Histoires Coloniales
L’Aurore : Politique, Littéraire, Sociale
François Crucy
François Crucy, pseudonyme de Maurice-François-Marie Rousselot (né le 4 avril 1875 à Nantes et décédé le 26 juillet 1958 à Nice), fut d’abord journaliste avant de devenir militant socialiste et haut fonctionnaire sous le gouvernement du Front populaire, puis de s’engager dans la résistance. Il commence sa carrière à la fin du XIXe siècle au journal L’Aurore dirigé par Georges Clemenceau, puis rejoint L’Humanité en 1912.
J’ai reçu les confidences d’un Français qui revient de l’Ile Saint-Pierre ; il m’a ra-conté, documents en main, des histoires bien singulières.
Saint-Pierre et Miquelon sont, vous le savez, deux îlots français, adjacents à Terre-Neuve, Il s’y fait un commerce très important; Les huit ou dix-mille marins qui chaque année quittent notre côte pour s’en aller faire la pêche sur le banc, passent à, Saint-Pierre a l’aller ou au retour. Ainsi, Ja population sédentaire, évaluée à six mille personnes, est, à certaines époques, plus que doublée.
Cette population sédentaire est composée, pour la majeure partie, d’armateurs, de pêcheurs, _ de gens .qui plus ou moins directement font commerce des produits de pèche ou des engins, appâts nécessaires à cette industrie et d’un grand nombre de négociants qui font le trafic de l’alcool,
A écouler les récits que font certains Français retour des îles, on a d’abord l’impression que ce sont des terres perdues, très loin de nous, et depuis longtemps oubliées.
A la vérité, Saint-Pierre et Miquelon sont à peine à treize jours de mer de notre littoral, assez proches pour que l’Administration ait su jeter jusque-là un de ses innombrables appendices. Le gouverneur qu’elle entretient richement aux îles, y doit représenter la métropole ; ce qui ne veut pas dire que ce fonctionnaire prenne à tâche de défendre là-bas l’idée française, les intérêts de ta démocratie, la prépondérance de l’esprit laïque, toutes idées, tous principes que ses chers et mandataires s’efforcent cependant de défendre ici.
Le régime ploutocratique triomphe à Saint-Pierre. Quelques hommes riches; aux intérêts étroitement associés, y exercent une sorte de pouvoir absolu. Et si un enquêteur bien armé, préalablement et dûment autorisé à tout regarder, à tout voir, pour tout savoir, s’en allait là-bas chercher comment on y entend et comment on y pratique la liberté et l’égalité, il découvrirait vite que ces mots-là ne sont, dans les colonies, que des masques dont se servent, en cas de besoin, quelques privilégiés.
Mais l’administration métropolitaine ne point paru soucieuse, jusqu’à, présent, de mettre en chemin cet enquêteur-là. Un jour, toutefois, un inspecteur de passage, ayant soulevé un coin du voile, fit un rapport dénonça des agissements coupables : le rapport fut classé … ; nous voulons croire qu’il ne fût pas lu.
Tout affaibli nous arrive maintenant le bruit des plaintes formulées à Saint-Pierre, il ne sera point dit que ces plaintes soient venues jusqu’aux portes sonores d’une salle de rédaction sans que celle-ci vous en renvoie l’écho.
Si la métropole dote Saint-Pierre et Miquelon d’un gouverneur, ces petites îles n’ont point, en échange, le droit de se représenter par un député, près de la métropole.
Tout au plus permet-on à leurs habitants d’élire un « délégué ». En principe cet élu est « délégué « au conseil supérieur des colonies : en fait, il visite successivement, tous les hôtels du gouvernement, toutes les branches de l’administration ; ici et là, il paraît d’autant plus redoutable et se fait d’autant mieux écouter que ses mandants sont plus éloignés. Il accroît son importance aux dépens de la leur.
On sait dans les bureaux qu’il y a un « délégué » des îles de Saint-Pierre et Miquelon ; on ne se soucie point, après cela, de savoir s’il y a toujours des Saint-Pierrais et des Miquelonnais.
Il est vrai que le pouvoir du « délégué » est tel, là-bas, qu’il peut presque se dire le maître des îles.
C’est naturellement l’armateur le plus riche de la colonie ; il possède une flottille de quarante bateaux ; il est, en outre, à la tête de la Banque des îles et dispose par là de tout le crédit ; depuis deux années, il a la concession du service postal entre Saint-Pierre et Canada, entre les îles et la France. Il tient à la fois l’administration el les administrés.
