19 mars, 2024

1927 : Commandant RALLIER du BATY, Iles St Pierre et Miquelon

ÎLES SAINT–PIERRE ET MIQUELON
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EXTRAIT DU MÉMOIRE
DE
M. le Commandant RALLIER du BATY
Sur la Pêche
AUX ÎLES
Saint–Pierre et Miquelon
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Quelques nouvelles notes
sur la Pêche côtière
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SAINT–PIERRE

imprimerie du Gouvernement

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1927

Depuis la publication du Mémoire n° 5 dans lequel a été développée la question de la pêche côtière, du frigorifique et du port de Saint–Pierre, deux évènements d’importance, l’un heureux, l’autre malheureux, se sont produits dans la petite colonie.

L’événement heureux : M. le Gouverneur Bensch a réussi à faire triompher le principe d’une deuxième tranche de travaux destinés à l’amélioration et à l’aménagement du Barachois.

L’événement malheureux : la Compagnie Franco-canadienne des Pêches et Frigorifiques, au moment de renouveler son contrat avec l’Administration, a renoncé à continuer l’exploitation du Frigorifique de Saint–Pierre.

Il est à souhaiter, d’une part, que les travaux du port soit (sic) rapidement menés à bien et, d’autre part, que l’exploitation de l’établissement en question ne tarde pas à être reprise pour le plus grand bien de la colonie et de ses habitants. Il ne faut pas perdre de vue qu’un matériel comme celui du frigorifique s’abîme plus pendant les périodes d’arrêt que pendant celles de fonctionnement. Encore quelques années de l’inaction actuelle et ce matériel ne sera plus bon qu’à être jeté à la ferraille.

Pendant la saison 1926, les recherches concernant l’océanographie, l’hydrographie et la pêche dans les eaux de Saint–Pierre et Miquelon n’ont pu être poussées avec l’activité désirable, faute d’un bateau affecté à ces recherches.

Pour arriver à ce résultat, il serait indispensable qu’un petit vapeur (genre « Gouverneur d’Angeac ») soit mis chaque année pendant au moins quinze jours à l’entière disposition de la personne chargée d’effectuer de pareilles recherches. Elles devront porter non seulement sur les eaux voisines des côtes mais aussi sur celles du Bassin de Plaisance, des cheneaux (sic) de l’île verte et de la Sonde, de la Baie de Fortune et du fiord sous-marin de l’Ermitage.

Les recherches poursuivies cette année n’ont pu l’être qu’au cours de quelques sorties en doris à proximité de la côte, ce qui est absolument insuffisant.

Malgré tout, des observations intéressantes pour la pêche locale ont pu être faites, et d’ailleurs, un bon nombre des remarques contenues dans les chapitres qui précèdent concernent aussi bien cette pêche que celle des bancs.

Topographie et Lithologie du Banc Miquelon.

On se souvient que nous avons appelé Banc Miquelon, le plateau qui sert de socle au petit groupe des îles françaises. Il est limité à l’Est par le Bassin de Plaisance, à l’Ouest par le fiord sous-marin de l’Ermitage, au Nord par le chenal de l’île Verte, au Sud par le chenal de la Sonde.

Le Banc Miquelon est un des plus poissonneux des bancs de Terre–Neuve, sa topographie et sa lithologie sont très mal connues surtout à quelque distance des côtes.

L’isobathe de 100 mètres s’avance à l’Ouest jusqu’au méridien de 57° et l’isobathe de 200 mètres jusqu’au méridien de 57° 30’.

Cette extrémité Ouest du Banc se termine par un éperon qui est séparé du Banc Saint–Pierre par l’étroit fiord Miquelon, extrémité du chenal de la Sonde et, du Banc Burgeo, par le fiord de l’Ermitage profond de 320 mètres à son confluent avec le chenal Laurentien.

Ce fiord sous-marin se prolonge en direction N.-E. avec des profondeurs de 300 à 350 mètres jusqu’à la Baie de l’Ermitage. Il est rempli d’eau de la Pente jusqu’au niveau de l’isobathe, de 250 mètres environ. A l’époque glaciaire, il devait servir de grande voie d’évacuation à l’Inlandsis de la Baie de l’Eau, de la Baie Connaigre, de la Baie du Désespoir, de la Baie Fâcheux, peut-être aussi de la Grande Baie Fortune, et de quantité d’autres hâvres secondaires qui ont contenu autrefois des glaciers.

