22 novembre, 2024

1911 – La Dépêche coloniale illustrée

    La Dépêche coloniale ILLUSTRÉE


    30 avril 1911 (Onzième année) N° 8 DIRECTEUR Bureau : 19 Rue Saint-Georges, Paris
    Presse télégraphique: Deponiale – Paris J.-Paul TROUILLET Téléphone 157-47
    Code Français : AZ


    St-Pierre et Miquelon

    Introduction
    Cet hiver, le Parlement a eu à s’occuper longuement de cette vieille, mais précieuse, quoique minuscule colonie. Les lecteurs de notre édition quotidienne n’ont pas encore oublié avec quelle ardeur nous avons combattu pour obtenir que la décadence de ces îles à morues ne soit pas irrémédiable. Si nous n’avons pas remporté le succès que méritaient la légitimité de la cause défendue et le caractère essentiellement démocratique des mesures qu’il nous paraissait de toute justice de réclamer en faveur des habitants de Saint-Pierre et Miquelon, nous avons cependant aujourd’hui la modeste satisfaction de constater que nos efforts n’ont pas été complètement faits en pure perte.
    En effet, le 27 mars dernier, MM. les ministres des Colonies, des Finances, du Commerce et de l’Industrie ont déposé sur le bureau de la Chambre un projet de loi dont nous reproduisons plus loin l’exposé des motifs, portant modification à la loi du 11 janvier 1892, en ce qui concerne le régime douanier de Saint-Pierre et Miquelon. Sans apprécier, au fond, ce projet de loi, nous sommes heureux de constater qu’il donnera de précieuses facilités aux habitants de ces îles déshéritées pour leur approvisionnement et ainsi, apportera, sans doute, un remède efficace aux maux, qui ont, depuis quelques années, précipité la décadence de notre vieille colonie.
    Toutefois, avant d’enregistrer ces améliorations, nous croyons utile de faire connaître, et par gravure, et par un texte précis, ces îles Saint-Pierre et Miquelon, et les conditions présentes de leur activité économique. Dans la collection de La dépêche coloniale illustrée , ces îles figurent déjà, il est vrai, par deux numéros particuliers, mais comme ils remontent à 1904 et à 1905 (15 septembre 1904 et 31 octobre 1906), à près de six ans de distance tant de changements se sont produits à la suite de la terrible crise que l’on sait, qu’il est vraiment opportun de revenir sur ces régions dont l’importance pour la métropole et ses possessions des Antilles, comme par les souvenirs qu’elles éveillent, mérite, ce nous semble, l’attention de nos fidèles lecteurs.

    Rade de Saint-Pierre
    Dans toute la colonie, il n’y a que Saint-Pierre dont la rade puisse abriter les grands navires venant d’Europe ou d’Amérique. L’extrémité nord-ouest de l’île aux Chiens, faisant face au cap Rouge de l’île Saint-Pierre, est le commencement de la rade dans laquelle on pénètre par trois passes : la passe du nord-est, la passe du sud-est et la passe aux Flétans. La rade, longue de plus d’un mille, s’arrondit à son extrémité sud, et prend fin à l’île aux Moules. C’est entre cette île et la pointe aux Canons que commence le port de Saint-Pierre, dénommé par les habitants le Barachois .
    Ce barachois est une espèce de cul-de-sac qui, protégé par une digue, sert de refuge aux 200 goélettes de pêche qui hivernent d’octobre en avril. Autour de cette anse, s’espacent les établissements de commerce (magasins, salines, etc.), lesquels sont séparés par des champs de pierres artificiellements (sic) disposées, appelés graves. C’est sur les graves que les « graviers » jeunes Bretons de 16 à 18 ans font sécher la morue.

