayant!-On a pensé que c’était un pauvre marin inhumé sans linceul, et des personnes charitables, pour couvrir sa nudité, ont cru bien faire en déposant trois chemises de coton, l’une sur la palissade du cimetière, l’autre à l’épave de la Britannia * et la troisième près de la prise d’eau où se tiennent les lavandières à l’entrée de la dune,(propriété Roblot). Les trois chemises ont disparu, mais l’homme ne s’en est pas vêtu, puisqu’il galope encore de par la dune dans le simple appareil Adamique. Peut-être eut-il fallu que les chemises fussent tissées en chanvre. Ainsi le veut la coutume en Normandie. Calme-toi donc, pauvre âme en détresse ! Des mains pieuses préparent en ce moment le : linceul de toile que tu réclames avec tant d’insistance.

Quand l’imagination, cette folle du logis, se met à courir la prétentaine, on ne sait pas où elle s’arrête .Elle enfante les visions les plus abracadabrantes, et, pour peu qu’on ait affaire à quelque névrosiarque, ces visions sont soutenues avec une sincérité qui fait croire à leur véracité. Samedi dernier, plusieurs personnes, profitant de ce que je pêchais dans la Belle-Rivière, m’ont consulté sur le moyen le plus propre de conjurer les apparitions. Elles m’ont demandé s’il ne convenait pas de se munir d’un rameau de buis bénit.-Oui, le buis bénit est bon; les oraisons mentales au grand Saint-Antoine sont bonnes aussi, cependant la formule des exorcismes prononcée avec autorité vaudrait mieux; si cette formule n’est pas connue, la voici: « I nunc, anima anceps, et sit tibi Deus misericors ! »

Avant tout, je conseillerai aux personnes dont l’esprit est frappé de bien se pénétrer de cette idée que « le surnaturel n’existe pas. » Une fois cette conviction bien ancrée, il faut vérifier la cause qui vous époumone si fort, marcher droit à l’apparition. et le plus souvent on reconnaîtra qu’on a été le jouet de ses sens abusés. Si cependant les choses extraordinaires que je viens de relater et que je continue à croire des fictions persistaient à se manifester, pour raffermir les courages ébranlés, je me propose de passer la nuit dans la grande

épave, située à mi-dune, où, bien enveloppé dans des couvertures, je me rendrai compte par moi-même de la réalité des apparitions. Lutins, feux follets, l’homme tout nu, ne me font pas peur. J’irai, accompagné du seul Emmanuel Prével. M. C. [Maurice Caperon].

Grand Colombier

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