Cette partie de la côte de Terre–Neuve est celle où les glaces ont laissé la plus profonde empreinte. Dans la Baie du Désespoir, il y a des fosses de 600 et même 700 mètres.

Le fond de la vallée sous-marine de l’Ermitage est recouvert partout de vase molle. On a d’ailleurs la même vase sur la pente du Banc Miquelon jusqu’à l’isobathe de 150 mètres. On trouve ensuite de la vase sableuse, du sable vaseux et des plans de roche jusqu’à l’isobathe de 100 mètres qui marque le commencement du plateau.

Sur ce plateau, l’examen des cartes semble révéler d’abord une grande confusion topographique et lithologique, mais cela tient surtout à l’insuffisance de l’exploration sous-marine et à la rareté des sondes.

Les roches émergées des Veaux Marins sont l’extrémité d’une chaussée sous-marine qui est le prolongement du Cap Blanc.

Il règne aussi parallèlement à la côte Ouest de Miquelon une chaîne rocheuse dont le haut-fond Briand, qui brise par gros temps, est une tête. Entre cette chaîne et la côte le fond est de sable. Plus au large on trouve du gravier, des galets et de gros blocs de pierre avec, par ci par là, quelques taches de sable.

Sur la côte Est de l’île, entre le rivage et l’isobathe de 50 mètres on trouve du sable et du sable vasard avec des émergeances (sic) rocheuses sans ordre, sauf en ce qui concerne la grande chaussée sous-marine qui prolonge les Rochers de Miquelon.

Au delà de l’isobathe de 50 mètres on a encore du sable en certains endroits mais on arrive rapidement aux graviers, aux galets et aux cailloux qui vont jusqu’à l’isobathe de 100 mètres.

Dans le chenal dit « La Baie », qui sépare Langlade de Saint–Pierre, on retrouve facilement le thalweg, par simple examen de la carte, et aussi la trace de l’érosion ancienne de l’eau de fonte des glaces.

Ce thalweg ou « imum vallis » suit la direction générale de la Baie jusqu’au prolongement sous-marin de la Pointe à Savoyard. Là il prend une direction Nord-Sud sur une distance de 4 milles, puis fait un coude vers le Sud-Est et vient aboutir au Bassin de Plaisance. Ce chenal de la Baie qui a une profondeur moyenne de 80 mètres est séparée du chenal de la Sonde par une crête ou plutôt un amas détritique en forme de remblai qui va presque en ligne droite du Cap Coupé à un point situé par L = 46°36’ G = 56°08 et sur lequel il y a 49 mètres d’eau. Ce remblai qui a toutes les apparences d’une ancienne moraine latérale, constitue au propre et au figuré, un des traits les plus saillants de la topographie du Banc Miquelon.

Presque toutes les indentations et les pointes de la côte de Saint–Pierre ont leur prolongement sous la mer : la pointe à Savoyard, la pointe du Diamant, la pointe Blanche. Le prolongement de cette dernière pointe constitue une longue chaussée sous-marine rocheuse orientée au S.-W. qui porte les basses de la Tournioure, la basse à Bonnière la basse de la Marne.

Du côté de Saint–Pierre, le banc s’étale en gradins rocheux, jusqu’à la pente du Bassin de Plaisance.

Hydrologie

Les stations océanographiques faites dans la région du Banc Miquelon au cours de la saison 1926 ont donné lieu à des remarques importantes.

Il ne semble pas que l’eau arctique qui remplit le Bassin de Plaisance pénètre dans les chenaux de la Sonde et de l’île Verte aussi incroyable que ce fait puisse paraître. Au mois d’octobre on ne trouvait d’eau à 0° que tout à fait au fond de ces chenaux, à plus de 100 mètres de profondeur, alors que dans le Bassin de Plaisance cette même eau n’était qu’à 60 mètres seulement.

En outre, l’eau à 0° qu’on trouvait à cette époque dans le chenal de la Sonde n’atteignait pas 33 0/00 de salinité ; elle ne réunissait donc pas les deux caractères de l’eau arctique.