    Ville de Saint-Pierre
    Elle est ramassée sur un étroit espace entre le littoral et la ligne des collines ou mornes qui la surplombent. On y compte – non compris la banlieue – environ 1.200 maisons, la plupart bâties en bois, précédées ou suivies d’un jardinet. Les édifices sont rares. L’église, le palais de Justice, l’hôtel du Gouverneur, les écoles communales sont à peu près les seuls qui méritent d’être signalés.
    Saint-Pierre est avant tout une ville commerçante. Les magasins y sont nombreux, quelques-uns de belle apparence. En dehors du quartier commerçant, les cases habitées par les pêcheurs sont pauvres et dénuées de confortable.
    Les rues sont larges, et leur largeur s’explique par la crainte des incendies. La ville a failli être brûlée trois fois. Elles sont non pavées et non pourvues de trottoirs, en sorte que le sol s’y montre raboteux et bosselé, par endroits, d’aspérités rocheuses.
    D’ailleurs, l’aspect de Saint-Pierre varie suivant qu’on l’envisage pendant la belle ou la mauvaise saison. En hiver, c’est un gros tas de neige; celle-ci nivelle tout sous une couche uniforme. Les amas de neige sont parfois si considérables que, pour se frayer un chemin on est obligé de creuser des tranchées dans lesquelles on circule comme dans une ville assiégée.
    Quand vient le printemps, la neige fond, et c’est pendant plusieurs jours un patouillis épouvantable. Puis la vie commerciale reprend. Les quais présente une animation extraordinaire. C’est un échange continuel entre la mer et la terre.
    Malgré l’état rudimentaire de la voirie, Saint-Pierre s’est donné le luxe des derniers perfectionnements modernes. Les rues sont éclairées à la lumière électrique et un réseau téléphonique entremêle ses fils au-dessus du toit des maisons.
    Ajoutons enfin que des travaux importants de canalisation permettent à la ville d’être abondamment pourvue d’eau. Des bornes-fontaines sont placées à tous les carrefours.
    Saint-Pierre a le train de vie peu folâtre qu’on même dans toute petite ville. Les gens sont cancaniers, et, en vérité, on ne saurait leur en faire un reproche. Enfermés dans une île où l’espace est forcément circonscrit, ils sont les uns sur les autres, comme à bord d’un bateau. Faute d’idées générales, les personnalités, les travers, les froissements, sont les sujets communs de la conversation, et, quand la médisance vient brocher sur le tout, les relations s’en ressentent, et il y a des brouilles dont la futilité des causes n’exclut pas la vivacité.
    Pendant l’hiver, c’est le désoeuvrement complet, mais qu’on ne croie pas pour cela que chacun se confine au coin de son feu. Il n’y a pas une petite ville de province où on soit plus noctambule qu’à Saint-Pierre. Malgré la neige, le verglas, on ne voit, le soir, que des gens emmitouflés et encapuchonnés, se rendant à quelque rendez-vous. A 10 heures , un tambour bat la retraite, mais ce n’est pas l’heure du couvre-feu; il y a toujours des portes hospitalières qui s’ouvrent clandestinement pour que la petite fête continue.
    Si les plaisirs intellectuels sont rares, la vulgarité des distractions n’empêche pas que ces distractions ne soient fort courues. Les bals, par exemple, se succèdent dans toutes les classes de la société, depuis le bal par cotisations qui se donne à l’Hôtel Joinville, jusqu’aux bals plus modestes où l’on danse au son d’un violon ou d’un accordéon, en tapant du pied pour marquer la mesure. L’aube se lève qu’on danse encore.
    Le patinage procure également un plaisir à bon marché. Comme les étangs, bien que glacés, sont recouverts de neige, on a eu l’idée de construire un bâtiment couvert, le Skating-Rink, où, moyennant un abonnement, les patineurs peuvent exercer leur virtuosité qui serait remarquée même au palais des glaces , à Paris.
    Au carnaval, les deux bals parés et masqués du Rink sont la grande attraction de la saison.
    Le printemps coïncide avec la reprise des affaires. Pendant le mois d’avril, une activité fiévreuse saisit tout le monde, puis, quand les navires de pêche sont expédiés sur les Bancs, on songe à utiliser ses loisirs. Une route traverse l’île, celle qui conduit à la pointe extrême de Savoyard, bordée de maisons de campagne. On s’y rend qui à pied, qui en voiture, qui à bicyclette. Des pique-niques sont organisés dans la montagne, où, à défaut d’ombrage, on peut s’étendre sur le versant moussu des collines. Si mieux on aime, au mois d’août, par exemple se livrer à la cueillette des myrtilles, pommes des prés et bleuets, portés sur des plantes vasculaires : Kalmia, Myrtillus, Juncus, Carex, Rubus, Chamaemorus , on peut glisser la main sous les feuilles de ces arbustes nains sans crainte d’être mordu par un reptile quelconque. Dans toute l’île on ne rencontrerait pas un animal nuisible.
    Il n’y a pas de fêtes patronales.
    Cependant les processions de la Fête-Dieu, les réjouissances du 14 juillet, les régates du mois d’août attirent un grand concours de personnes qui ne demandent qu’à se distraire et à arborer les modes nouvelles.
    Il y aurait long à dire sur le chapitre des toilettes. A Saint-Pierre, la coquetterie est le défaut dominant chez les femmes, comme chez les hommes le besoin d’aller au café. Il n’y a pas de colonie où les catalogues des grand magasins de Paris expédiés par ballots, ne soient lus avec plus de ferveur. Le voisinage de l’Amérique où, dit-on, un immense magasin de confections habille les Yankees des deux sexes, a influé sur la manière de se vêtir des Saint-Pierrais. Autant le pêcheur métropolitain qu’on voit apparaître au printemps est minable dans son bourgeron bleu tout rapiécé, autant le pêcheur Saint-Pierrais se donne des airs de mirliflore, avec un « complet » tout battant neuf. Les femmes, elles aussi, n’ont pas échappé à la banalité de la confection. Les servantes délaissent le bonnet de paysanne pour le chapeau à plumes les épaules rabattues par des palatines en fourrure qui les engoncent affreusement. Ce goût immodéré pour la new fashion est tellement général que pour se distinguer du commun, les dames du high life ont adopté le port de la voilette.
    Par un usage tacitement respecté, la voilette est le signe distinctif du rang social et de la respectability .
    Il faut croire que la vie saint-pierraise, si monotone qu’elle puisse paraître, a son charme, car ceux qui sont nés dans le pays ne peuvent s’en détacher. S’ils le quittent momentanément, un désir invincible les pousse à revenir, et quand, au retour d’un voyage ils aperçoivent le phare de Galantry, ils éprouvent la joie des Hébreux à la vue de la Terre Promise.
    L’île aux Chiens
    Si cette île n’existait pas, il faudrait l’inventer, car elle est le complément de la rade de Saint-Pierre, dont elle assure la sécurité.
    Sur cet îlot, vit une population de 500 âmes, entièrement adonnée à la pêche. Aussi, l’île aux Chiens représente-t-elle exactement un campement de pêcheurs. En été, les embarcations sont tirées sur le rivage, les filets sèchent au soleil, et les femmes, en l’absence des maris, travaillent sur la grave à préparer la morue.
    Miquelon
    Quand on aborde Miquelon par la baie de ce nom, on croit avoir affaire à une grosse bourgade. Dès qu’on atterrit, l’illusion tombe. Qu’on se représente une centaine de maisons faisant face à la mer, maisons basses, sans étage, toutes noircies par l’âge et les intempéries.
    C’est là tout Miquelon et la désolation qui en ressort est telle qu’on plaint les pauvres gens condamnés à vivre sur ce coin de terre infortuné.
    Cependant, au début de la colonisation, on s’était demandé si Miquelon ne devait pas être la capitale. Il y avait de bonnes raisons pour cela : une rade capable d’abriter toute une flotte, un territoire comportant 22.000 hectares cultivables dans certaines parties. Ces raisons n’ont pas prévalu. Saint-Pierre a absorbé toute la vie commerciale, et Miquelon s’éteint dans le plus triste abandon.

    Industrie
    Les îles Saint-Pierre et Miquelon ont été souvent dénommées un lieu de pêche, et cette qualification paraît assez exacte. Très rapprochée du Banc de Saint-Pierre et du Banquereau à 48 heures du Grand-Banc, elles forment encore un point de concentration d’autant plus précieux que la France a des pêcheries très importantes sur la côte ouest et la côte est de l’île de Terre-Neuve. Le cercle d’action de cette colonie peut donc s’étendre partout où la morue se trouve en abondance. Généralement la pêche ne commence pas avant le 18 avril, et se termine vers le milieu d’octobre.
    A cette époque, les armateurs sont assez disposés à désarmer, dans la crainte des coups de vent qui s’annoncent plus fréquents : d’ailleurs, les équipagessont fatigués, et le matériel à renouveler entraînerait de grosses dépenses sans compensation suffisante.
    Une dépêche ministérielle du 5 décembre 1888 a d’ailleurs établi que la fixation légale de la durée de la saison de pêche (arrêté du 18 août 1825 et circulaire ministérielle du 16 avril 1849), a uniquement eu pour but de définir la situation des hommes embarqués sur les goélettes locales ; en ce qui concerne leur inscription définitive au point de vue des obligations civiles, rien ne restreint la liberté de convention des parties.
    Une campagne de pêche sollicite une si prodigieuse somme d’efforts de toutes sortes que pour comprendre son mécanisme, il faut la décomposer en trois périodes : l’armement la pêche proprement dite et le désarmement.
    Première Période : Armement
    Rien n’est plus complexe que cette question de l’armement.

