22 décembre, 2024

L’Affaire de la Morue Française – Deuxième partie

humanite-presseNous vous présentons donc ici les rapports d’audience du deuxième jour du 3e conseil de guerre tels que rapportés par l’Humanité. Deux inculpés, Louis Légasse et Charles Le Borgne furent accusés d’avoir fourni à l’état de la morue avariée et d’avoir fait usage de substances chimiques dangereuses comme l’acide borique.

Le dossier intégral

  • L’Affaire de la Morue Française – Première partie – 1915/11/09
  • L’Affaire de la Morue Française – Deuxième partie – 1915/11/10
  • L’Affaire de la Morue Française – Troisième partie – 1915/11/11

– Début de l’article –
L’Affaire de la Morue Française
L’Humanité,
1915/11/10 (Numéro 4224)

« Les procédés de Légasse et Leborgne sont inexcusables » dit le commissaire du gouvernement

Mauvaise journée hier pour la Morue française. Les débuts de la seconde audience ont confirmé ceux de, la première, et il ne saurait plus être actuellement question d’acquittements pour les deux administrateurs de la Société, le servent Légasse et son coaccusé Leborgne. Maintenant que l’on connait le fond de l’affaire on est un peu surpris de l’inculpation légère qui pesé sur la tête des administrateurs délégués de la Morue française, a qui on reproche simplement d’avoir employé de l’acide borique. La justice militaire a eu quelques scrupules juridiques, c’est l’expression qui l’ut employée et le non-lieu pour l’escroquerie fut signé. Mais on est fondé à se demander, lorsqu’on suit régulièrement les audiences des conseils de guerre, si on aurait eu les mêmes scrupules, s’il se fût agi de personnages moins importants que Leborgne et Légasse, délégué élu de la Martinique au Conseil supérieur des colonies, ancien maire de Miquelon, conseiller général de Saint-Jean-de-Luz,

La suite des témoignages

M. Masson, surveillant sanitaire, à le 25 septembre 1914, sur l’ordre de M. le. sous-intendant Julia, visité des lots de morue destinés à l’approvisionnement de siège, entreposés en plusieurs endroits. Quai Nicolaï, le témoin trouva, une assez grande quantité de morues rouges et avariées, 12.450 kilogrammes furent reconnus impropres à la consommation. A Javel, 747 caisses et à Saint-Denis 25.000 kilogrammes durent également être jetés. Le colonel. Pouvez-vous fixer pour le conseil la date du commencement de l’avarie ?

Le témoin. Je ne puis pas vous répondre d’une façon catégorique. L’avarie me parut très ancienne, car j’ai mis dans une cave humide des morues choisies parmi celles qui étaient, saines et après 5 mois elles n’étaient pas dans l’état de celles que nous avons examinées six jours après leur arrivée. Le colonel. Combien de temps peut se conserver de la morue bien préparée au mais d’août ?

Le témoin. Quatre mois au minimum, mais au bout de six mois elle doit être encore consommable.

Et M. Masson termine sa déposition en disant, au conseil que d’après lui on a mélangé aux poissons sains des poissons de préparation .ancienne. Avec toute l’autorité qui s’attache à sa fonction de chef du service sanitaire du département de la Seine, M. Martel vint confirmer la déposition de M. Masson, qui est son subordonné direct.

D’après lui, on aurait été jusqu’à laver et retaper, pour le camp retranché de Paris, un certain nombre de morues atteintes, du rouge précurseur de l’avarie, ce qui, au cours d’un examen, fit dire à M. le contrôleur Gâche « On nous a traités comme les nègres. »

Le colonel. Vous ne pouvez pas déterminer la date exacte du commencement de l’avarie, mais d’après ce que nous savons elles auraient été avariées au départ de l’usine.

Le témoin. Parfaitement.

M. le juge Rougeot. Pourriez-vous nous dire, monsieur, quelles sont d’après vous les conséquences de l’emploi de l’acide borique. Le témoin; C’est une chose très discutée. Mon avis c’est que l’emploi de l’acide borique constitue une opération défectueuse, qui peut; avoir un retentissement sur la santé, notamment par un emploi’ continu. Son emploi est d’ailleurs formellement interdit par la loi.