Ce fait est vraiment curieux et la seule explication plausible qu’on puisse en donner est de supposer, contrairement aux indications de la carte, qu’il existe à l’entrée Est de ces deux chenaux un seuil de moins de 100 mètres qui empêche l’eau arctique d’y pénétrer. Ce cas sera intéressant à élucider au cours des recherches futures.

On voit ici que le thermomètre peut être utilisé d’une façon assez imprévue, pour déceler une particularité de la topographie sous-marine ayant échappé aux investigations habituelles par la sonde.

Dans une région à contrastes thermiques comme les bancs de Terre–Neuve, l’exploration des fonds au moyen du thermomètre n’est pas un mythe et l’on serait tenté d’en formuler les principales règles de la façon suivante :

« Toutes les fois qu’en plongeant le thermomètre dans une formation en creux dont la profondeur est comprise entre 80 mètres au moins et 200 mètres au plus on n’y trouve pas de l’eau arctique, on peut en conclure que cette dépression est défendue par une crête empêchant cette eau d’y pénétrer.

De même, toutes les fois qu’en plongeant le thermomètre dans une formation en creux de plus de 250 mètres de profondeur on n’y trouve pas de l’eau de la Pente, on peut en conclure que cette dépression ne s’étend pas jusqu’à la Pente Atlantique, ou qu’elle est obstruée par un seuil qui empêche cette eau d’y pénétrer. »

Mais si le thermomètre dans une région comme celle de Terre–Neuve est un véritable instrument d’exploration sous-marine, il pourra servir aussi dans bien des cas à déterminer la position du navire dans les endroits ou la sonde n’y suffit pas ? Sur le Platier, par exemple, on peut connaître sa position en longitude rien qu’en prenant la température de l’eau sur le fond.

Revenons maintenant au Banc Miquelon et à ses chenaux limitrophes qui nous ont entraînés dans cette digression sur le thermomètre.

Au dessus du Banc et des chenaux il existe en surface une couche d’eau côtière très dessalées due aux apports d’eau douce du Golfe Saint-Laurent et des nombreuses rivières de la côte Sud de Terre–Neuve. C’est surtout entre Miquelon et Terre–Neuve que cette faible salinité est accentuée. L’épaisseur de la couche à moins de 31 0/00 dépassait par endroits 30 mètres en 1926, ce qui doit avoir des répercussions sur les migrations de certains poissons, notamment de l’ânon.

Cette faible salinité doit d’ailleurs varier d’une année à l’autre, suivant les variations du régime des pluies et des neiges. Les pêcheurs Miquelonnais s’étonnent de constater que la migration habituelle de l’églefin sur leur côte n’a pas eu lieu depuis trois ans. L’abstention de ce poisson habitué aux conditions du large peut être attribuée avec beaucoup de vraisemblance à une insuffisance de la salinité.

Naturellement cette couche dessalée est très sensible aux variations de température de l’atmosphère, qu’elle suit avec une grande fidélité. Cette année la température maxima en surface n’a pas dépassé 12° 5 dans ces parages. Cette température a été atteinte au commencement de septembre et le début du refroidissement a coïncidé avec une période de quelques jours de froid sec qui a eu lieu au cours de ce mois.

Le 29 septembre, la température de surface en rade de Saint–Pierre n’était plus que de 11°, le 22 octobre elle était tombée à 9° et le 27 à 8°.

La Baie de Fortune contient-elle de l’eau arctique ? Nous n’avons pu nous en assurer, mais les stations océanographiques faites plus à l’Ouest, sur le méridien de 58° par la Canadian Fisheries Expedition ont révélé, au printemps, à 60 et 100 mètres, une couche d’eau arctique diluée, apparentée par sa salinité, un peu plus faible que celle du Courant du Labrador, avec l’eau arctique qu’on trouve à la même profondeur dans le Golfe Saint-Laurent. En automne, on retrouve cette couche un peu plus profondément, avec une salinité notablement augmentée.

Il est probable que les choses se passent de la même façon dans la Baie de l’Ermitage et dans la Baie Fortune en ce qui concerne l’eau arctique. Mais cette eau, répétons-le, n’est pas reliée à l’eau arctique du Bassin de Plaisance dont la salinité est normale (22 à 33,5 0/00).

