22 novembre, 2024

1894 – NOS MARINS EN DANGER

Le Pèlerin – 10 juin 1894 – 18e année – N 910

NOS MARINS EN DANGER

Le 24 mars dernier, les grands steamers Olbia et Charles Martel, nous l’avons dit, quittaient ensemble le port de Saint-Malo après une bénédiction faite par un prêtre zélé et des acclamations à Notre-Seigneur, emmenant à Saint-Pierre-et-Miquelon le premier 1 379, le second 1 584 marins bretons.

Ces chiffres paraîtront bien considérables, c’est qu’autrefois chaque navire pêcheur emportait à Terre-Neuve l’équipage d’une dizaine de goélettes au plus, c’est-à-dire 150 hommes au maximum.

Aujourd’hui, tout est changé, le transport sur les lieux de pêche se fait par grandes masses. C’est certainement moins hygiénique et, comme on va le voir, c’est beaucoup plus dangereux. Mais l’économie est considérable et les entrepreneurs y trouvent leur compte.

Nous empruntons au journal L’Égalité de Terre-Neuve les détails suivants sur la traversée de l’Olbia.

Vendredi dernier, 6 courant, à 11 heures, l’Olbia, parti de Saint-Malo le 24 mars, mouillait en rade après avoir, ayant le pilote à son bord, ce qui suspendait la responsabilité du capitaine, touché près de l’île aux Chiens sur la basse Bataille.

Dès leur débarquement, les passagers de troisième se sont plaints du manque de nourriture dont ils avaient cruellement souffert dans les cinq derniers jours pendant lesquels ils n’avaient, d’après eux, par jour, que huit pommes de terre pour dix hommes et un peu de café.

Et encore ces pommes de terre voyageaient en fret et n’étaient pas la propriété du navire.

Les hommes embarqués sur ce navire, au nombre de 1 452, pleuraient des souffrances que leur faisait éprouver la faim.

Il paraîtrait qu’on n’avait embarqué des vivres que pour 800 passagers et dix jours de voyage.

Le capitaine aurait été trompé par des armateurs sur le nombre des passagers.

Il paraît aussi qu’un coup de mer avait enlevé treize barils de farine placés sur le pont et des fûts de vin. Les 1 379 marins passagers, craignant de manquer de vivres, s’étaient révoltés, avaient pillé la boulangerie et gaspillé 800 kilos de pain. Les responsabilités seront difficiles à établir ; il y a trop de témoins et aucun n’a intérêt à être impartial.

Pour le Charles Martel, les choses s’étaient encore plus mal passées. Le Charles Martel est un vapeur de 115 mètres de long filant une moyenne de 11 nœuds. Parti de Saint-Malo le 24 mars à 8 heures du matin, il eut dès le début de très mauvais temps et essuya une tempête si violente que les boulangers ne purent faire le pain. Deux jours après le départ, les passagers à 60 francs furent rationnés. Le 2 avril, on réduisit la ration qui consista pour le repas du matin dans une distribution d’eau-de-vie et de café. Pas de biscuits. Les cerveaux surexcités se montrèrent. Du 2 au 5 avril, il y eut des scènes inqualifiables sur lesquelles nous passerons rapidement. Qu’il nous suffise de dire que les marins banquiers envahirent le salon des premières, s’en prenant aux armateurs passagers de 1re classe et criant « À l’eau ! À la chaudière ! ». Les personnes menacées durent se barricader dans leurs cabines. Le capitaine Provitola, homme d’âge et d’expérience, assistait impuissant à ces scènes de désordre qu’il ne pouvait réprimer. Le mauvais temps persistant et ne sachant au juste combien de temps pouvait durer encore la traversée, quoiqu’il ne fût qu’à 700 milles de Saint-Pierre, il prit le parti de rétrograder de 600 milles et relâcha à l’île Fayal, Açores.

À Horta, on se ravitailla. Pendant cinq jours qu’on y passa, on fit 5 000 kilogrammes de pain, on embarqua du biscuit, on renouvela les provisions. Bref, les vivres étant assurés, on reprit la mer et tout fut fini.

Si de pareils événements devaient se reproduire, il est à craindre que l’issue n’en fût pas la même.

D’abord, il est difficile de maintenir l’ordre parmi 1 500 hommes oisifs que le moindre incident émeut et soulève. Puis un navire qui part dans ces conditions n’est jamais sûr d’accomplir son voyage dans le temps minimum. Un arbre de couche peut casser, une tempête peut rejeter le navire hors de sa route, enfin dans ces parages, la rencontre de glaces flottantes peut contraindre à faire un long détour.

Il est vrai que si les entrepreneurs ont embarqué 15 000 rations de trop, comptant sur dix jours de retard, ils auront quelque peine à s’en défaire le voyage terminé et leur perte sera sèche. La spéculation des entrepreneurs et la sécurité des marins engendrent des intérêts contraires.

Mais on sait aussi que rien n’est facile pour les conserves, la farine, le vin, de faire des approvisionnements conditionnels. La Nef de Salut le pratique. Quand il s’agit de transporter des coolies tonkinois ou nègres, l’État prend toutes sortes de précautions : un médecin de la marine ou un commissaire embarque sur le transport et veille au bien-être des passagers ; les conditions du cahier des charges sont précises et sévères.

Ne pourrait-on traiter les marins bretons au moins sur le pied des noirs et des jaunes ?

D’autant que l’affaire en vaut la peine : sait-on qu’il y a 8 000 marins à quitter chaque année la France pour aller aux bancs de Terre-Neuve ? Si une catastrophe s’était produite sur l’Olbia et le Charles Martel, certaines communes comme Cancale, qui comptait 500 marins sur les deux bateaux, eussent été décimées.

L’avenir de notre marine de guerre dépendant d’ailleurs du sort de cette élite des hommes de mer, on signe une pétition pour défendre qu’on en risque plus de 800 à la fois sur un navire.

Dans ces conditions, le Pèlerin ne peut que faire des vœux pour que l’œuvre des marins pêcheurs se constitue et apporte à ces braves un secours matériel et spirituel auquel ils ont droit. Les protestants anglais nous ont devancés, on le sait, pour les œuvres de mer et la nef du Salut a été achetée en partie en vue de concourir à ces œuvres apostoliques auxquelles un zélé prêtre de Saint-Servan se consacre déjà. Des prières et des réunions auront lieu prochainement à Sainte-Anne-d’Auray pour chercher les solutions.

C’est dans le Barachois, arrière-port peu profond, qu’hivernent les goélettes montées par nos marins au moment de la pêche.

Le chiffre des affaires atteint jusqu’à 30 millions au moment de la pêche surtout, et de plus la pêche de la morue à Saint-Pierre forme pour notre marine une race de marins vraiment incomparable.

Ces 8 000 marins, s’ils sont Bretons, s’appellent alors Terre-Neuvais ; s’ils sont Normands, ils s’appellent alors Terre-Neuviers ou Basques.

La ville de Saint-Pierre, dont nous donnons ici une vue, est le grand centre de la pêche. Saint-Pierre compte en temps normal 3 500 habitants.  Elle comprend deux agglomérations.

Au centre, la ville en pierre, dont les maisons sont revêtues en pierre par crainte de l’incendie ; autour de la ville en pierre s’étend la ville en bois. Il n’y a guère comme monuments que l’église et la résidence du commandant, l’une et l’autre construites en bois.

Grand Colombier

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