Les Pêcheurs de Morue
À peine si l’hiver a quitté nos rivages,
Que tout semble revivre au bord des blanches plages !
Vous connaissez Granville, et le charme enchanteur
Des filles aux yeux bruns, au teint de rose en fleur,
Courant joyeusement sur les rochers des grèves,
Et que l’on voit passer : vision des beaux rêves !
Le Ciel est tout d’azur, et la mer, un miroir ;
Dans l’âme du marin, un souriant espoir
Lui fait voir, au lointain, des monceaux de morues,
Couvrant tous les trottoirs et les pavés des rues ?
Les marchands alignés remuant des écus,
S’empressant, à l’envi, d’acheter un trésor,
Et les pièces d’argent dans sa main si calleuse,
Faisant retenir l’air d’une note joyeuse !
Le pêcheur a rêvé : mais son beau bâtiment
Est là, prêt à partir, toutes voiles au vent.
On embrasse sa mère, et sa femme, et sa fille,
Dans tous les yeux, hélas ! plus d’une larme brille,
Chacun sait que l’adieu pourrait être éternel.
Et cette heure suprême est l’instant solennel.
On arbore au grand mât le drapeau de la France,
Puis, enfin, sur les flots, le navire s’élance.
Terre-Neuve est bien loin du paisible foyer,
Et l’on quitte, à regret, son toit hospitalier,
On pense à ses enfants, à tout ce qui vous aime,
L’Océan est bien grand, et le péril, extrême,
Mais qu’importe : Il faut bien du pain à la maison,
On finit par chérir sa flottante prison !
La Mer, pour le pêcheur, est un grand et beau Livre
Que tout son cœur comprend, et qui, toujours l’enivre !
Le brick est sur le Banc: on place les filets,
Et d’une pêche active, on fait tous les apprêts !
On sale le poisson, on se hâte, on travaille,
Un hameçon cruel, quelquefois, vous entraille,
Mais l’on songe au retour, à l’argent amassé,
Et le mal je vous jure, est bien vite passé !
Puis, par un beau matin, vient à luire l’aurore
De ce jour désiré : le soleil joyeux dore
La toile des huniers, toute mise dehors,
Et l’on vogue, joyeux, vers les havres, les ports,
Vers ces rochers connus où s’écoula l’enfance,
Où vous devîntes homme après l’adolescence !
Que de périls bravés ! que de dangers courus !
Parmi tous ces pêcheurs : combien de disparus !
Si le jour du retour est une grande fête,
Ah ! pour les Orphelins que fait une tempête,
C’est un jour triste, sombre, et rempli par un deuil
Qu’on ne peut consoler, même avec un cercueil !
Le 3 octobre 1883.
Émile PHILIPPE, de Cherbourg.
(Le Granvillais.)
Document numérisé et reproduit numériquement à partir de l’original, aux Archives de Saint-Pierre-et-Miquelon.