Il semble donc qu’il y ait une solution de continuité de l’eau arctique au-dessus du Banc Miquelon, sauf peut-être au printemps.

En somme, les eaux qui entourent nos Îles jouissent en été d’un régime assez spécial, par le fait que l’eau arctique en est exclue, ce qui a pour effet d’en exclure aussi les contrastes thermiques, sauf à l’accore Est du Banc Miquelon qui est baigné directement par le Bassin de Plaisance.

Les faits biologiques semblent d’ailleurs bien cadrer avec cette disposition spéciale des eaux, car c’est à cet accore Est du Banc, c’est-à-dire à l’Est et au Sud-Est de l’île Saint–Pierre, qu’on trouve la morue invariablement pendant toute la saison.

Sur les autres parties du banc et notamment sur les côtes de Miquelon, elle est moins assidue et ne vient en nombre que lorsqu’une boëtte l’attire, comme par exemple à l’époque du capelan.

Il ne faut pas oublier que l’eau de la Pente, qui remplit le fond de la dépression du fiord de l’Ermitage, baigne la pente N-W. du banc Miquelon et que la morue trouve dans cette eau un refuge contre les températures excessives des couches supérieures refroidies pendant l’hiver. Il est donc à présumer qu’une pêche d’hiver pourrait être faite sur les fonds de plus de 200 mètres de profondeur dans le genre de celle qui se pratique plus à l’Ouest, à Rose Blanche et à Port aux Basques. On trouve des fonds de plus de 200 mètres à 8 milles dans le N-W. du Cap Miquelon.

La Baie Fortune contient-elle de l’eau de la Pente ? La seule réponse qu’on puisse faire à cette question à l’heure actuelle ou aucune recherche océanographique n’a encore été faite dans cette baie, est la suivante :

Si l’étroite coupure qui se trouve entre le Banc Miquelon et le socle des Îles Plates et des Îles Brunet a plus de 250 mètres de profondeur, l’eau de la Pente peut pénétrer dans la Baie. Dans le cas contraire, on ne l’y trouvera pas.

Là encore la question pourra se résoudre au thermomètre et sans qu’il soit besoin d’utiliser la sonde dans la passe en question. Si en plongeant le thermomètre à l’intérieur de la baie sur les fonds de 300 mètres on trouve de l’eau à 0° jusqu’au fond, c’est que la coupure a moins de 250 mètres. SI, au contraire, on y trouve de l’eau de la Pente à + 4° environ, c’est qu’elle a plus de 250 mètres.

On voit qu’il reste à faire dans toute cette région des recherches hydrographiques et océanographiques d’un intérêt dépassant l’ordinaire.

Mauvaises années.

En admettant que les mauvaises années de pêche soient dues sur les Bancs de Terre–Neuve à une élévation anormale du niveau des eaux arctiques, voyons comment les choses peuvent se passer en pareil cas à Saint–Pierre et Miquelon.

En temps normal, nous avons vu qu’il y avait peu ou point d’eau arctique sur le Banc Miquelon en été. Mais même en admettant qu’il soit envahi par l’eau arctique, cette invasion n’aurait pour résultat que de créer une zone de contraste thermique sur tout le pourtour des îles, suivant une isobathe correspondant au niveau supérieur de cette eau. Cette condition ne pourrait qu’être favorable à la pêche de la morue.

Si haut en effet que ce niveau puisse monter ce ne serait jamais au point de submerger entièrement la zone côtière. Ce serait en somme le cas des Virgin Rocks répété en plus grand.

Quelle qu’en soit la cause, il est bien connu des pêcheurs que les mauvaises années sur les Bancs n’affectent pas la pêche côtière. Cette pêche subit, comme toutes les pêches, des fluctuations mais qui jamais n’atteignent des proportions désastreuses.

La Pêche Miquelonnaise.

Un agréable séjour à Miquelon que je n’avais pu faire l’année précédente, m’a permis cette fois d’obtenir des pêcheurs locaux toute une série de renseignements sur la pêche telle qu’elle est pratiquée par l’intéressante petite population de cette Île.

