5 novembre, 2024

20 juin 1905 – Droit de réponse de M Légasse

Histoires Coloniales
L’Aurore : Politique, Littéraire, Sociale
François Crucy

François Crucy, pseudonyme de Maurice-François-Marie Rousselot (né le 4 avril 1875 à Nantes et décédé le 26 juillet 1958 à Nice), fut d’abord journaliste avant de devenir militant socialiste et haut fonctionnaire sous le gouvernement du Front populaire, puis de s’engager dans la résistance. Il commence sa carrière à la fin du XIXe siècle au journal L’Aurore dirigé par Georges Clemenceau, puis rejoint L’Humanité en 1912.


HISTOIRES COLONIALES AUX ILES
Saint-Pierre-et-Miquelon

Sous ce titre *. La Ploutocratie aux îles Saint-Pierre et Miquelon j’ai rapporté ici-même, l’autre jour, certains faits qu’une personne citée croit devoir contredire aujourd’hui.
M. Louis Légasse armateur aux îles, nous adresse en effet la lettre suivante, que nous nous faisons un devoir de publier.
D’où il ne faut conclure que nous tenons pour valable la contradiction de M. Louis Légasse.
« …Votre article, écrit M. Légasse, est véritablement trop perfidement parsemé d’erreurs. »
Le texte même de M. Légasse en main, je n’aurai pas de peine à démontrer que les « erreurs » ne furent point de. mon côté, mais qu’elles restent du sien.


Paris, 11 juin 1905.

Louis Légasse à Monsieur le rédacteur en chef du journal l’Aurore, à Paris,

Monsieur

Je lis dans votre numéro du 10 juin un article tendancieux, la Ploutocratie aux îles Saint-Pierre et Miquelon, qui me vise personnellement.

Désolé d’être obligé d’y répondre, je vous prie de vouloir bien insérer ma réponse au même endroit de votre journal et en caractères identiques.

Je ne puis, ne serait-ce que pour éclairer votre religion, laisser passer votre article sous silence il est véritablement trop perfidement parsemé d’erreurs.

Je ne mets, pas un instant, en doute la bonne foi du journal, mais bien celle des personnes qui ont inspiré cet article et fourni sciemment de faux renseignements.

Vous parlez d’une histoire qui a eu lieu en 1901 à Saint-Pierre et Miquelon

Oui, le Jules-Jean-Baptiste appartenait à M. Légasse. C’est vrai. Mais on ne vous a pas dit que M. Pierre Chrétien affréta à M. Légasse ce bateau pour le transport de son personnel (à luiu Chrétien) et de ses produits de pêche de l’Ile Rouge (French Shore) à Saint-Pierre et Miquelon. Les produits de pêche étaient la propriété de M. Chrétien, ils avaient été péchés par son personnel et préparés par lui sur la côte ouest de Terre-Neuve (French Shore). Le Jules-Jean-Baptiste n’était qu’un simple transporteur. Tel un capitaine de transatlantique qui prend passagers et marchandises au Havre pour New-York signe à cet effet des connaissements pour la marchandise qui lui est déclarée, fait en conséquence un manifeste appuyé de passavants à destination. Si les déclarations de l’expéditeur ne sont pas conformes aux objets contenus dans les colis, le navire et la marchandise sont responsables vis-à-vis de la douane, au point de vue pécuniaire, mais le capitaine qui représente l’armateur a recours contre l’expéditeur de bonne ou mauvaise foi, oui a commis l’erreur ou l’omission.

C’est le cas du capitaine du Jules-Jean-Baptiste qui a pris à terre sur la côte du French Shore, et non sur les bancs de Terre-Neuve comme vous le dites les produits pêchés et préparés par le personnel de M. Chrétien pour son compte.

Voilà donc la responsabilité et la bonne foi de M. Légasse entièrement dégagées et vos articulations réduites à néant.

Quant au fond dé l’affaire, le voici d’après M. Chrétien.

Son opération de pêche de l’île Rouge comportait une trentaine d’hommes. Or, il arriva que trois ou quatre pêcheurs tombèrent malades. Il les remplaça par autant d’Anglais pendant quelques jours avec l’autorisation du commandant de la division navale de Terre-Neuve.

