Histoires Coloniales
L’Aurore : Politique, Littéraire, Sociale
François Crucy
François Crucy, pseudonyme de Maurice-François-Marie Rousselot (né le 4 avril 1875 à Nantes et décédé le 26 juillet 1958 à Nice), fut d’abord journaliste avant de devenir militant socialiste et haut fonctionnaire sous le gouvernement du Front populaire, puis de s’engager dans la résistance. Il commence sa carrière à la fin du XIXe siècle au journal L’Aurore dirigé par Georges Clemenceau, puis rejoint L’Humanité en 1912.
J’ai rapporté, il y a quelque temps (1), l’histoire de ce financier habile, lequel avait acquis une telle puissance aux îles Saint-Pierre et Miquelon, qu’il pouvait y tenir la justice en échec.
Ce n’est point « ce financier », mais « ces financiers » que je devrais dire : MM. Légasse frères forment en effet une association étroitement unie.
Si l’un est banquier, l’autre est ecclésiastique ; à eux deux ils tiennent le « temporel » et le-«Spirituel ».
On trouve naturellement un « Légasse » à la tête de chacun des deux départements.
C’est de celui de qui dépend le domaine spirituel que je voudrais à présent vous dire quelques mots.
L’abbé Légasse est le « supérieur ecclésiastique » de la colonie française des îles Saint-Pierre et Miquelon. Rome, m’a-t-on dit, lui a vendu un titre de « monseigneur ».
Il en porte le riche anneau et la tenue violette ; il a le « chapeau », des armes, une devise. La devise est symbolique, comme voua le reconnaîtrez, dans la suite ; « In nomine tuo laxabo rete », lit-on sur l’écusson de Mgr Légasse; ce qui se peut traduire : « C’est en ton nom. Seigneur, que je jetterai mes filets ».
L’histoire suivante, pour – vous montrer quel habile pêcheur est l’apôtre !
En. l’année 1902, l’église de Saint-Pierre ayant été incendiée, on dût prendre des mesures pour en construire une nouvelle.
La colonie, qui compte 6,000 habitants, ayant , par surcroît des finances fort obérées, des gens raisonnables estimèrent qu’il faudrait se contenter d’un édifice simple.
Mais la simplicité n’est pas te fait des hommes d’affaires : MM. Légasse, le « monseigneur » et le « financier », demandèrent une « basilique ».
A cette époque, le conseil municipal de Saint-Pierre était à la dévotion de la maison Légasse : MM. Légasse commanditaient même l’entreprise commerciale du maire.
Aussi ne fût-ce qu’un jeu pour Mgr Légasse, de faire prévaloir son projet.
Pour le mener à bien, l’abbé titré se fit d’abord donner par son conseil de fabrique (le maire et lui-même en faisaient partie), une délégation aux fins de quêter pour la reconstruction de l’église. Il obtint ensuite du conseil municipal mandat d’ouvrir des souscriptions publiques dont le montant serait affecté à l’édification de la cathédrale projetée…
Un trait pour vous montrer comment, à Saint-Pierre et Miquelon, l’ecclésiastique sait se subordonner le laïque en matière administrative. Le conseil municipal tenait un jour séance lorsqu’on annonça l’arrivée de « Monseigneur Légasse » ; aussitôt, le maire de courir à la porte, se précipitant au-devant du prélat romain, et de conduire celui-ci, dès qu’il survint, au fauteuil du président ; ce fût tout justement ce jour-là que le conseil municipal, délibérant ainsi sous la direction de l’abbé, lui donna le mandat nécessaire pour ouvrir des souscriptions publiques, pour aller, sur le continent, tendre la main au nom des Saint-Pierrais.
Ainsi paré, M. l’abbé Légasse se mit en route ; il vit là France et l’Italie, Paris et Rome, le pape ici, les riches catholiques la, recueillant partout, près de tous, des offrandes.
L’année 1903 s’écoula…
En mai 1904, des élections municipales eurent lieu à Saint-Pierre et Miquelon.
Deux listes se trouvèrent en présence ; la liste de « l’église », la liste « des indépendants ».
Légasse soutenaient la première, qui devait inscrire ù son programme un emprunt de 300,000 francs pour la construction de l’église cathédrale ; on prévoyait déjà que les quêtes de monseigneur pourraient ne pas suffire.
L’abus parut flagrant : la liste « des indépendants » passa, .
Comme il fallait s’y attendre, le nouveau conseil municipal manifesta tout de suite son intention de limiter les prodigalités projetées par MM. Légasse et leurs mois ; justement inquiets, par surcroît, des vastes pouvoirs donnés un an auparavant à l’abbé quêteur, les nouveaux élus demandèrent des comptes.