Ici, je saisis avec plaisir et empressement l’occasion de remercier le Père Vauloup, de la Congrégation des pères du Saint-Esprit ; le Dr Bousselet, Médecin-Major de la Marine, et M. Detcheverry, Maire de Miquelon, qui m’ont fourni d’utiles renseignements et m’ont rendu mon séjour agréable.

Je n’aurai garde d’oublier M. William Detcheverry, de qui je tiens ma documentation sur la pêche miquelonnaise dont il est le champion au dire de tous ses confrères. Je remercie d’une façon générale tous ceux qui, à un titre quelconque, m’ont rendu service.

Contrairement à ce qui se passe à Saint–Pierre ou la morue abonde toute la saison à proximité de la côte, cette pêche n’est vraiment fructueuse pour les Miquelonnais que pendant la saison du capelan, entre la mi-juin et la fin de Juillet. C’est l’époque ou il faut « sauver » sa pêche, car avant et après, le rendement est irrégulier et assez médiocre.

Cela tient à plusieurs raisons, dont la principale est la suivante. Les doris ou warys employés par les pêcheurs ne permettent guère de s’éloigner à plus de 10 ou 12 milles du bourg de Miquelon, leur unique base. Or ce faible rayon d’action couvre en grande partie des fonds sableux où, répétons-le, la morue ne vient en nombre que lorsqu’elle est attirée par une boëtte abondante comme le capelan ou le lançon.

A l’époque du capelan, elle suit la migration de ce petit poisson qui vient pondre très près du rivage. Elle vient alors en rade même de Miquelon et principalement sur les petits fonds qui avoisinent l’étang de Mirande.

C’est pour les pêcheurs miquelonnais, une période d’activité fébrile qui dure un mois. On part, on pêche, on rentre, on tranche, on sale, et c’est à peine si l’on prend le temps de casser la croûte avant de retourner sur le fond le plus proche où se tient la morue. Il n’est question de repos que lorsque vient le mauvais temps et l’on ne désire guère sa venue, car on a vu des séries de mauvais temps pendant la saison du capelan ruiner la pêche d’une année.

Les vents les plus craints sont ceux de la partie Est parce qu’ils amènent aussitôt un fort ressac à la plage et empêchent la mise à l’eau et le halage à sec des doris.

Quand il fait très beau, on double le Cap de Miquelon et l’on va sur la côte Ouest jusqu’à la Pointe au Cheval. Il faut trois grandes heures de marche au moteur pour s’y rendre, mais cela vaut la peine du dérangement, car c’est le lieu de pêche le plus productif de toute la région pendant la saison du capelan.

Si la mer est calme et claire, on peut voir des bataillons de morues prendre entre deux eaux leur sportif repas tandis que le gros de l’armée repose sur le fond en faisant la digestion.

A la pointe au Cheval la morue n’est pas le seul poisson à profiter de l’aubaine ; on y trouve aussi d’énormes flétans remontés pour l’occasion des profondeurs vaseuses du fiord de l’Ermitage.

C’est à cette époque que des goélettes américaines viennent dans les parages Ouest de Miquelon pour pêcher ce poisson qui, depuis quelques années, se fait de plus en plus rare dans les parages.

En dehors de la saison du capelan, les Miquelonnais sont bien obligés de fréquenter des fonds rocheux pour trouver la morue. Nous avons dit que ces fonds n’étaient ni nombreux, ni spacieux à proximité de leur base.

Dans la rade même il n’existe qu’un seul fond où l’on prenne de la morue toute la saison, encore est-il si peu étendu que plusieurs embarcations s’y gênent en pêchant ensemble. Ce fond, appelé la Roche, est sur l’alignement du goulet du Barachois et de la Bouée du Plateau de la Chatte. Pour trouver des fonds à morue un peu spacieux et variés il faut aller à 8 milles, jusqu’à la chaussée sous-marine qui prolonge en direction N.-E. la ligne d’îlots appelés les Rochers de Miquelon. Il y a là toute une série de bons fonds de pêche connus sous les noms de Patracan, le fond Landry, le Caillou aux Chats, le Caillou au Goémon, le fond du N.-E., l’Accore des Anglais.