    Armements métropolitains .

    – Les expéditions de pêche effectuées des ports de la métropole pour les parages de Terre-Neuve prennent les désignations suivantes :
    Armements pour le Grand-Banc de Terre-Neuve, avec sécherie aux îles Saint-Pierre et Miquelon;
    Armements pour les îles Saint-Pierre et Miquelon;
    Enfin, armements pour le Grand-Banc de Terre-Neuve, sans sécherie.
    Il y a une distinction à faire entre les armements dits avec pêche et sécherie et les armements dits avec salaison à bord. Les bâtiments armés avec salaison peuvent avoir comme équipage, le nombre d’hommes qu’il plaît à l’armateur et au capitaine d’y mettre, tandis que les bâtiments armés avec sécherie sont assujettis à un minimum d’équipage. En dernier lieu, le décret du 17 février 1894, a fixé ce minimum comme suit :
    25 hommes d’équipage pour les navires de 142 tonneaux et au-dessus.
    20 hommes d’équipage pour les navires de 90 à 142 tonneaux;
    15 hommes d’équipage pour les navires au-dessous de 90 tonneaux.

    Cette distinction entre armements avec salaison et armements avec sécherie n’est point seulement importante au point de vue de la prime d’encouragement à toucher par homme ; elle a aussi son intérêt dans la latitude laissée au navire, suivant qu’il est armé avec salaison ou avec sécherie. Il y a obligation, pour les navires armés avec salaison, de rapporter en France la totalité des produits de pêche. Tout ce qu’il leur est permis de faire, s’ils viennent à Saint-Pierre et qu’ils ne veulent pas garder leurs morues à bord, – parce que leur cale est pleine et qu’ils veulent pêcher encore – c’est de transborder sur un long-courrier leur chargement de morues, lesquelles seront préparées en France. S’il n’y a pas de longs-courriers disponibles, il peuvent sous certaines conditions de garanties, effectuer un débarquement temporaire, en attendant la réexpédition (décret du 23 mars 1888). Cette interdiction de débarquer les morues dans la colonie n’existe pas pour les navires armés avec sécherie ; c’est au contraire leur raison d’être que de livrer la morue à l’habitation pour y être lavée et y être séchée. Qu’est-ce que l’habitation ? Ceci nous amène à dire que les maisons de commerce métropolitaines, qui entreprennent les armements avec sécherie aux îles Saint-Pierre et Miquelon, sont représentées ici par des gérants placés à la tête d’une habitation. L’habitation comprend, outre une série de magasins, de vastes plaines défrichées, où un assemblage de pierres artificiellement disposées constitue la grave. Pour desservir la grave, il y a ce qu’on appelle les graviers, jeunes garçons, Bretons d’origine, qui arrivent ici au printemps comme complément d’équipage et qui sont uniquement occupés à faire sécher la morue sur l’habitation de Saint-Malo et Granville pratiquent plus particulièrement l’armement avec sécherie. Les navires avec salaison à bord appartiennent généralement aux ports de Dieppe et de Fécamp, et relèvent presque toujours directement pour France.

    Armements locaux

    . – La goélette est l’expression de l’armement local. Jaugeant généralement moins de 90 tonneaux, elle est toujours armée avec sécherie; La goélette-type, ici est la goélette à six doris, c’est-à-dire ayant seize hommes d’équipage, dont douze sont affectés à la conduite des doris.
    En 1908, la colonie a armé 439 bateaux, dont 3 remorqueurs pour le cabotage, 3 pour le pilotage, 2 bâtiments au long cours, 48 goélettes pour la grande pêche, 380 embarcations pour la petite pêche, soit au total 436 bâtiments locaux. En 1905 et 1906, le nombre des goélettes était sensiblement le même : 101 contre 105, pour tomber en 1907 à 71.
    Les goélettes et embarcations pontées armées à Saint-Pierre et Miquelon pour la pêche de la morue, sont toutes assujetties pour avoir droit à la prime de 50 francs par homme, à un minimum d’équipage de 25 hommes si le navire jauge plus de 142 tonneaux, de 20 hommes entre 90 et 142 tonneaux, et d’un homme par 4 tonneaux 50 centièmes pour les navires au-dessous de 90 tonneaux (loi du 15 décembre 1880); décrets des 6 août 1879, 5 mars 1881, 17 septembre 1881, 17 mars 1890 et 12 février 1892).

