23 mars, 2025

1867 – Câble télégraphique à Saint-Pierre

Saint-Pierre, la plus petite et la moins peuplée des colonies françaises, se trouve, depuis vendredi 30 août dernier, reliée à la Métropole par une communication télégraphique presque instantanée et elle est la seule parmi elles à jouir actuellement de cet avantage inappréciable.

Cyrus Field

On sait comment une Compagnie anglaise, sous la direction énergique et infatigable de M. Cyrus Field, est parvenue à mener à bien, après plus de dix années de tribulations de toutes sortes, et contre l’avis décourageant de certaines sommités de la science, une entreprise aussi gigantesque que la pose du câble télégraphique à travers l’Océan. Après avoir finalement surmonté l’obstacle effrayant des profondeurs insondables de l’Atlantique, la Compagnie, ayant ainsi relié la grande île de Terre-Neuve à l’Europe, s’est heurtée presque à l’improviste contre une difficulté d’un autre genre. Utilisant le vaste trajet par terre que la côte sud de Terre-Neuve lui présentait, elle y a posé des fils aériens et c’est seulement entre le cap Ray et le cap Nord qu’elle a immergé un nouveau câble d’une longueur d’environ 60 milles, pour compléter la jonction télégraphique entre l’Europe et l’Amérique. Mais un hiver a suffi pour faire reconnaître les inconvénients graves d’un parcours terrestre considérable dans l’île de Terre-Neuve.

Cette vaste île en effet, complètement déserte à l’intérieur, n’est que faiblement peuplée sur certaines côtes et, dans la partie sud-ouest, il n’existe, pour ainsi dire, aucune voie de communication. Poser les fils en été, à Terre-Neuve, fut très facile, le bois s’y trouvant partout ; mais réparer ces fils en hiver a été reconnu comme une tâche presque impossible.

Pendant plusieurs mois, Terre-Neuve et les pays voisins sont ensevelis sous une énorme couche de neige. La neige gèle sur les fils, le verglas les surcharge, les grandes brises arrivent et ils sont rompus. Il faut, pour les réparer, entreprendre des expéditions souvent dangereuses et, dans tous les cas, des interruptions fâcheuses et inévitables existent pendant l’hiver et viennent entraver un service qui doit, dans l’intérêt des deux mondes, fonctionner avec une régularité aussi parfaite que possible. C’est pour obvier à ces inconvénients graves que la Compagnie s’est décidée à établir une nouvelle ligne, reliant par la mer la baie de Plaisance (Terre-Neuve) à Sydney (Nouvelle-Ecosse), avec station à Saint-Pierre, et c’est la première section de ce câble dont la longueur totale sera d’environ deux cents milles qui a été heureusement immergée le 30 août.

La veille de ce jour mémorable pour Saint-Pierre, on avait vu, vers le soir, les deux steamers chargés de la pose du câble traverser le bras de mer qui sépare notre île de Terre-Neuve. On pensa que l’opération de la mise à terre du câble pourrait avoir lieu immédiatement et quelques personnes se rendirent même à l’anse à Dinan, lieu choisi par M. Cyrus Field, pour l’atterrissage du câble. Mais la nuit et la brume empêchèrent les navires anglais d’approcher.

Le lendemain, de 10 à 14 heures, sous un temps magnifique, commença l’émigration des habitants de Saint-Pierre vers cette petite anse déserte, si pittoresquement située entre d’énormes collines couvertes de verdure. La Mouche amena le Commandant et sa famille ainsi que plusieurs autres personnes. De nombreux canots et une goëlette par mer, un sentier peu commode, mais très accidenté par terre, furent les voies par lesquelles des curieux en grand nombre envahirent l’anse à Dinan. Quelques dames intrépides composaient le principal ornement de cette réunion improvisée.

Cependant à bord du beau et vaste steamer Chiltern on était à l’oeuvre, Quelques incidents, paraît-il, vinrent retarder cette opération délicate. Pour calmer l’impatience des spectateurs, deux dérivatifs s’offrirent à propos. Le premier se présenta sous l’aspect de l’inévitable photographe, qui après avoir pris de terre une vue du Chiltern consentit à la demande générale, à essayer une photographie sur la colline sur laquelle se trouvaient groupées, sous les rayons d’un soleil tropical, presque toutes les personnes réunies dans l’anse à Dinan.