L’étroit banc des Jerseymen séparé du Banc Miquelon par une fosse de 120 mètres se trouve à 5 milles plus à l’Est. Il n’est que rarement fréquenté par les Miquelonnais.

Les fonds de sable vaseux qui règnent à l’ouvert de la rade étant propices à l’ânon, il n’est pas étonnant de retrouver ce poisson à Miquelon aux deux époques où il s’approche de terre au printemps et en automne. Malgré son prix inférieur, les Miquelonnais considèrent sa pêche comme un appréciable appoint à celle de la morue surtout quand celle-ci est déficitaire.

Mais depuis trois ans l’ânon a fait défaut sur les fonds qu’il fréquentait habituellement, et dont le meilleur est situé à 1 mille au Sud du Cap de Miquelon, par des profondeurs de 25 à 30 mètres.

La raison de cette absence, avons nous dit, est très probablement la faible salinité de la couche d’eau qui recouvre ces fonds, salinité qui doit varier d’une année à l’autre suivant les apports en eau douce.

Tout autour de Miquelon, et surtout du côté Est, cette salinité en 1926 ne dépassait pas 30 0/00 en surface et 31 0/00 à 30 mètres, qui est justement la profondeur du fond de pêche dont il vient d’être question.

Sur les Bancs de Nouvelle Écosse qui sont très riches en ânons la salinité sur le fond varie entre 32 et 33 0/00 et ne tome jamais sur les lieux où l’on trouve ce poisson à moins de 32 0/00.

On peut donc considérer que cette salinité est une limite que l’églefin peut difficilement dépasser.

Si telle est la raison, de l’abstention de ce poisson sur les fonds de 30 mètres où on le pêche habituellement il est probable qu’on le trouverait plus au large sur les fonds de 50 ou 60 mètres, la salinité augmentant avec la profondeur.

L’ânon fait généralement une première apparition sur les fonds sableux de Miquelon, en été, à la fin de juin, mais il est alors si maigre que les pêcheurs le rejettent.

Au commencement de l’automne, il revient en nombre, très gras et c’est à cette époque qu’il donne lieu à une pêche assez importante jusqu’à sa disparition. On boëtte alors avec du lançon pris à la plage dans des sennes à très petites mailles.

Au dire des pêcheurs miquelonnais, la quasi-disparition de l’ânon de ces parages ne serait pas le seul changement remarqué depuis quelques années. Au pied même de la Côte du Cap Miquelon, presque à toucher terre, ou trouvait autrefois de la morue toute la saison. Elle a complètement disparue (sic) dans cet endroit sans cause apparente.

Un autre fond à morue, peu étendu et très riche a également été déserté, mais on croit, dans le cas, savoir pourquoi. Ce fond était surtout fréquenté au début de la saison, à l’époque où l’on boëtte les lignes avec des moules. Les pêcheurs ouvraient les moules, en prenaient la chair pour mettre sur l’hameçon et jetaient négligemment les écailles à la mer.

D’année en année on a remarqué une diminution de la morue sur ce fond et la pêche y est maintenant à peu près nulle : « Le fond a été empoisonné par les écailles » disent les pêcheurs.

En réalité on peut supposer que la couche de coquilles ainsi déposée d’année en année, a fini par rendre ce fond inhabitable pour les animaux sédentaires qui, vraisemblablement, y attiraient la morue.

Ce fait est à citer, parce qu’il constitue un exemple frappant de fond de pêche anéanti par la négligence et l’imprévoyance des pêcheurs. Combien de bancs, combien d’estuaires, combien de baies autrefois renommées pour leur richesse ont été ainsi dépeuplés et rendus improductifs sur nos côtes de France, par de mauvaises méthodes de pêche et par des engins dévastateurs !

A ce propos on se plaint amèrement, à Miquelon, des agissements des pêcheurs terre-neuviens qui viennent pêcher « à la faux » en dedans des eaux territoriales et qui jettent leurs têtes de morues sur les fonds de pêche, pratique détestable qui a pour résultat certain de chasser pour un temps ce poisson.

La morue disparaît-elle en hiver des fonds qu’elle fréquente habituellement autour de l’île ? Sur cette question, les pêcheurs miquelonnais semblent être d’accord pour reconnaître qu’elle disparaît vers la fin de décembre.