    L’armée du Banc

    . – Comment se recrute le personnel employé à la pêche ? Les armements locaux trouvent leur personnel tout constitué dans la population maritime de ces deux îles.
    Mais comme les marins résidant dans la colonie ne peuvent suffire à armer toutes les goëlettes de pêche, c’est en France, notamment dans les quartiers de Cancale, Saint-Malo, Dinan, Saint-Brieuc, Paimpol, Tréguier, etc.. que se fait le recrutement. Une charte-partie intervient entre l’armateur et les marins qui veulent s’engager, charte-partie reproduite en substance dans un projet de rôle signé de l’administrateur de l’Inscription maritime du port où les marins doivent s’embarquer. Le projet de rôle accompagne ces marins jusqu’à Saint-Pierre, où il est confectionné un rôle spécial, quand ils passent la revue devant le chef du service de l’Inscription maritime de ce quartier.
    Il y a une catégorie assez nombreuse de marins qui viennent de France sans engagement aucun, à la pouche, pour employer l’expression usuelle. Ces marins à la pouche ne sont pas les meilleurs. Si personne ne veut les accepter, ils se louent à la petite pêche.
    C’est ici que nous distingueront la petite pêche avec la grande pêche.
    La petite pêche se fait le long des côtes, en wary ou avec une pirogue. Les embarcations devront avoir un minimum de deux hommes sans pouvoir en avoir plus de trois (article 2 du décret du 17 septembre 1881). Les excursions ne seront jamais bien longues, ils sortent le matin pour rentrer le soir. Une cabane, un wary avec ses agrès et apparaux, des engins de pêche, telle est la mise de fonds du petit pêcheur pour exploiter les profondeurs de l’océan. Quand la petite pêche réussit, il y a grande joie à l’île aux Chiens et à Miquelon, qui sont les centres préférés où s’organise la petite pêche.
    La grande pêche nécessite un autre attirail et un personnel autrement important. Elle se pratique sur le Grand-Banc, le Banquereau, le Banc de Saint-Pierre et sur les côtes est et ouest de Terre-Neuve. Nous ne nous occuperons que de la pêche sur les Bancs, où se rend la majeure partie des goélettes locales.
    Visite des navires. – La visite des navires pêcheurs et transporteurs organisée en 1881 a été réglementée à diverses reprises. Un arrêté du 4 avril 1908 a déterminé à nouveau les conditions de cette visite. Par suite de l’application à la colonie du décret du 13 janvier 1908, la nécessité s’est imposée de remanier la réglementation en vigueur. Un arrêté du 17 mars 1909 fixe actuellement les conditions dans lesquelles les visites des navires pêcheurs et transporteurs étaient effectuées à Saint-Pierre et Miquelon.
    Le décret du 13 janvier 1908 détermine les mesures relatives à la sécurité et à l’hygiène à bord des navires pratiquant la pêche en Islande et à Terre-Neuve. Cet acte fixe notamment :
    1° L’embarquement sur les doris des bâtiments banquiers, d’un approvisionnement d’eau et de vivres ainsi que d’un compas et d’un aviron de rechange;
    2° Les quantités d’eau et de biscuits qui doivent être embarquées sur chaque doris ; ces quantités ne doivent pas être inférieures à 3 kil. 200 pour le biscuit et 6 litres d’eau par homme;
    3° les marques que chaque doris doit porter en poupe et à l’avant sur chaque bord.
    Dans ces conditions, les capitaines et patrons des goélettes locales ne peuvent plus expédier désormais aucun de leurs doris à la mer, sans y avoir préalablement placé un compas en bon état et l’approvisionnement d’eau et de biscuit réglementaire. Ceux qui dérogeraient aux obligations imposées par le décret précité, pourraient être suspendus de commandement par le ministre et exposeraient leurs armateurs à la perte de la prime d’armement.
    Deuxième Période : Pêche de la morue.

    Départ de la goélette

    . – Une fois l’armement au grand complet, ce qui est constaté par le certificat de navigabilité délivré par les experts-visiteurs, en un mot quand le navire est expédié par le chef du service de l’Inscription maritime, il n’y a plus qu’à appareiller pour le Banc.

    Mouillage . –

    Lorsque la goélette a atteint le Grand-Banc, il faut qu’elle établisse son mouillage. Pour l’empêcher de chasser sur ses ancres, elle est fortement assujettie au moyen d’une longue touée, d’un fort câble en chanvre, garni à son extrémité d’une chaîne pour éviter les raguages du fond. Quoiqu’on puisse pêcher dans toutes les parties du Banc, il y a cependant des places plus poissonneuses les unes que les autres. C’est au patron qu’est laissée l’initiative du mouillage, et l’on comprend que le discernement dont il doit faire preuve en cette occurrence exige une connaissance expérimentée du fond et, même, un don naturel qui se traduit par un certain flair.
    Il y a à Saint-Pierre des patrons renommés pour leur veine (c’est sous ce mot qu’on désigne leur talent). Très recherchés par les armateurs, qui se les attachent en leur faisant de belles conditions, ils obtiennent des pêches tellement fructueuses qu’il est difficile de croire que la chance joue un rôle unique. De ce que le mouillage soit établi, il ne s’ensuit pas que tout soit fini au point de vue de la responsabilité du patron. Il faut savoir, en effet, que la goélette une fois mouillée endure tous les temps. Si le vent souffle en tempête, peut-être se décidera-t-elle à mettre en cape ? Mais s’il n’y a que grosse mer, elle se contentera de filer du câble, autrement dit donner de la fourrure. Les dangers ne viennent pas seulement du temps, il y a aussi les collisions à craindre. Le Grand-Banc est sur le passage des vapeurs transatlantiques. Qu’on se représente un de ces grands steamers lancés à 12 ou 15 noeuds de vitesse, venant droit sur le mouillage du petit navire banquier.
    La manoeuvre à bord de celui-ci – pour livrer passage – aura-t-elle le temps de se faire ? Le sacrifice du câble sera parfois nécessaire, mais c’est une coûteuse extrémité, à laquelle on ne résoud qu’à contre-coeur et souvent trop tard.

    Battage des lignes

    . – Dans des mannes ou des bailles ad hoc sont installées les lignes gréées d’empies et d’hameçons. Ces cordes , assujetties les unes aux autres, prennent le nom de tauté . Chaque marin amorce ses lignes de 12 à 15 pièces. Cette opération demande environ 4 heures pour être terminée. Pour une goélette à six doris, il faut compter 12.000 hameçons à boitter. Lovées et boittées, les lignes sont embarquées dans les doris.

    Doris

    . – Ce n’est guère que vers l’année 1865, que ces petites embarcations légères, a fond plat, ont été empruntées aux Américains ; elles sont en quelque sorte comme la monnaie de l’ancienne et massive chaloupe du Banc. Leur usage a été une révolution dans le mode de pêcher. Naguère, quand une chaloupe montée par 6 ou 7 marins disparaissait, la goélette était arrêtée dans sa pêche. Force était pour elle de lever l’ancre et de se rendre à Saint-Pierre. Aujourd’hui qu’un doris vienne à se perdre, la pêche n’est pas entravée et la perte en hommes et en argent est beaucoup moins sérieuse. Les doris ont des qualités nautiques remarquables. On a vu de ces petits bateaux, une violente tempête essuyée, encore intacts sur la lame alors que ceux qui les dirigeaient, étaient étendus, morts de faim ou de froid. A ces qualités les doris joignent celles d’être peu encombrants ; ils sont fabriqués de telle façon qu’ils s’encadrent les uns dans les autres, de sorte que sur le pont de la goélette, où on les hisse, six doris n’occupent guère plus de place qu’un seul.

    Faire une marée

    . – C’est le soir à partir de 4 heures qu’on va tendre les lignes. Le patron de doris jette à la mer l’ancre de tauté et le tauté attaché à cette ancre se dévide tout seul pendant que les hommes nagent sous l’aire du vent. La profondeur du fond sur lequel touche le tauté varie entre 30 et 45 brasses. L’appât repose sur le sable ou sur les rochers du fond, à moins que le courant ne soit assez fort pour faire surnager les empies auxquelles sont noués les hameçons. Les deux extrémités du tauté sont marquées par deux bouées ( de simples barriques) surmontées d’une gaule reconnaissable à un petit pavillon. On peut donc se représenter la goélette comme un centre dont les tautés forment autant de rayons. Le lendemain vers 4 heures du matin, chaque doris va relever son tauté. On commence par la bouée (ordinairement celle de dessous le vent), et l’ancre tirée on hâle sur le tauté qui vient avec ses empies.
    A mesure que le poisson se présente on le décroche c’est seulement s’il est trop engotté qu’on le fait tomber avec le dégottoir, sorte de spatule en bois.

    Morue verte

    . – Les doris ont rallié le bord avec la marée faite ; les hommes jettent leur pêche sur le pont sous l’oeil du patron qui marque sur un carnet ce qu’a rapporté chaque doris. La morue ne doit pas attendre, car elle s’amollirait et, mise en état de salaison, n’aurait pas cet aspect qui doit faire dire qu’elle est « loyale et marchande ». Un étal est installé, sur lequel les morues vont passer de mains en mains.
    On commence par piquer la morue, autrement dit, l’éventrer jusqu’au nombril. Les détritus sont jetés à la mer. On ne garde que les foies et les rogues. Dans ce travail qui se fait avec rapidité, les hommes sont dans le sang jusqu’aux coudes. Puis la morue est décollée, c’est-à-dire qu’on lui arrache la tête. Il est en ainsi pour que le chignon reste.
    Ainsi piquée et décollée, la morue est livrée au trancheur qui, presque toujours, est le patron et d’une dextérité obligatoire. De la main gauche recouverte de la mouille (mitaine garnie de cuir), il saisit la morue par l’oreille et, avec le couteau qu’il tient dans l’autre main, la fend jusqu’à la queue – d’un seul coup – puis ramenant prestement son couteau dans la partie correspondante à la cavité abdominale, il enlève la moitié de l’arête médiane. A l’endroit de la section de cette arête se projette un flot de sang que le mousse énoctera avec une cuiller en fer. Entièrement débarrassée de son sang, la morue est lavée dans une demi-barrique remplie d’eau et jetée au saleur dans la cale. Celui-ci étend bien la morue la chair en l’air et répartit le sel de manière à en charger davantage les parties charnues et moins les bords, ayant égard aussi à la force du sel. La morue une fois salée est arrimée. Elle est ce qu’on appelle morue verte ou morue au vert.

    Huiles et issues . –

    Les foies qui produisent l’huile sont soigneusement mis à part ; des barriques sont amarrées debout à l’arrière de chaque navire banquier, ce sont les foissières . On y jette les foies qui se putréfient et qui, en se décomposant forment une partie sanguine et une partie huileuse ; celle-ci monte à la surface, tandis que le sanguin reste au-dessous. Quand il y a une quantité d’huile suffisante, on la transporte des foissières dans les barriques placées à fond de cale. Il serait difficile de donner une idée de l’odeur écoeurante qui se dégage de tous ces foies en putréfaction. Ainsi obtenue, l’huile de foie de morue est destinée à l’usage des tanneries, et ce n’est qu’après filtration que le commerce de la droguerie la livre quelquefois sous le nom d’huile noire. C’est à terre que l’on fabrique les huiles médicinales ; l’huile brune ou blonde s’obtient comme la noire en entassant les foies dans des caisses rectangulaires divisées par une cloison perméable appelées cajeots ; seulement on apporte plus de soin à sa préparation en la soutirant souvent, en enlevant fréquemment le sanguin et les draches. L’huile blanche se fabrique tout aussi facilement, il suffit de la chaleur du bain-marie pour briser les cellules et faire sortir l’huile, qui est alors d’une couleur ambrée magnifique, toutefois cette fabrication est assez bornée, on ne peut y consacrer que les foies des morues pêchées le jour même, et les pêcheurs étant dispersés tout autour de l’île, il est difficile de s’en procurer de grandes quantités.
    Les rogues (oeufs de la morue) s’écoulent très facilement en France où ils sont employés comme appât, pour la pêche de la sardine. La morue-femelle est d’une fécondité extraordinaire. On a compté au microscope jusqu’à 9 millions d’oeufs dans le ventre d’un de ces poissons. Restent les noves et les langues. Les noves sont ces membranes qui se recueillent sur la raquette de la morue. Quant aux langues, ce ne sont pas, à proprement parler que des langues, mais les adhérences du bas de la mâchoire. Elles sont regardées comme un manger très délicat.

    Retour à Saint-Pierre

    . – Au bout d’un certain nombre de marées (on peu compter en moyenne 25 marées par mois), à cause des jours où le temps trop mauvais ne permet pas aux doris de tenir la mer, la goélette lève l’ancre et fait voile pour Saint-Pierre. Diverses nécessités l’y obligent ; d’abord elle à besoin de s’approvisionner de boitte, peut-être de sel ; ensuite la morue qu’elle a dans sa cale est anxieusement attendue pour être chargée à bord du navire long-courrier.

    Longs-courriers

    . – Il n’y a qu’à regarder la forme élancée de leur construction pour deviner le service qu’on attend d’eux. Ce sont des navires de grande marche, qui doivent fournir une traversée rapide. Au début de la campagne, les négociants ont grand désir de faire primeur sur les marchés français. Cette satisfaction d’amour-propre, à qui la devront-ils ? Au long-courrier qui aura marché le plus vite.
    Mais sans insister sur ce détail qui n’a qu’un intérêt éphémère, il y a une importance capitale à ce que le long-courrier ait une courte traversée. Toutes les expéditions pour France se font au vert. A peine peut-on compter par an trois chargements au sec… Or, la morue au vert est excessivement sujette à s’échauffer. Échauffée, elle rougit, et si elle est classée comme morue de rebut, elle perd plus de la moitié de sa valeur. Qui ne voit l’immense perte que peut causer à l’affréteur un chargement avarié (en moyenne 160.000 kilos par chargement). On a beau prendre les précautions les plus minutieuses lors de l’arrivée, dresser des tentes pour combattre l’humidité, mettre de la glace pour entretenir la fraîcheur dans la cale, etc., le plus sûr moyen de diminuer les causes de fermentation, c’est encore une courte traversée.

    Sel

    . – Après avoir déchargé leur chargement de morues vertes, les longs-courriers qui reviennent à Saint-Pierre apportent généralement une cargaison de sel. Nous ne surprendrons personne en disant que, pour saler cet immense stock de morues, on consomme une quantité considérable de ce produit (en 1908, 14.848 tonneaux de sel ont été importés dans la colonie). C’est de Cadix et de Lisbonne que provient en grande partie le sel qu’on emploie pour nos salaisons. Les sels égrugés de Bouc, des îles d’Hyères et d’Arzew sont également employés et ont leur mérite, mais on accorde la préférence au sel de Cadix et de Lisbonne.

    Boitte

    . – La boitte est l’appât destinée à pêcher la morue. Elle varie suivant les saisons. D’avril en juin on pêche avec le hareng, de juin jusqu’en juillet avec le capelan, et de juillet en octobre avec l’encornet.
    Le capelan fait son apparition sur nos côtes mais il est apporté souvent ici par les Terre-Neuviens qui ont l’habitude de le capturer dans les seines. L’encornet se prend un peu partout. Depuis quelques années, une nouvelle boitte a fait son apparition. C’est le bigorneau, ou bulot, on dit aussi cou-cou, qu’on extrait sur le banc même. Cette facilité de s’approvisionner d’appât sur les lieux de pêche a beaucoup diminué l’asservissement dans lequel nous tenaient les Terre-Neuviens et les difficultés que nous avait suscitées le bail bill , les goélettes de pêche n’emportent qu’une quantité relativement restreinte de harengs, le bigorneau étant toujours à leur disposition. Ces différentes espèces de boittes sont légèrement salées. Les pêcheurs américains et certains armateurs français préfèrent conserver la boitte dans la glace. Entre ces deux manières, les avis différent sur le meilleur résultat à obtenir.

    Les Bancs de Terre-Neuve

    . – Ces immenses alluvions qu’on désigne sous le nom de Banc ont été formées, suivant l’hypothèse la plus généralement admise, par suite des apports qui, depuis des milliers d’années sont résultés de la rencontre du Gulf-Stream avec le courant polaire. C’est sur ces platiers, dont le fond est sable, rocs, coquilles brisées oursins dit bérets basques, que la morue a établi son domaine presque exclusif, car à part les flétans et les raies, les crapauds et les chats de mer (hideux poissons qu’on rejette aussitôt décrochés) c’est elle, toujours elle que l’on pêche.
    Le Banc de Saint-Pierre, sur lequel on peut arriver à 2 heures de l’après-midi, à supposer qu’on ait quitté notre port à 4 heures du matin par beau temps, offre très souvent des pêches très fructueuses. Il n’est fréquenté que par des goélettes dont le tonnage n’est pas assez fort pour leur permettre un long séjour dehors.
    Le Banquereau, situé comme le précédent au sud-ouest de Saint-Pierre, mais plus éloigné, est hanté par les navires français et les goélettes américaines. Le poisson qu’on y pêche, quoique abondant, est petit. Il pèse en moyenne 450 grammes. Particularité remarquable : au mois de juin, pendant la saison du capelan, la morue s’éclipse momentanément du Banquereau, disparition immédiatement suivie par celle des goélettes qui y sont mouillées. C’est sur le Grand-Banc qu’on trouve la plus belle morue, (4 kil. en moyenne, quoiqu’il y ait de ces poissons qui pèsent plus de 15 kilos). On y pêche aussi d’énormes flétans, ordinairement le profit des équipages, qui les salent. Une pêche assez amusante est celle du dadain, oiseau du Banc, de la grosseur d’un pigeon , qui se tient toujours à l’affût des détritus de morue, et dont la voracité est telle qu’il se laisse prendre à l’hameçon englué d’un morceau de lard. La chair de ce gibier est huileuse, mais n’en constitue pas moins pour l’équipage une variété de la ration ordinaire, dont la base est la morue fraîche arrangée de toutes les manières.
    Il arrive souvent qu’une goélette, revenue du Grand-Banc à Saint-Pierre pour se munir de la boitte qui fait primeur n’en trouve pas sur le moment.
    Au lieu de se consumer dans l’attente, elle ira faire réparant . Cette expression signifie qu’elle utilisera ce qui lui reste d’ancienne boitte sur le Banc de Saint-Pierre ou sur le Banquereau, en réparation du temps qu’elle aurait perdu dans notre port.

    Les différents modes de pêche

    . – Il ne faut pas perdre de vue en cette matière que les modes de pêche varient, suivant qu’ils se pratiquent sur les Bancs ou sur les côtes de Terre-Neuve. Notons comme observation générale que la pêche côtière est moins pénible que sur le Banc. A la côte est, par exemple, les pêcheurs reviennent tous les soirs apporter au chauffant (sic) le produit de la journée et s’abritent dans des baraquements construits sur le rivage. – Les modes de pêche en usage à la côte de Terre-Neuve sont la ligne à la main, la seine et la trappe. La seine est un immense filet de 200 mètres de longueur sur 30 mètres de hauteur, et nécessite, pour être manoeuvrée, au moins huit hommes. On a vu, d’un coup de seine, prendre 400 à 500 quintaux de morues. Comme puissance d’engin la trappe ne le cède en rien à la seine, et, à raison même du prodigieux butin qu’elle peut enfermer, son usage a été l’objet de vives discussions dans les assemblées générales d’armateurs et au Parlement de l’île de Terre-Neuve qui a décidé et fini par la prohibition. A la côte ouest, la pêche est nomade et sédentaire. Elle est nomade, lorsque le capelan paraît. Il est chassé vers le nord par la morue et les pêcheurs en suivant celle-ci remontent le long de la côte, fouillant les baies, les havres et les criques, et se retrouvent généralement vers la fin de juillet, au rendez-vous de chasse qui est le Vieux ou le Nouveau-Férolle. Les chasseurs du Golfe redescendent alors dans les havres où ils parachèvent la pêche. Une expression qu’on entend souvent est celle-ci : Aller en dégrat , cela signifie qu’on se transporte en wary d’un point à un autre, s’arrêtant là où le poisson donne, se remettant en route quand la pêche faiblit. Cette locution « aller en dégrat » peut donc correspondre à peu près à cette autre : « aller à l’aventure ».
    Troisième Période : Désarmement

    Salaires

    . – Il ne suffit pas de remiser la goélette dans le barachois, de déverguer les voiles, de renfermer en magasin les agrès et apparaux, ainsi que les engins de pêche. Cette partie matérielle est la moins importante. Le désarmement administratif doit nous occuper particulièrement. Comment va se terminer cette association dans laquelle l’armateur a travaillé avec un capital, le marin avec ses bras ? Il est généralement convenu que les deux tiers appartiennent à l’armateur, l’autre revient à l’équipage, sous la déduction des frais de boitte dans la même proportion. Mais ici une question peut s’élever.
    Quand les engagements ont été contractés, on ne savait pas quel serait le prix de la morue. Sa valeur a pu osciller pendant la durée de la campagne. Faudra-t-il payer le tiers de l’équipage au cours le plus bas ou au cours le plus haut ? La clause usuelle est que le tiers de l’équipage sera payé au prix moyen de la colonie.
    Reste l’opération subsidiaire de répartir entre les hommes de la goélette le tiers qui leur revient.
    Il est généralement attribué au patron entre deux et trois parts, au second une part ¼ , au matelot une part, au novice ¾ ou 2/3 de part, et au mousse une demi-part. C’est ce qu’on comprend sous le nom de salaires de marins, lesquels en vertu de l’ordonnance de 1745, encore en vigueur, sont déclarés insaisissables.
    Mouvement commercial
    La colonie de Saint-Pierre et Miquelon a exporté pendant l’année 1910, 2.720.172 kilogrammes de morue sèche.

    Voici quelle a été la destination de ces exportations :

    Kilogrammes
    Pour les Antilles françaises 1.013.425
    Pour Halifax ou New-York 1.605.776
    Pour la France .100.971

    §

    EXPORTATION DES PRODUITS DU CRU
    Janvier 1911

    §

    Destinations

    §

    Produits France Étranger Totaux
    — — — —
    Morue sèche . 60 286.728 286.788
    Morue verte 236.830 « 236.830
    Issues de morue .429 « .429

    §

    Nota

    . – Le prix du fret par tonneau, augmente de 10 % pour avaries et chapeau, pour les ports de Bordeaux, Granville et Saint-Malo : 35 francs : Martinique et Guadeloupe : 45 francs ; Saint-Martin (île de Ré) : 35 francs.

    PROJET DE LOI
    Portant modification du Régime douanier de Saint-Pierre et Miquelon
    EXPOSÉ DES MOTIFS

    Notre colonie de Saint-Pierre et Miquelon traverser depuis quelques années une crise grave : son commerce, son industrie, sa navigation, ses finances, sa population même, tout est en décroissance, assurent à leurs collègues du Parlement, les ministres des Colonies, des Finances, du Commerce et de l’Industrie.
    Si on examine les chiffres du commerce général, la succession des bonnes et des mauvaises années de pêche y produit des fluctuations qui masquent, à première vue, les perspectives d’ensemble ; mais celles-ci apparaissent avec netteté dès qu’on envisage non plus telle ou telle année arbitrairement choisie, mais les moyennes.
    Or, la moyenne annuelle du mouvement général des échanges a été, pour les quinze années de 1878 à 1892 inclusivement, de 26.200.611 francs ; pour les quinze années de 1893 à 1907, elle est tombée à 17.939.065 fr., soit une diminution de 8.362.548 francs, c’est-à-dire près d’un tiers du total primitif.
    Le ralentissement des échanges dans un pays qui, comme Saint-Pierre et Miquelon tire tout de l’extérieur devait avoir pour conséquence nécessaire un fléchissement des industries locales. Celles-ci, qui gravitent autour de la pêche, source unique de richesse pour la colonie, demeurèrent assez prospères pendant les premières années qui suivirent l’application du régime douanier de 1892 ; mais à partir de 1902, la situation changea complètement.
    L’armement local déclina avec une inquiétante rapidité ainsi que le fait ressortir le tableau suivant.

    Nombre de navires
    provenant de
    Années l’armement local
    — —
    1902 207
    1903 183
    1904 151
    1905 101
    1906 105
    1907 71

    En 1908 et 1909, l’armement local décroît encore et se chiffre par 57 et 43 navires; Ainsi en sept années, de 1902 à 1909, l’industrie locale tombe à moins du quart de ce qu’elle était précédemment.
    Mais c’est surtout dans le budget local que les signes de cette décadence générale sont évidents. Si, à partir du dernier exercice dont les comptes sont réglés, c’est-à-dire de 1909, on remonte de 5 en 5 années jusqu’en 1889, on constate que les recettes locales ont, depuis vingt ans, subi une marche sans cesse descendante. Abstraction faite des subventions de la métropole, des prélèvements sur la caisse de réserve et des recettes d’ordre, les produits du budget local ont été les suivants :

    1889 501.911 37
    1894 462.430 75
    1899 411.730 89
    1904 450.673 30
    1909 398.766 68