Par malheur le soleil, ce grand maître des photographes, leur joue parfois de vilains tours. La colline et ceux qui la couvraient étaient alors, comme nous l’avons dit, baignés par les rayons de l’astre éclatant. Par suite de cette circonstance, l’épreuve a des tons dur et heurtés qui lui ôtent tous ses charmes.

Pendant ce temps, un canot avait amené du bord du Chiltern les diverses parties d’un appareil télégraphique, qui fut immédiatement installé dans une petite maisonnette construite pour cet usage les jours précédents. À quatre heures et demie enfin, le câble partait du bord sur un radeau soutenu par deux chaloupes, et quelques instants après il était à terre où son heureuse arrivée fut saluée par de nombreux hurrahs.

Samuel Canning

Le chef de l’entreprise de la pose du câble, M. Samuel Canning, pria le Commandant de vouloir bien placer lui-même l’extrémité du câble dans l’enceinte où pour la première fois à Saint-Pierre il allait fonctionner.

À ce moment le champagne circula de toutes parts, le canon à bord des deux steamers se mit à tonner et de nouveaux hurrahs vinrent constater que définitivement Saint-Pierre était en communication télégraphique avec le reste du monde. En effet, quelques minutes après, une conversation régulière engagée entre Hearts’Content (Terre-Neuve) et l’anse à Dinan, prouvait la réussite complète de l’entreprise. M. Canning offrit alors gracieusement au Commandant d’envoyer de suite à Paris une dépêche télégraphique. Le Commandant accepta avec plaisir et, peu d’heures après, sans aucun doute, Son Exc. M. le Ministre de la marine et des colonies, apprenait dans son hôtel, que Saint-Pierre pourrait désormais et au besoin, recevoir ses instructions et ses ordres environ vingt jours plus tôt que par la voie ordinaire.

Désormais à l’abri de la neige, des frimats et des tempêtes (car c’est dans les profondeurs de l’Océan, paraît-il, qu’on trouve les seuls lieux de notre planète où règne un calme perpétuel), espérons que le nouveau câble, dont la pose a été heureusement conduite jusqu’à Sydney, rendra d’immenses services surtout en hiver, comme trait d’union entre l’Océan et le Nouveau-Monde. Mais félicitons-nous surtout, nous habitants de Saint-Pierre, d’avoir enfin à notre portée, cet agent merveilleux des relations commerciales en l’absence duquel, quoi qu’en pensent encore certains esprits arriérés, il n’est pas possible de lutter à armes égales avec de plus favorisés.

Nous ignorons quels sont les motifs qui ont déterminé la Compagnie anglaise à établir une station télégraphique à Saint-Pierre ; mais nous croyons pouvoir lui prédire hautement qu’elle n’a pas fait là une mauvaise opération. C’est une vérité banale, mais il faut bien le répéter ; Saint-Pierre ne vit que par le commerce et il n’y a aucun pays qui ait plus que lui besoin de communications faciles. Que dis-je ? Des négociants de Saint-Pierre ont déjà reçu des dépêches télégraphiques depuis quelques temps, malgré le retard énorme que causait l’interruption entre Sydney et Saint-Pierre. Puisque quelques personnes ont cru devoir aventurer 250 francs sur des dépêches dont l’arrivée en temps opportun était tout à fait incertaine, que sera-ce maintenant que la transmission est sûre et instantanée ? Cette simple observation dispense de tous commentaires. Félicitons-nous donc, encore une fois, des avantages que le télégraphe transatlantique va procurer au commerce de cette colonie. Lorsqu’elle possédera, ce qui ne sera pas long, nous le croyons du moins, un bateau à vapeur faisant un service régulier de dépêches et de voyageurs, Saint-Pierre n’aura plus rien à envier aux pays les plus avantagés, et le commerce y verra croître rapidement son essor progressif déjà si vigoureux.

Document numérisé et reproduit numériquement à partir de l’original, aux Archives de Saint-Pierre-et-Miquelon. 

Grand Colombier

Le GrandColombier.com est un site recensant tout document historique ayant un lien avec les îles Saint-Pierre-et-Miquelon : traités, cartographie, toponymie, archives, sources primaires, études, recherches, éphémérides. Le site est dirigé par Marc Albert Cormier. Profil Acadmedia.edu: https://independent.academia.edu/MarcAlbertCormier

Voir tous les articles de Grand Colombier →

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *