5 novembre, 2024

1884 – L’affaire Jean-François Lamusse

Samedi 30 août 1884. Feuille Officielle des îles Saint-Pierre et Miquelon.
TRIBUNAL CRIMINEL DE SAINT-PIERRE ET MIQUELON

Le Conseil d’Appel constitué en Tribunal criminel et composé de MM. Maurice Caperon, président, Lasserre, sous-commissaire de la marine et Le Fraper, aide-commissaire de la marine, tous deux membres du Conseil d’Appel, et des quatre notables appelés à compléter le Conseil d’Appel, MM. Hamel, Jacques, Humbert, Joseph, Danjou, Emmanuel et Marsoliau, François, s’est réuni les l8 et 19 août derniers pour juger le sieur Lamusse, maître au cabotage, né à Granville, le 3 novembre 1854 .

L’acte d’accusation lu par le greffier expose ainsi les faits : –

Au mois d’avril dernier l’accusé Lamusse, Jean-François, maître au cabotage, arrivait à Saint-Pierre avec l’équipage du navire les Trois Soeurs, après avoir perdu au milieu des glaces, dans les parages de Terre-Neuve, le navire qu’il commandait. Se trouvant sans emploi dans la colonie, il fut chargé, au commencement de la saison de pêche, de prendre le commandement de la goëlette Jeanne Marie-Joseph, pendant la maladie du capitaine de ce bateau.

Homme énergique et expérimenté, Lamusse, s’il donnait à tous l’exemple de l’activité, se montrait dûr et exigeant pour son équipage. Il ne ménageait ni les reproches ni les violences à ceux qui ne mettaient pas à l’ouvrage toute l’ardeur et toute l’activité qu’il désirait. Les marins bien portants et faits au métier pouvaient s’accommoder à son caractère et n’avaient pas trop à souffrit de ses rigueurs; mais il n’en était pas de même de ceux qui, par faiblesse ou par inexpérience, tels que le mousse Lemoine et le novice Roudot, ne pouvaient pas remplir leur tâche à son gré.

L’accusé avait pris l’habitude de donner à peu près tous les jours des coups de poings et des | coups de pieds au mousse Lemoine, bien que ce jeune garçon eut mal au genou et put difficilement travailler. Quant à Roudot, qui faisait sa première campagne et que son inexpérience et sa maladresse mettaient constamment en retard, il me tarda pas à devenir la bête noire de l’équipage et du capitaine. Sur la plainte des autres hommes de l’équipage, Lamusse l’accablait à chaque instant de reproches sur sa paresse, reproches accompagnés souvent de violences. Roudot invoquait en vain son état de maladie; il était atteint, en effet, d’un panaris à la main droite et d’un phlegmon énorme du pied droit; mais, s’il obtenait de ne plus aller dans les doris, il n’en restait pas moins chargé d’un pénible travail à bord.

Doué d’un caractère docile et porté de bonne volonté, le pauvre garçon supporta d’abord assez patiemment les mauvais traitements dont il était l’objet. Un moment vint cependant où sa patience fut à bout et où il laissa éclater sa douleur et son désespoir. Ce fut l’occasion à bord d’une scène de brutalité inouïe, que l’accusé reconnait en partie, tout en cherchant à atténuer ses torts.

Ce jour là, Roudot était occupé à boëtter les lignes. Gêné par son panaris, il n’allait pas vite en besogne, lorsque le capitaine survint et lui donna une poussée en lui disant avec brutalité « Si tu ne veux pas arriver avec les camarades, je t’y ferai arriver. » Exaspéré, Roudot se leva et se dirigeant vers le bord du bateau, il s’écria avec désespoir : « Si vous me maltraitez encore, je me jetterai à l’eau !. » -« Qu’à cela ne tienne, si tu ne t’y jettes pas, c’est moi qui t’y jetterai » dit Lamusse, et joignant le geste à la parole, il saisit le novice, l’attacha sous les aisselles avec le filin et l’entraînant malgré sa résistance, il le renversa sur le bordage du navire, puis le maintint pendant une minute ou deux en lui secouant, reconnait-il lui-même, les épaules et la tête. Un embrun qui inonda le flanc du bateau, ayant fait lâcher prise à Lamusse, Roudot parvint à se dégager et à se remettre sur pied, la jambe inondée et sa botte pleine sans doute de sa résistance, lui lança un coup de pied qui le fit trébucher, puis une poussée qui le jeta à la renverse dans une laille qui se trouvait à un demi-mètre environ derrière lui. Le malheureux poussa un cri de douleur.

Ses reins avaient porté sur le bord de la baille. Il put cependant se relever de lui-même. Mais depuis ce jour,- c’était dix jours avant son entrée à l’hôpital- Roudot ne cessa de se plaindre de mal aux reins. « Mon Dieu, que j’ai mal aux reins et aux hanches, » disait-il sans oser proférer d’autres plaintes. Quelques jours après il s’alitait, puis, dès que le navire fut de retour à Saint-Pierre, il fallut le transporter à l’hôpital. –

Là, dès les premières questions qui lui furent posées par le médecin, il n’hésita pas à accuser le capitaine Lamusse d’avoir été l’auteur de sa maladie par ses , mauvais traitements; il le répéta à plusieurs malades voisins de son lit, disant que s’il souffrait des reins, c’est que le capitaine l’avait jeté à la renverse sur une baille, et racontant la scène pendant laquelle l’accusé l’avait attaché avec un filin, en disant que le capitaine l’avait jeté à l’eau le long du bateau et ne l’avait retiré qu’après l’avoir plongé jusqu’à mi-corps.