    Les prévisions du budget de 1910 (397.660 francs) sont encore en décroissance. Le léger relèvement accusé entre 1899 et 1904 est dû à l’effort exceptionnel fait, à la suite de la loi de finances du 13 avril 1900, pour incorporer dans le budget local les dépenses dites de souveraineté dont la métropole assumait antérieurement la charge ; des impôts nouveaux, comme le droit de statistique, furent créés ; d’autres, comme les droits de consommation et les droits de navigation, furent aggravés. Malgré ces expédients, les recettes décroissent avec régularité.
    L’examen en détail du rendement des recettes fait ressortir mieux encore le fléchissement de la richesse générale de la colonie. Les recettes de douane, qui étaient de 260.387 fr. 45 en 1894 tombent à 106.145 fr. 22. Les impôts directs suivent la même régression : de 52.620 fr. 83 en 1889, ils passent à 28.933 fr. 06 en 1909.
    Seuls, les droits de navigation continuent à alimenter le budget local, mais leur tarif de 1 franc par tonneau en 1893. est passé à 1 fr. 35 en 1895, à 2 francs en 1901 et à 3 fr. en 1902. Il n’était pas possible d’aller au delà sans risquer d’éloigner à jamais de Saint-Pierre et Miquelon les navires qui y entretiennent encore un reste d’activité et le Parlement a même dû, au cours de la présente année, accorder une subvention spéciale pour permettre la réduction à 2 fr. 50 d’un tarif qui menaçait de devenir presque prohibitif.
    Ainsi, le commerce est en décroissance, les industries locales sont en voie de disparition, le budget est en détresse ; seules, les charges publiques demeurent à peu près stationnaires.
    Il n’est donc pas surprenant que, dans ces conditions, les habitants abandonnent la colonie. En 1902, la population sédentaire de Saint-Pierre et Miquelon comptait 6.432 âmes ; en 1908, elle n’était plus que de 4.708 âmes ; en l’espace de six ans, 1.774 personnes, plus du quart de la population, se sont expatriées.
    D’après les dernières nouvelles données par l’Administration locale, l’émigration continue actuellement et la plus grande partie des habitants partent sans esprit de retour.
    Le Gouvernement ne pouvait manquer de se préoccuper de rechercher les causes de cette situation inquiétante.
    D’accord avec la Commission interministérielle du régime douanier colonial dont l’attention avait été particulièrement retenue par cette question, nous avons reconnu que si ces causes sont multiples, l’une d’entre elles réside dans l’application des tarifs douaniers métropolitains, qui a été faite à la colonie par loi du 11 janvier 1892.
    Saint-Pierre et Miquelon est dans une situation spéciale : c’est un rocher de 2.000 hectares, aride, impropre à toute culture, ne produisant rien par lui-même, perdu dans la région la plus froide de l’Atlantique, à 3.700 kilomètres du port de Brest, et qu’aucune ligne de navigation régulière ne relie à la métropole. C’est un pays qui doit demander tout à l’importation et que la métropole ne peut approvisionner que d’une manière insuffisante coûteuse et irrégulière.
    L’application du tarif général à nos établissements à bien été, il est vrai, entourée d’atténuations qui pallient largement ses conséquences : des exceptions nombreuses permettent de tirer des pays voisins un grand nombre de produits qui sont indispensables à leur existence ; mais il en subsiste pas moins que le régime de protection pèse lourdement sur un certain nombre d’articles essentiels à l’activité locale. C’est ainsi notamment que les armateurs de la place sont dans la nécessité de faire venir de France tout leur matériel d’armement. Non seulement celui-ci est ainsi payé plus cher que dans les pays voisins, et plus cher même que dans la métropole, en raison des frais de transport, mais encore à cause de l’irrégularité des communications, les armateurs sont obligés de faire leurs commandes longtemps à l’avance, d’immobiliser ainsi un capital dont ils perdent l’intérêt et de supporter en outre des dépenses accessoires d’assurance, de conservation, de dépréciation des marchandises. Alors que les navires armés en France s’approvisionnent à bon compte dans les entrepôts de la métropole, les navires armés dans la colonie ne peuvent embarquer que des produits ayant payé les droits. Toutes ces charges, qui tiennent au régime douanier, sont d’autant plus lourdes qu’elles ne sont pas les seules, car les armateurs locaux doivent également faire venir les équipages de France, par des vapeurs spéciaux, à des prix fort élevés. Il leur est, dans ces conditions presque impossible de lutter. Avec l’armement, ont décliné toutes les petites industries qui en vivent et qui entretiennent l’activité de la population : calfats, charpentiers, poulieurs, voiliers, sont allés chercher du travail ailleurs; C’est ce qui explique le fléchissement général du commerce, qui porte même sur les marchandises exemptes ou détaxées.
    D’autre part, des difficultés identiques d’approvisionnement se présentent pour les petits commerçants locaux, obligés de demander à la métropole, dans les mêmes mauvaises conditions de cherté, d’achat et de transport, les principaux objets dont la population flottante des pêcheries vient se ravitailler à Saint-Pierre.
    La clientèle étrangère, autrefois fort nombreuse, a déserté peu à peu notre colonie pour les ports étrangers voisins. Sans doute l’élévation des droits de navigation a été également déterminante à cet égard, mais elle n’est elle-même qu’une conséquence du régime douanier, le déclin progressif du commerce ayant obligé la colonie de chercher de ce côté, les ressources qui manquaient par ailleurs à son budget.
    *
    * *
    *
    Etant données les constatations qui viennent d’être faites, le remède à apporter à la situation doit consister d’abord à donner à notre colonie un régime douanier qui soit en rapport avec la nature spéciale de celle-ci.
    Saint-Pierre et Miquelon n’est qu’une station de pêche qui doit armer ses goélettes dans des conditions aussi favorables que les ports de la métropole, ravitailler les transports et les navires fréquentant les bancs de pêche à aussi bon compte que Saint-Jean, Halifax ou Sydney et attirer les étrangers par la variété et le prix des marchandises.
    Pour parvenir à ce résultat, il est indispensable que la colonie ait la possibilité de s’approvisionner largement dans les pays voisins avec lesquels elle est en relations normales et directes et elle ne sera en mesure de le faire qu’autant qu’on aura renoncé à un régime dont l’expérience a montré les inconvénients.
    Le classement de Saint-Pierre et Miquelon au nombre des colonies exceptées du tarif métropolitain sera, du reste, absolument justifié, car, seule de nos possessions, Saint-Pierre et Miquelon, qui ne produit aucune denrée coloniale, ne trouve pas dans le tableau E une contre-partie naturelle du régime de protection institué dans l’intérêt de la métropole ; d’autre part, il n’est pas douteux que le maintien du système actuel est susceptible d’aggraver encore la situation de la colonie et, par le tarissement de ses ressources, d’entraîner fatalement, pour la métropole, des charges nouvelles en même temps que la décadence plus ou moins rapide de sa propre industrie de la grande pêche.
    Nous avons en conséquence l’honneur de soumettre à vos délibérations le projet de loi suivant tendant à comprendre Saint-Pierre et Miquelon dans la catégorie des colonies non assimilées à la métropole au point de vue douanier.

    Le projet de loi en question ne contient qu’un article. Cet article stipule que les tarifs, l’assiette et les règles de perception des droits de douane applicables aux produits étrangers à Saint-Pierre et Miquelon, sont établis par décret en forme de règlement d’administration publique, rendu sur la proposition des ministres après avis du Conseil d’administration de la colonie.

    Fin
    -*-*-*-*-*-*-*-*-*-
    Retapé par Roger ETCHEBERRY, Novembre 1997.

    Notes du copieur

    A noter qu’entre 1904/1905 et 1911, le mot goélette est passé de goëlette à goélette, sauf une exception, page 4
    On trouve de tout dans cet article : Battage des lignes (au lieu de boëttage ?), puis dans le même paragraphe boittées, boitter en non plus boëtter.
    page 1 : il est écrit effectivement « artificiellements.
    page 5 : Tauté : on dit habituellement Tanti !
    page 7 : Il est écrit Chauffant, au lieu de Chauffaut ou échafaud.
    -*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-

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