Cet homme, dont vous pouvez, à l’énumération que je viens de vous faire, imaginer la toute-puissance, a nom M. Légasse.
J’ai dit qu’il était élu par le suffrage universel : des témoins dignes de foi, rapportent qu’aux dernières élections il ne respecta rien moins que la liberté «des marins à &on service, lesquels allèrent aux urnes sous la surveillant» des patrons de leurs goélettes.
Ainsi, M. Lésasse, « délégué » élu, gouverne les îles de Saint-Pierre et Miquelon.
Une série de faits qu’appuient d’irrécusables preuves, démontre nommés par la métropole ont trop souvent été, là-bas, gens au service du riche armateur.
De ces faits, j’en veux aujourd’hui citer un ; il est patent ; un rapport officiel récemment arrivé dans les bureaux du ministre compétent l’a, si Je puis dire, officiellement authentiqué.
Il montre que sous le régime ploutocratrique institué aux lies de Saint-Pierre et Miquelon, la Justice elle-même doit céder.
C’est une histoire de fraude,
Avant de la rapporter, il convient de rappeler que les bateaux qui viennent de pêcher sur le « banc » de Terre-Neuve, et qui passent à Saint-Pierre, doivent y faire leur déclaration (1) ; ils doivent affirmer que la morue qu’ils rapportent est bien le produit d’une pêche française ; la prime accordée au poisson exporté explique l’importance de cette déclaration, l’intérêt que trouvent les armateurs à rentrer en France des quantités de poisson aussi considérable que possible.
Venons à l’histoire à présent :
En 1901, le service des douanes de Saint-Pierre était avisé par des pêcheurs français, que le bateau Jules-Jean-Baptiste, rentrant à la colonie, était chargé de poisson dont partie provenait d’embarcations qui, sur le banc, étaient montées par des Anglais.
J’ai sous les yeux la dénonciation – le marin maltraité, mal payé, se revenge parfois – qui parvint au service des douanes.
Dès que l’embarcation entra au port, ce service fît une saisie et demanda au procureur de la République d’ouvrir une enquête.
J’ai également entre les mains un extrait de cette enquête et des conclusions du magistrat : il y est constaté que le délit prévu a bien été commis, qu’on a chargé sur le bateau en question du poisson provenant de pêche étrangère (la cargaison doit être dès lors considérée comme étant entièrement le produit d’une pêche étrangère), que les auteurs du délit sont sous le coup du décret qui le réprime.
Le bateau appartenait à MM. Légasse.
L’affaire était grave : les pénalités encourues étaient considérables (amende éva-luée à 60,000 francs et prison) ; il y avait en outre, récidive, le même armateur ayant été poursuivi, six ans auparavant, pour délit analogue, et condamné.
Seulement, pendant ces six années, la puissance de M. Légasse s’était considérablement accrue : M. Légasse était arrivé à centraliser entre ses mains tous les pouvoirs que j’ai énumérés.
Légasse intervinrent donc cette seconde fois auprès du gouverneur, et le gouverneur, cédant à des instances dont lui appréciera le caractère, menaçant le procureur de la République et le chef du service des douanes, osa arrêter une affaire qui était entrée déjà dans le domaine judiciaire.
J’ai parlé plus haut d’un rapport corroborant ces faits.
En 1904, en effet, un inspecteur des colonies dont je pourrais donner le nom visita Saint-Pierre et Miquelon : il eut entre les mains tous les documents concernant l’affaire du Jules-Jean-Baptiste; il fit un rapport aux termes duquel il déclarait qu’il y avait eu pression de la part des armateurs intéressés soucieux d’arrêter l’affaire et les poursuites.
Le rapport est classé : on le retrouverait aisément. Je n’ai point l’Honneur de connaître son auteur, mais il n’est point homme, à ce qu’on m’en a dit, à rétracter un mot de ce qu’il a écrit.
Et, sans doute, l’affaire dont Je viens de parler est à présent prescrite au point de vue pénal.
Elle n’en reste pas moins une illustration flagrante du régime ploutocratique instauré par des financiers aux îles françaises de Saint-Pierre et Miquelon.
Régime d’injustice s’il en fût, et comme on le verra,
FRANÇOIS CRUCY.