Cette époque est sans doute celle où une homothermie voisine de 0° s’établit dans toute la couche des eaux côtières.

La morue doit alors battre graduellement en retraite vers l’Ouest sur la pente du fiord de l’Ermitage où elle trouve des eaux à température constante.

Le 17 octobre 1926 les températures à diverses profondeurs en un lieu appelé « Fond de l’Hercule » situé approximativement par L : 47° 06’, G : 46° 18’ étaient les suivantes : en surface + 9°2, à 20 mètres + 8° 5, à 36 mètres (sur le fond) + 4° 8.

Les eaux de Miquelon sont réputées extrêmement pauvres en encornet, mais il est certain que cette année on pouvait en prendre à discrétion et cela tout près du rivage. Il convient du reste d’ajouter que l’année était exceptionnelle sous ce rapport.

Nous restons toujours persuadés que la pêche du homard donnerait d’intéressants bénéfices aux pêcheurs miquelonnais. Ceux d’entre eux que nous avons entretenus de ce sujet ne sont pas de cet avis, mais les arguments qu’ils font valoir sont loin d’être convaincants. Le principal est que l’essai tenté il y a une trentaine d’années par une société a donné si peu de bénéfices qu’il a fallu, dès la première année, arrêter l’exploitation.

Est-il besoin d’insister sur le fait que les conditions ont complètement changé depuis ce temps ; la demande de conserve de homard est devenue très supérieure à la production, d’une hausse formidable des prix (sic). Il en était tout autrement à cette époque. Une vingtaine d’usines fonctionnaient alors à plein rendement sur les côtes de Terre–Neuve, où le homard est maintenant devenu si rare que le Gouvernement de ce dominion s’est vu dans l’obligation d’en interdire complètement la pêche pour trois ans.

Ensuite, qui ne sait que des particuliers, pratiquant pour leur compte et à peu de frais une industrie, peuvent fort bien y réussir, quand une société à gros capital et à matériel dispendieux a échoué dans la même tentative ?

A Miquelon, le homard se tient surtout sur la côte Ouest. A la fin du mois de Septembre dernier, il en a été trouvé en quantité sur la plage où ils avaient été rejetés par la mer, à la suite d’un mauvais temps qui avait soulevé une grosse houle de fond.

Les pêcheurs de Terre–Neuve fabriquent eux-mêmes les conserves de homard.

La machine sertisseuse et l’autoclave indispensables appartiennent généralement à des sociétés coopératives qui les louent. Les mêmes sociétés vendent des boites vides et les caisses d’emballage. Pourquoi les miquelonnais ne réussiraient-ils pas aussi bien que leurs confrères de l’île voisine ?

En outre, le homard peut se conserver très longtemps en vivier. Il suffirait d’avoir quelques viviers flottants mouillés dans l’étang salé. Non seulement on trouverait parmi la population de St-Pierre une clientèle déjà assez importante, mais il serait encore possible de faire de l’expédition de homards vivants au Canada, tous les quinze jours par le courrier des îles.

Il est vraiment regrettable de voir une pareille richesse rester inexploitée au point que des habitants de Saint–Pierre m’ont assuré n’avoir pas mangé de homard depuis plus de vingt ans.

Quelques mots maintenant sur le matériel de pêche employé par les Miquelonnais et qui est d’ailleurs exactement le même qu’à St-Pierre : doris à moteur, lignes à main et magasin appelé « salerie ».

Les moteurs employés ont été jusqu’ici des moteurs américains de 3 et 4 chevaux, mais depuis deux ans les pêcheurs se sont mis à prendre des moteurs de construction française. Que les constructeurs de ce genre de matériel sachent qu’il y a là-bas une clientèle non négligeable, le nombre des embarcations à moteur atteignant trois cents.

Les pêcheurs se plaignent d’avoir chaque année le « rouge » dans les stocks de morue contenus dans leurs saleries. Il ne tient qu’à eux de s’en débarrasser en désinfectant avant le commencement de la pêche leurs magasins par un copieux lavage avec une solution de permanganate de potasse.

