Le 7 décembre, l’attaque de Pearl Harbor jetait l’Amérique dans la guerre. On aurait pu croire que, dès lors, sa politique traiterait en alliés les Français libres qui combattaient ses propres ennemis. Il n’en fut rien, cependant. Avant que Washington finît par s’y décider, on devrait essuyer beaucoup d’avatars pénibles. C’est ainsi que, le 13 décembre, le Gouvernement américain réquisitionnait dans ses ports le paquebot Normandie et 13 autres navires français, sans consentir à traiter avec nous, ni même à nous parler de leur emploi, ni de leur armement. Quelques semaines plus tard, Normandie flambait dans des conditions lamentables. Au cours du mois de décembre, le Pacte des Nations Unies était négocié et signé par 27 gouvernements dont nous ne faisions pas partie. Ce qu’il y avait d’étrange, sinon de trouble, dans l’attitude des Etats-Unis à notre égard, allait être, d’ailleurs, révélé par un incident presque infime en lui-même mais auquel la réaction officielle de Washington conférerait une sérieuse importance. Peut-être, de mon côté, l’avais-je provoqué pour remuer le fond des choses, comme on jette une pierre dans l’étang. Il s’agissait du ralliement de Saint-Pierre et Miquelon.
Nous y pensions depuis le début. Il était, en effet, scandaleux que, tout près de Terre-Neuve, un petit archipel français dont la population demandait à se joindre à nous, fût maintenu sous l’obédience de Vichy. Les Britanniques, hantés par l’idée que, sur la route des grands convois, les sous-marins allemands pourraient un jour trouver assistance grâce notamment au poste-radio qui existait à Saint-Pierre, désiraient le ralliement. Mais, suivant eux, il y fallait l’accord de Washington. Quant à moi, je tenais cet accord pour souhaitable, mais non indispensable, puisqu’il n’y avait là qu’une affaire intérieure française.
Même, j’étais d’autant plus résolu à m’assurer de l’archipel que je voyais l’amiral Robert, Haut-Commissaire de Vichy pour les Antilles, la Guyane et Saint-Pierre, traiter avec les Américains, ce qui ne pouvait aboutir qu’à la neutralisation de ces territoires français sous garantie de Washington. Apprenant, au mois de décembre, que l’amiral Horne était précisément envoyé par Roosevelt à Fort-de-France pour régler avec Robert les conditions de la neutralisation de nos possessions d’Amérique et des navires qui s’y trouvaient, je décidai d’agir à la première occasion.
Cette occasion se présenta sous les traits de l’amiral Muselier. Comme il devait se rendre au Canada pour inspecter le croiseur sous-marin Surcouf, alors basé à Halifax, ainsi que les corvettes françaises qui escortaient les convois, je convins avec lui qu’en principe il effectuerait l’opération. De fait, ayant réuni à Halifax, le 12 décembre, autour du Surcouf, les corvettes Mimosa, Aconit et Alysse, il se tint prêt à passer à Saint-Pierre et Miquelon. Mais il crut devoir, auparavant, demander lui-même, à Ottawa, l’assentiment des Canadiens et des Américains. Le secret était ainsi rompu. Je me vis obligé d’avertir les Britanniques pour éviter les apparences de la dissimulation. A Muselier, Washington fit répondre : « Non ! » par son ministre à Ottawa, à qui l’amiral déclara que, dès lors, il renonçait à se rendre aux Îles. A moi-même, le Gouvernement de Londres écrivit que, pour sa part, il ne faisait point obstacle, mais qu’étant donné l’opposition américaine, il demandait que l’opération fût remise. Dans ces conditions, et à moins d’un fait nouveau, on allait devoir s’y résigner.
Mais le fait nouveau survint. Quelques heures après m’avoir répondu, le Foreign Office portait à notre connaissance, — n’était-ce pas avec intention ? — que le Gouvernement canadien d’accord avec les Etats-Unis sinon à leur instigation, avait décidé de débarquer, de gré ou de force, à Saint-Pierre le personnel nécessaire pour s’assurer du poste-radio. Nous protestâmes aussitôt à Londres et à Washington. Mais, dès lors qu’il était question d’une intervention étrangère dans un territoire français, aucune hésitation ne me parut plus permise. Je donnai à l’amiral Muselier l’ordre de rallier tout de suite Saint-Pierre et Miquelon. Il le fit la veille de Noël, au milieu du plus grand enthousiasme des habitants, sans que la poudre ait eu à parler. Un plébiscite donna à la France Libre une écrasante majorité. Les jeunes gens s’engagèrent aussitôt. Les hommes mûrs formèrent un détachement pour assurer la défense des îles. Savary, nommé administrateur, remplaça le gouverneur.
On pouvait croire que cette petite opération, si heureusement effectuée, serait entérinée sans secousse par le Gouvernement américain. Tout au plus devait-on s’attendre à quelque mauvaise humeur dans les bureaux du State Department. Or, ce fut une vraie tempête qui éclata aux Etats-Unis. M. Cordell Hull, lui-même, la déclencha par un communiqué où il annonçait qu’interrompant ses vacances de Noël il regagnait d’urgence Washington. L’action entreprise à Saint-Pierre et Miquelon par les navires soi-disant français libres, ajoutait le Secrétaire d’Etat, l’a été sans que le Gouvernement des Etats-Unis en ait eu au préalable connaissance et sans qu’il y ait aucunement donné son consentement ». Il terminait en déclarant que son gouvernement « avait demandé au Gouvernement canadien quelles mesures celui-ci comptait prendre pour restaurer le statu quo ante dans les îles ››.