Par ailleurs, on sait que l’équipage d’un navire peut être compose d’un quart de marins étrangers.

Mais ne faisons pas ici – ce n’est pas le moment – un cours de droit.

Le navire Jules-Jean-Baptiste fit son entrée à Saint-Pierre avec les produits de pêche de M. Chrétien, Le apitaine déposa en douane manifeste, certificat de prud’homme et toutes les pièces sacramentelles. On commença à décharger sa cargaison et vous connaissez le reste.

A un moment donné, on interrompt le débarquement, le capitaine fait des réserves contre l’administration pour faire valoir ses droits et réclamer des dommages-intérêts.

La douane reconnaît sans doute l’illégalité de sa manoeuvre, car le gouverneur me pria de passer à son cabinet un dimanche matin, où, pour la première fois, je m’étais rencontré avec M. Sigongue-Latouche, chef du service des douanes, pour parler de cette affaire. On m’y apprit que tout était réglé, on m’exprima des regrets au sujet de cet incident et l’on me pria, me supplia même de délivrer une pièce par laquelle je prenais rengagement de ne demander aucuns dommages-intérêts à l’administration

Sour le fait de la saisie du Jules-Jean-Baptiste Je consentis à délivrer celle pièce. Vous faites allusion également a un cas analogue qui se Serait produit six ans plus.

Très fameuse, en effet, cette histoire aussi !

Il s’agit, sans doute, du navire Pourquoi-Pas. Notre responsabilité n’est pas plus engagée dans cette affaire que dans l’autre.

Nous avions frété le navire Pourquoi-Pas ? à M, Charles Hacala qui faisait, avec un nombreux personnel la pêche au French Shore (ne pas confondre avec bancs de Terre-Neuve).

Le Pourquoi pas ? alla donc chercher les produits dé pèche de M. Hacala et les transporta à Saint-Pierre. Ce navire et la cargaison furent saisis parce que le manifeste déposé en douane n’avait pas été accompagné du certificat du prud’homme de l’endroit, pièce que la douane n’avait jamais réclamée jusqu’alors.

Les produits étaient tous d’origine française, mais ne portaient pas l’estampille du prud’homme qui n’était autre que M. Hacala.

Oh ! chinoiserie et caprice administratives.

Il eût été facile à M. Hacala d’expédier avec le navire le certificat demandé, mais pour des expéditions analogues, la douane ne lui avait jamais réclamé pareille pièce. Force lui fut (à M. Hacala) de subir les
conséquences de la transaction passée avec la douane.

Vous dites, en outre, que les gouverneurs de la colonie ont trop souvent été à mon service !

Ils ne m’ont jamais accordé la moindre faveur pour la bonne raison que je ne leur ai jamais rien demandé. Il en a été de même avec tous les autres: fonctionnaires et chefs de service de la colonie, tous ces roitelets qui, pour la plupart avaient une morgue et des prétentions royales ! Comme je n’ai pas l’habitude de marcher à plat
ventre devant qui que ce soit, je suis naturellement l’ennemi pour les fonctionnaires et pour les lèche-bottes qui font des bassesses avec eux.

Je ne puis admettre ni retenir comme, vrai, qu’un seul passage de votre article.

Vous dites : « Si on allait là-bas chercher comment on y entend et comment on y pratique la liberté et l’égalité, on découvrirait que ces mots-là ne sont dans les colonies que des masques dont se servent, en cas de besoin, quelques privilégiés. » Et moi j’ajoute que ces privilèges s’appellent pour là plupart: 1° « fonctionnaires coloniaux » et 2° hommes sans énergie et à l’échine trop flexible qui rampent avec eux.

Quant à moi, je n’ai jamais rien demandé aux fonctionnaires qu’une chose :
« Qu’ils fassent leur devoir et qu’ils ne s’occupent pas de politique. »

Ces mots adressés à un procureur de la République (boulangiste) chef du service judiciaire aux îles Saint-Pierre et Miquelon m’ont valu un jour, quinze jours de prison ainsi que vous pourrez vous eu rendre compte par le dossier ci-joint, que je vous adresse en communication, à titre de curiosité. J’ajoute que la magistrature métropolitaine avait cassé le jugement et m’avait acquitté ensuite.

J’ai été victime d’actes les plus monstrueux de la part de la justice coloniale; j’ai été même arrêté par elle, et voilà qu’aujourd’hui vous m’accusez d’en être le grand chef ! Je décline cet honneur ; il peut être flatteur pour d’autres, mais pas pour moi.

Voici également, en communication, un dossier relatif à la justice coloniale et à la liberté individuelle

Cet homme, tout-puissant, d’après votre journal et qui se nomme Légasse, dont on semble tant envier 3e sort, vous propose de céder avec sa toute-puissance, sa place, tous ses intérêts de la colonie, sa flottille de quarante bateaux, dites-vous, la concession du service postal, ses maisons et tout le reste. Il souhaitera en bon Français qu’il est, que Vous fassiez mieux que lui pour les intérêts français, pour la République et pour le peuple !

Quant à mes élections de délégué, elles ont eu lieu d’une façon irréprochable pour ma part. Je veux bien croire que mon concurrent blackboulé puisse en dire autant.

Le conseil du contentieux des colonies sous la présidence d’un conseiller d’Etat, a ratifié mes élections. C’était pour la troisième fois que les électeurs de Saint-Pierre et Miquelon me choisissaient pour leur représentant, à une grande majorité.

En ce qui concerne-la Banque, J’en connais qui ont l’air de s’en plaindre et qui ont été heureux de s’adresser à M. L. Légasse pour avoir de l’argent. Ce n’est pas M. Légasse qui allait leur en offrir. On allait à lui.

Soyons donc de bonne foi et disons la vérité, qu’elle sait; bonne du mauvaise à dire.

Veuillez agréer, monsieur le directeur,
l’assurance de mes meilleurs sentiments.

L. LEGASSE


Précisons
Les explications de M. Louis Légasse manquent de précision.

À la vérité, dans l’article qui parut ici même, sous ce titre : « La Ploutocratie aux îles Saint-Pierre et Miquelon », j’insistais sur une affaire de fraude dont un bateau appartenant à M, Louis Légasse avait été,
si je puis dire, l’instrument.

Je rappelais que le service des douanes de l’Ile Saint-Pierre, ayant été avisé de la fraude, avait ouvert une enquête dès l’arrivée du bateau de M. Légasse dans le port, qu’elle avait fait saisir bateau et chargement.

J’ajoutais enfin que les intéressés avaient su exercer une telle pression sur le gouverneur des îles que l’affaire avait été arrêtée, bien qu’elle fût déjà entrée dans lé domaine judiciaire,

À ces trois assertions, M. Louis Légasse
répond de la façon suivante :

1° «-S’il y avait eu fraude, dit-il, je n’en aurais pas été responsable moralement, car les produits de pèche qui étaient à bord de mon bateau ne m’appartenaient pas : ils étaient la propriété de M Pierre Chrétien, pour le compte duquel j’avais affrété le bateau : je n’étais donc responsable qu’au point de vue pécuniaire. »

Je pourrais répandre à M. Légasse que ce n’est pas mon rôle d’apprécier si sa responsabilité dans l’affaire en question fut d’ordre moral ou d’ordre pécuniaire.

Mais il nie plait d’opposer des faits aux feux de mots de mon contradicteur. Il, dit que les « produits de pêche » qui étaient à bord de Son bateau ne lui appartenaient pas ; et mol je réponds que !a plus grande partie de ces « produits de pêche » fut, la saisie ayant été levée, mise dans les magasins de M. Légasse fut exportée par M.
Légasse.

M, Légasse pourrait peut-être dire qui toucha les primes sur cette morue exportée ! Nous apprécierions mieux alors la nature et le caractère de la responsabilité encourue, par M. Légasse dans cette affaire.