Jusqu’à sa mort, arrivée cinq jours après son entrée à l’hôpital, il ne cessa d’accuser le capitaine, en disant: « Oh! le malheureux, il m’a estropié, je ne lui pardonnerai jamais ! » Pendant son agonie, ses derniers mots, au dire de son voisin de lit, furent encore, «Oh! Le malheureux il m’a tué et le mousse !…» Cette mort si rapide avait frappé les médecins de l’hôpital. Ils n’avaient pas ajouté d’abord une grande lmportance aux accusations de Roudot, n’ayant constaté qu’un empâtement avec gonflement sans plaie apparente dans la région lombaire où le malade se plaignait de souffrir; mais une ouverture pratiquée sur le cadavre leur ayant permis de constater que la partie lombaire était le siège d’une lésion interne considérable, ils s’empressèrent de faire prévenir les autorités. Une enquête sommaire fut ouverte qui amena le parquet à saisir M. le Juge d’instruction et à requérir une autopsie complète du cadavre.

Les conclusions du rapport des experts furent que la mort de Roudot devait être attribuée à une myélite aigüe suppurée due à une contusion violente dans la région lombosacrée. Ce qui confirmait les déclarations du malheureux novice.

L’information. dès que l’équipage du navire fut arrivé à Saint-Pierre, ne tarda pas à faire connaître dans ses détails les circonstances  qui ont amené la maladie et plus tard la mort de la victime.

Lamusse a toujours protesté contre une partie des faits qui lui sont attribués. La scène du bail qui avait eu lieu en présence de presque tout l’équipage, il n’a pas pu la nier, mais profitant de ce que la seconde scène n’avait été vue que par les matelots qui étaient à babord, il a toujours nié avoir poussé Roudot et l’avoir fait tomber sur une baille; il a cherché à expliquer la lésion des reins en l’attribuant à une chute faite sur le pont par le novice qui n’avait pas le pied marin. Mais les dépositions des témoins sont formelles et rapprochées des déclarations faites spontanément par Roudot, elles ne peuvent laisser aucun doute sur la responsabilité qui revient à l’accusé dans la mort du novice Roudot.

Plusieurs témoins sont venus attester la moralité de l’accusé. Quelques-uns qui n’avaient eu avec lui que des relations accidentelles, ont bien déclaré qu’ils n’avaient jamais constaté chez lui un caractère violent et brutal; mais il n’en a pas été tout à fait de même de ceux qui ont servi sous ses ordres.  Presque tous déclarent que s’il était juste en service et s’il donnait à ses hommes les soins qui pouvaient leur être nécessaires, il était violent et brutal pour quelques-uns.

C’est ce qui résulte notamment des déclarations de plusieurs passagers du navire les Trois Soeurs qui ont révélé à sa charge divers actes de violence.

En conséquence le nommé Lamusse (Paul François) est accusé, d’avoir, depuis moins de dix ans, en mer, volontairement porté des coups et fait des blessures ou exercé toutes autres violences ou voies de fait sur la personne du nommé Roudot (Jacques Marie), novice à bord de la goëlette Janne-Marie Joseph, lesquels coups portés et blessures faits sans intention de donner la mort, l’auraient cependant occasionnée. –

Après cette lecture il est procédé à l’audition et à l’interrogatoire de l’accusé. Lamusse, tout en reconnaissant qu’il a attaché le novice Roudot sous les aisselles et qu’il l’a placé sur le bordage du navire pour l’empêcher de se jeter à la mer, nie énergiquement avoir donné au novice une poussée à la suite de laquelle celui-ci serait allé tomber les reins sur une baille, ce qui aurait occasionné la lésion interne ou myelite aiguë suppurée dont serait mort le sieur Roudot à l’hôpital de St-Pierre. De nombreux témoins ont été entendus tant à charge qu’à décharge. Trois témoins ont affirmé avoir vu Lamusse, le patron, donner la poussée, si fatale au sieur Roudot. Les autres hommes de l’équipage déclarent n’avoir rien vu, à l’exception de la scène de la lisse.

Une assez longue controverse médicale entre les hommes de l’art s’est engagée sur l’origine de la maladie à laquelle a succombé le sieur Roudot.

Me Borne, Procureur de la République, Chef du service Judiciaire, a soutenu l’accusation,

Me Béhaghel, agréé, a présenté la défense de l’accusé.

Le Tribunal criminel, après s’être retiré dans la chambre des délibérations, a rapporté une réponse négative aux questions qui lui étaient posées.

En conséquence, Lamusse a été acquitté.

Grand Colombier

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