Aux Etats-Unis, pendant trois semaines, le tumulte de la presse et l’émotion de l’opinion dépassèrent les limites imaginables. C’est que l’incident offrait tout à coup au public américain l’occasion de manifester sa préférence entre une politique officielle qui misait encore sur Pétain et le sentiment de beaucoup qui inclinait vers de Gaulle. Quant à nous, le but étant atteint, nous entendions maintenant amener Washington à une plus juste compréhension des choses. Comme Churchill était à Québec en conférence avec Roosevelt, je télégraphiai au Premier ministre pour l’avertir du mauvais effet produit sur l’opinion française par l’attitude du State Department. Churchill me répondit qu’il ferait son possible pour que l’affaire fût arrangée, tout en faisant allusion à tels développements favorables qui s’en trouvaient empêchés. En même temps, Tixier remettait, de ma part, à M. Cordell Hull d’apaisantes communications, tandis que Roussy de Sales employait dans le même sens son crédit auprès de la presse américaine et que nous nous efforcions de mettre en œuvre M. W. Bullitt, dernier ambassadeur des Etats-Unis auprès de la République, lequel séjournait, alors, au Caire.
Le Gouvernement de Washington, très critiqué dans son pays et tacitement désapprouvé par l’Angleterre et par le Canada, ne pouvait en définitive qu’admettre le fait accompli. Toutefois, avant d’y consentir, il essaya de l’intimidation en usant de l’intermédiaire du Gouvernement britannique. Mais cet intermédiaire était lui-même peu convaincu. M. Eden me vit et me revit, le 14 janvier, et fit mine d’insister pour que nous acceptions la neutralisation des îles, l’indépendance de l’administration par rapport au Comité national et un contrôle à établir sur place par des fonctionnaires alliés. Comme je refusais une pareille solution, M. Eden m’annonça que les Etats-Unis songeaient à envoyer à Saint-Pierre un croiseur et deux destroyers. « Que ferez-vous, en ce cas ? » me dit-il — « Les navires alliés, répondis-je, s’arrêteront à la limite des eaux territoriales françaises et l’amiral américain ira déjeuner chez Muselier qui en sera certainement enchanté ». – « Mais si le croiseur dépasse la limite ? » — « Nos gens feront les sommations d’usage ». – « S’il passe outre ? » – « Ce serait un grand malheur, car, alors, les nôtres devraient tirer ». M. Eden leva les bras au ciel. « Je comprends vos alarmes, concluai-je en souriant, mais j’ai confiance dans les démocraties ».
Il ne restait qu’à tourner la page. Le 19 janvier, M. Cordell Hull recevait Tixier et lui développait sans aigreur les raisons de la politique qu’il avait suivie jusqu’à présent. Peu après, il prenait acte de la réponse que je lui faisais tenir. Le 22, M. Churchill, rentré en Angleterre, me fit demander d’aller le voir. J’y fus avec Pleven. Le Premier ministre, ayant Eden auprès de lui, nous proposa, de la part de Washington, de Londres et d’Ottawa, un arrangement suivant lequel toutes choses resteraient à Saint-Pierre et Miquelon dans l’état où nous les avions mises. En échange, nous laisserions les trois gouvernements publier un communiqué qui sauverait tant soit peu la face au Département d’Etat. « Après quoi, nous dirent les ministres britanniques, nul n’interviendra dans l’affaire ». Nous acceptâmes l’arrangement. Rien ne fut, finalement, publié. Nous gardâmes Saint-Pierre et Miquelon et, du côté des alliés, on ne s’en occupa plus.
Même, j’étais d’autant plus résolu à m’assurer de l’archipel que je voyais l’amiral Robert, Haut-Commissaire de Vichy pour les Antilles, la Guyane et Saint-Pierre, traiter avec les Américains, ce qui ne pouvait aboutir qu’à la neutralisation de ces territoires français sous garantie de Washington. Apprenant, au mois de décembre, que l’amiral Horne était précisément envoyé par Roosevelt à Fort-de-France pour régler avec Robert les conditions de la neutralisation de nos possessions d’Amérique et des navires qui s’y trouvaient, je décidai d’agir à la première occasion.
Cette occasion se présenta sous les traits de l’amiral Muselier. Comme il devait se rendre au Canada pour inspecter le croiseur sous-marin Surcouf, alors basé à Halifax, ainsi que les corvettes françaises qui escortaient les convois, je convins avec lui qu’en principe il effectuerait l’opération. De fait, ayant réuni à Halifax, le 12 décembre, autour du Surcouf, les corvettes Mimosa, Aconit et Alysse, il se tint prêt à passer à Saint-Pierre et Miquelon. Mais il crut devoir, auparavant, demander lui-même, à Ottawa, l’assentiment des Canadiens et des Américains. Le secret était ainsi rompu. Je me vis obligé d’avertir les Britanniques pour éviter les apparences de la dissimulation. A Muselier, Washington fit répondre : « Non ! » par son ministre à Ottawa, à qui l’amiral déclara que, dès lors, il renonçait à se rendre aux lies. A moi-même, le Gouvernement de Londres écrivit que, pour sa part, il ne faisait point obstacle, mais qu’étant donné l’opposition américaine, il demandait que l’opération fût remise. Dans ces conditions, et à moins d’un fait nouveau, on allait devoir s’y résigner.