2e M. Légasse essaie, non de prouver, mais de faire croire que dans l’affaire susmentionnée il n’y eut point de fraude ; il reconnaît bien qu’on substitua sur son bateau quelques marins anglais à des marins français ; mais, de cette substitution, selon M. Légasse ne pouvait naître la fraude, car « on sait que l’équipage d’un navire peut fifre composé d’un quart de marins étrangers ».

Décidément, M. Légasse semble bien plus désireux de tout confondre que de tout préciser. Il parle de « navire » quand, dans mon article, je parlais de « doris », petites embarcations, expliquais-je qui ne peuvent être montées que par deux ou trois hommes au plus.

Dès qu’un pécheur anglais est embarqué sur un de des « doris », le produit de la pêche ne peut plus être qualifié français. Vouloir Je faire passer pour tel, c’est frauder.

Ce fut le cas du Jules-Jean-Baptiste ainsi que je l’ai exposé.

3e Reste le fait de la pression exercée sur le gouverneur pour obtenir que l’enquête commencée sur cette histoire de fraude fût détournée et que le cours de la justice fût arrêté.

M. Légasse ne nie pas qu’il y ait eu enquête dès l’arrivée de son bateau à Saint-Pierre, que le procureur de la République ait rédigé un premier rapport concluant a la fraude, et que, tout soudain, l’affaire ait été arrêtée.

Il explique ainsi cet inexplicable arrêté « La douane reconnut sans doute l’illégalité de sa manoeuvre (saisie du-bateau et des marchandises y contenues), car le gouverneur me pria de passer à son cabinet un dimanche matin, où, pour la première fois, je m’étais rencontré avec M. Sigougne-Latouche, chef du service des douanes, pour parler de cette affaire. On m’y apprit: que tout était réglé, on m’exprima des regrets aux sujet de cet incident,
et L’ON ME PRIA, ME SUPPLIA MEME, de délivrer une – pièce par laquelle je prenais l’engagement de ne demander aucuns dommages-intérêts à, l’administration pour le fait de la saisie du Jules-Jean-Baptiste
{nom du bateau de M. Légasse). »

J’ai déjà eu l’occasion de faire remarquer combien M. Légasse paraît ennemi de la précision, il dit : « …ON m’apprit… ; ON me pria,,, ; os me supplia… »

Qui, ON ?

Précisons donc une fois encore, aux lieu et place de M. Légasse.

Il n’y avait, avec lui, que trois personnes en cause :

1° Le gouverneur ;
2° Le procureur de la République ;
3° Le chef du service des douanes.

Légasse n’oserait nos affirmer que le procureur de la République et que le chef au service des douanes l’aient prié supplié, de les aider à arrêter l’affaire.

Ce fut donc le gouverneur qui prit vis-à-vis de M. Légasse l’attitude d’un suppliant. Ainsi, un gouverneur aux genoux d’un financier ! Il ne manquait que cet exemple à l’article que j’intitulais : « La Ploutocratie aux îles Saint-Pierre et Miquelon ». Quoi qu’il en soit» il y eut pression.

Légasse affirme qu’il ne fit point pression sur d’autres, mais que d’autres (que n’ose-t-il les nommer ?) firent pression sur lui.

Il y a quelqu’un pour contredire M. Légasse : c’est l’inspecteur des colonies qui, visitant les îles de Saint-Pierre et Miquelon en 1904, rédigea le rapport auquel je faisais allusion dans mon précédent article, rapport aux termes duquel l’inspecteur déclarait que, dans l’affaire du Jules-Jean-Baptiste il y avait eu pression de la part
des intéressés désireux d’arrêter l’affaire et les poursuites en cours.

Ainsi les explications de M. Légasse confirment plus qu’elles ne contredisent les assertions émises par moi dans l’article auquel il a voulu répondre.

FRANÇOIS CRUCY

P.-S. – M. Légasse fait mention dans sa lettre d’un dossier qu’il nous aurait communiqué. Le contenu de ce dossier n’ayant, de l’aveu même de M. Légasse, aucun rapport avec l’affaire en question, nous l’avons immédiatement retourné à son expéditeur.
F. C.

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