Rappelant que l’église détruite par le feu était assurée pour une somme de quarante mille francs, te conseil municipal voulut connaître l’emploi qui avait été fait de cette somme.
Mgr Légasse et son conseil de fabrique refusèrent de répondre a la question posée par le conseil municipal.
Le conseil municipal ayant, en outre, demandé à Mgr Legasse quelle somme il avait recueilli en quêtant de par le monde, Mgr Légasse ne voulut point répondre davantage.
Ce que voyant le conseil municipal intenta un double procès au conseil de fabrique et à Mgr Legasse, pour arriver à savoir, d’une part, ce quêtait devenue la somme de 40,000 francs, mentant de l’assurance payée après l’incendie de l’église, et, d’autre part, pour obtenir de l’abbé une reddition de comptes.
Ceci se passait en décembre 1904.
Légasse se sentirent menacés : ils prirent alors telles mesures qu’exigeait la situation.
Le gouverneur de la colonie ayant été rappelé, un autre fut nommé par le ministre. Cet autre gouverneur n’avait point encore quitté la France, qu’il avait déjà lié partie avec MM. Légasse et pris position sur cette question de reconstruction d’édifice public, objet du conflit que j’ai tout à l’heure exposé.
Le nouveau gouverneur débarquait à Saint-Pierre à la fin de 1904 ; les procès entamés par le conseil municipal contre leconseil de fabrique et contre Mgr Légasse suivaient leur cours ; on en prévoyait déjà l’issue, un nouveau coup porté à la puissante raison sociale Légasse et Cie.
Devant un danger si pressant, le gouverneur invita d’abord le conseil municipal à transiger avec le conseil de fabrique.
Le conseil municipal ayant refusé le gouverneur prononça sa dissolution (mars 1905).
Il n’en fit pas connaître le motif, qui l’eût fait accuser d’abus de pouvoir.
Le conseil municipal dissous, les procès intentés par lui au conseil de fabrique et à Mgr Légasse tombèrent.
Le prélat, un moment troublé, reprit ses pérégrinations : « le plus grand tapeur de France », comme le nommait dès cette époque un de nos confrères du Sud-Ouest, recommença ses quêtes,
Légasse et leurs amis, ayant échappé au péril, prenaient en même temps leurs mesures pour n’en plus côtoyer de semblable à l’avenir.
Les élections municipales étant annoncées, on mit tout en oeuvre pour faire passer la liste des amis, des protégés, des « clients » de la maison.
Entre autres moyens qu’on employa fut celui-ci :
Notre Parlement ayant voté en mars 1905 un secours de 20,000 francs à la colonie de Saint-Pierre et Miquelon, le ministre fit savoir que cette somme ne devrait point être distribuée avant les élections, afin que l’administration ne parût point prendre parti. Le gouverneur fit afficher l’avis.
Aussitôt on vit se former un comité de secours qui se mit a distribuer à la veille des élections non les 20,000 francs, mais des bons à valoir sur ces 20,000 francs. Ces bons étaient signés par le président du conseil de fabrique, homme-lige de MM. Légasse, qui se trouvait être, comme par hasard, président du comité de distribution des secours votés par le Parlement..,
Par ces moyens et d’autres analogues, la liste de MM. Légasse triompha. Je dis la liste de MM. Légasse : sur dix-neuf noms que comprenaient cette liste, dix-sept élus se trouvèrent être les commandités, les employés ou les fournisseurs de MM, Légasse; le dix-huitième était leur avocat ; le dix-neuvième un de leurs familiers.
Légasse, le financier, câbla pour remercier les électeurs de la confiance qu’ils venaient de manifester à la famille Légasse.
Faut-il ajouter que le nouveau conseil municipal se mit de suite à la disposition de ses puissants patrons.
On m’a dit que pour empêcher à l’avenir que Mgr Légasse fût inquiété au sujet de son église, le conseil municipal lui fit don du terrain sur lequel elle devait être édifiée.
Naturellement MM. Légasse s’intéressèrent aux travaux : ils passèrent des marchés, se chargèrent des transports de matériaux : ils allèrent même jusqu’à se porter caution, vis-à-vis de l’entrepreneur, pour une somme de 258,000 francs.
Car les fonds manquent encore : les 40,000 francs de l’assurance sont allés on ne sait où ; et Mgr Légasse quête toujours.
Il y a deux ans et plus qu’il quête : on dit qu’il n’a point eu loisir encore de faire son compte …
On dit aussi que l’entrepreneur chargé de la construction de l’église vient d’engager un procès contre l’abbé afin d’obtenir paiement de ses premiers débours.,.
C’est un nouveau coup porté à MM. Légasse, instaurateurs du régime ploutocratique et clérical aux îles Saint-Pierre et Miquelon.
FRANÇOIS CRUCY.