On passe ensuite à l’audition des trois ou quatre chefs des magasins où fut entreposée la morue, puis c’est le défilé d’un certain, nombre de témoins à décharge. M. Cruchet, gestionnaire d’hôpital, à Bordeaux, ancien président dans cette ville du syndicat de commerce de la morue attribue l’accusation qui pèse contre Légasse à une vengeance politique. Ne commentons pas. M. Leblond, sénateur, de la Seine-Inférieure, membre «du conseil d’administration de la Morue française, atteste l’honorabilité des prévenus, ce que feront encore trois ou quatre personnes, connaissant peu ou prou Légasse et Leborgne.

Le réquisitoire

A 3 heures, après une suspension d’audience de quelques minutes, la parole est donnée à M. l’avocat général ou plutôt à M. le lieutenant Watinne, commissaire du gouvernement. Son exposé sera lumineux, cinglant, ne laissant aucun point dans l’ombre..

Vous n’avez à juger qu’un seul point, commence-t-il. Celui de .savoir, si oui ou non, de l’acide borique a été additionne ù la marchandise vendue à l’Etat, Le fait est acquis, il est avoué, mais pour déterminer exactement la culpabilité de ces deux hommes, il faut que vous connaissiez l’affaire elle-même dans son ensemble.

Le commissaire du gouvernement présente alors et la Société la Morue française et les inculpés.

Qu’est-ce que la Morue française ? Une société anonyme. Vous savez à merveille ce que ce mot signifie. Fondée au capital de 4 millions, ayant dix ans d’existence, elle a bouclé son budget de l’année 1910, avec un bénéfice de 917.000 francs. Les administrateurs délégués, au nombre de trois, touchent 30 de bénéfice, ce qui fait 30.000 francs par an. La société a cinquante navires à flot, six sécheries. Son conseil d’administration se compose de treize membres.

M. Leborgne, qui dirigeait les sécheries de Fécamp, appartient à une vieille famille fécampoise où l’on est armateur de père en fils, d’oncle en neveu depuis 1735. C’est une belle médaille. Malheureusement cette médaille a un revers. En jugeant l’homme par

lui-même, on s’aperçoit que M. Leborgne a une singulière conception des affaires et de la réclame commerciale. En effet, à la date du 5 octobre 1914, il adressait à M. l’intendant Millet, de Belfort, et à 27 autres intendants et commissaires de la marine une lettre où il faisait connaître que la Morue française avait vendu à M. l’intendant Julia, pour le camp retranché de Paris, 5.000.000 de kilogrammes de morue ; il joignait à sa […] une copie du marché de plus, il se servait des noms de M. Auguste Leblond, ancien négociant, sénateur de la Seine-Inférieure Thierry, ancien ministre des Travaux publics, député, président de la commission des approvisionnements et Louis Légasse, administrateur délégué de la société, accepté comme expert idoine par l’intendance. Que dites-vous de cette communication du marché avec le sous-intendant Julia, marché qui, constituant l’approvisionnement de siège, devait rester secret.

 

Quant à l’abus fait du nom de deux hommes politiques, dont l’un présidait la commission d’approvisionnement, il voulait dire « Nous avons l’oreille du gouvernement. Nous achetons, nous commandons, nous recevons ». Est-ce que vous ne trouvez pas que c’est là des procédés indignes qu’il convient de laisser aux marchands.