Cette opération doit être faite minutieusement sans rien omettre, pas même les outils et les ustensiles tels que couteaux, pelles à sel, cuves, etc., qui servent à la préparation de la morue. Bien laver surtout les planchers et les cloisons qui ont été en contact de la morue et du sel contaminés, enlever le vieux sel jusqu’au dernier grain.

Si cette opération est faite chaque année avec soin, le rouge doit disparaître et ne plus se renouveler, bien que les conditions soient particulièrement favorables à son développement dans ces magasins construits en bois mince et mal protégés des rayons du soleil.

On sait que le rouge est un microbe qui se développe dans le sel et qui pullule d’autant plus rapidement que la chaleur est plus grande. Inutile d’ajouter qu’un lavage et un salage défectueux de la morue favorisent son développement.

Bien que le sujet de la pêche côtière soit loin d’être épuisé, les notes recueillies cette année commencent à l’être et il nous faut les clore. Ce ne sera pas toutefois sans dire quelques mots à la louange des pêcheurs Saint–Pierrais et Miquelonnais, ces descendants des Bretons, des Normands et des Basques qui conquirent autrefois pacifiquement un empire dont il ne reste aujourd’hui que deux îlots. Derniers vivants témoins de l’épopée française des Terres-Neuves, leur ténacité et la richesse d’une mer découverte par leurs ancêtres ont permis qu’ils restassent fixés à un sol pauvre à la vérité, mais non ingrat.

C’est à quoi songeait l’auteur de ces notes en débarquant sur la plage de Miquelon et en scrutant les visages graves et doux mais nullement tristes, qui l’entouraient.

il pensait aussi à l’avenir et se disait que si certains pêcheurs métropolitains, qui mènent en peinant et récriminant une vie assez misérable, savaient quelle aisance peut donner à Miquelon, un travail sans surmenage, ils n’hésiteraient pas à venir s’y installer avec leurs familles. Ils y seraient les bienvenus et constateraient qu’au lieu de rixes après boire, l’ordre et la paix y règnent sans que l’unique gendarme préposé à leur maintien ait à intervenir ; qu’au lieu de taudis on y bâtit de coquettes et confortables maisonnettes ; qu’au lieu de haine de classes on n’y trouve qu’une classe sans haines : celle des pêcheurs.

En effet, à Miquelon, presque tous les hommes sont pêcheurs et ce métier leur donne sinon la richesse du moins l’indépendance dont ils sont fiers, et cette aurea médiocritas chantée par le poète antique.

Un chiffre : le patron ayant fait la plus belle pêche en 1926 avait touché pour sa part la coquette somme de 27 000 francs et cela en quatre mois de travail.

Est-ce à dire que pendant les huit autres mois de l’année les Miquelonnais restent inactifs ? Nullement, on cultive son jardin, on soigne ses bestiaux, on répare sa maison, on chasse le gibier d’eau, on pêche la truite dans l’étang de Mirande et de la Belle-Rivière.

C’est une vie saine et qui ne comporte de grandes fatigues que pendant la courte saison du capelan.

A les entendre parler, on sent d’ailleurs que les Miquelonnais sont profondément attachés à leur genre de vie, à ces grandes captures de morues qui pendant l’été vont assurer l’aisance et le confort de l’hivernage de ce rude hivernage qui, pour les habitants, a plus d’attraits que d’inconvénients, parce qu’il constitue en quelque sorte leurs vacances.

C’est alors le temps des chasses au renard, des grandes excursions en traîneau ou à cheval et des sportives corvées de bois. C’est aussi l’époque des veillées pendant lesquelles on raconte les vieilles histoires de pirates ou de trésors enfouis dans des cachettes en briques maçonnées recouvertes de sable. Miquelon comme toute île qui se respecte a son trésor.

Si quelques Miquelonnais s’enrichit, les femmes chuchotent avec malice qu’il a trouvé le trésor, sans se douter qu’elles disent la vérité, sinon au propre du moins au figuré, selon ma morale du bon La Fontaine, ou mieux, celle de l’illustre quaker Benjamin Franklin qui disait. « Tout homme qui pêche un poisson tire de la mer une pièce de monnaie. «

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Saint–Pierre. – Imprimerie du Gouvernement – 30-9-27.

Grand Colombier

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