Louis Légasse débuta dans la vie par une condamnation pour coups et blessures, légère. N’insistons pas. Du reste, à Saint-Pierre et, Miquelon, il a obtenu sa réhabilitation. Armateur depuis de longues années, il ne se contente pas de ses fonctions d’administrateur délégué à la Morue française, il appartient à quantités d’autres sociétés dont l’énumération serait, fastidieuse; Il tâta de la politique, il fut maire de Saint-Pierre, il est délégué, élu an conseil supérieur des colonies de Saint-Pierre et Miquelon, il est conseiller général des Basses-Alpes. C’est un homme intelligent, d’une activité dévorante. On l’a vu dans cette affaire frapper à toutes les portes, écrire aux ministres, aux grands chefs, avec une familiarité surprenante. Sa carrière militaire va le dépeindre complètement. Louis Légasse, de la classe 1890, appartenant au 142e territorial, devait attendre un ordre d’appel individuel. Cela ne fit pas son affaire. Légasse, qui ne pouvait, contenir son ardeur patriotique, écrivit au ministre de la guerre une longue lettre où il sortait tous ses titres et qualités pour lui exprimer le bonheur qu’auraient les indigènes de Saint-Pierre s’ils le savaient à la frontière. On ne lui répondit point. Le 27 avril il écrivait à nouveau, faisant ressortir les services qu’il pourrait rendre dans l’approvisionnement. Le 28 août, il signait le marché: avec M. le sous-intendant Julia et peu après il était mis en sursis d’appel. Mais cela ne fit point son affaire, il voulait porter l’uniforme. Que fit-il ? P Il se rendit chez le chef de la 22e section et lui présenta une lettre de recommandation signée par un ancien, ministre de la, guerre, sollicitant son incorporation à la section. Le chef sourit, fit délicatement, comprendre à Légasse que c’était impossible et comme il lui était chaleureusement recommandé il lui; fit un mot pour le recrutement dans lequel il disait qu’il, serait très heureux de l’avoir sous ses ordres. Avec les deux précieuses lettres, l’inculpé se rendit au recrutement, surprit la confiance de l’officier et fut incorporé. Il y resta jusqu’au jour où M. le contrôleur Gâche découvrit le pot-aux-roses et le rendit à la vie civile en attendant qu’il reçût une convocation régulière pour le régiment, auquel il était affecté. Une fois mobilisé il ne tarda pas à être affecté à l’état-major de la 102e division, il s’y est très bien conduit, est devenu caporal, puis sergent. Des témoins sont venus attester qu’il s’était signalé par son zèle. Je l’en félicite et constate qu’il a eu là plus de chance que dans les bureaux de l’intendance.

M. le commissaire du gouvernement passe aux faits et établit que le bénéfice des inculpés, qui, d’après eux, aurait été de 66,000 francs, est, d’après M. l’expert Doyen, de 295,000 francs pour la morue en tonne et de 350,000 francs pour la morue séchée.

Pour une affaire patriotique, c’est superbe, surtout lorsque, très probablement, on a envoyé à Paris de la morue qui déjà dans les séchoirs était avariée. En ce qui concerne l’emploi de l’acide borique, l’organe du ministère public n’a pas beaucoup de mal à établir le délit. Arrivant à l’application de la peine, M. le lieutenant Watinne déclare :

Une légère amende ne saurait suffire, d’abord parce que le maximum que vous pourriez infliger est de 100 francs et quand bien même il serait très élevé, cela ne suffirait pas. II faut une condamnation à l’emprisonnement. Plus les prévenus sont puissants, plus ils sont riches, plus ils sont coupables devoir trempé l’Etat et pour cette raison vous les punirez. Et puis, nous sommes en temps de guerre, travailler pour l’Etat, c’est travailler pour la défense, nationale. Frappez-les donc sévèrement ! Frappez-les durement car ils ont trahi la Patrie en fraudant l’intendance. Dans la période où nous vivons leur conduite est inexcusable.

L’audience a été l’envoyée aujourd’hui midi et demi, pour plaidoirie de Me Aubépin et Coulon et jugement.

– Fin de l’article –

3e conseil de guerre, tribunal militaire
Principaux intervenants

  • Les inculpés : Louis Légasse et Charles Le Borgne
    • Maitre Henri Coulon représente Louis Légasse
    • Maitre Aubepin représente Charles Le Borgne
  • L’accusation
    • Commissaire du gouvernement : le lieutenant Watinne
    • L’adjudant Rivière
    • Le colonel Favert
  • Les juges
    • M. le juge Rougeot
  • Enquêteurs, experts et témoins
    • Sous-intendant Julia
    • Le capitaine Bouchardon
    • M. le contrôleur de la marine Gâche
    • M. Masson, surveillant sanitaire
    • M.Blanc, directeur du laboratoire, centrale du ministère de l’agriculture

 

 

Grand Colombier

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