Le Gaulois, 5 janvier 1887
UNE COLONIE DANS L’EMBARRAS
La petite colonie française de Saint-Pierre-Miquelon, près de Terre-Neuve, d’ordinaire si calme, est toute bouleversée depuis quelque temps, et à en croire les habitants, la cause célèbre qui l’agite, est la plus remarquable des causes passées, présentes et avenir. En deux mots, voici les faits
Un sécheur et saleur de morue a tué de sang-froid un de ses camarades, et est condamné par la cour d’assises de Saint-Pierre à être guillotiné. Au dernier moment, on s’aperçoit que l’exécution ne peut avoir lieu, faute de guillotine.
Les autorités ont beau chercher dans tous les coins et recoins des îlots aux rochers escarpés, ils ne trouvent pas l’ombre d’un échafaud.
Le gouverneur de la colonie, notre excellent confrère Henri de Lamothe, ouvre alors, à l’instar des fonctionnaires de la métropôle, une enquête par laquelle il apprend qu’on n’a jamais guillotiné personne à Saint-Pierre et que, par conséquent, l’instrument qu’on y cherche n’existe pas.
En attendant, la cour réclame l’exécution de sa sentence et somme le pouvoir exécutif de la colonie d’écrire à Paris pour qu’on lui envoie le Monsieur de Paris et sa lugubre machine.
Le gouverneur écrit et, pour réponse, reçoit l’information que le Monsieur en question est pour le quart d’heure fort occupé, et que la loi l’empêche de voyager en mission officielle autrement que dans un transport de l’Etat soit une dépense de 30,000 fr. pour frais de déplacements, etc. à la charge de la colonie.
La somme parut raide aux Saint-Plerrois, qui se mirent a chercher le moyen de tourner la difficulté. D’aucuns proposèrent de jeter tout bonnement à l’eau celui qui avait passé sa vie à saler la morue. Celle-ci se considérerait vengée, et les Saint-Pierrois aussi. D’autres trouvèrent que le plus simple était d’envoyer à la Roquette le criminel puisque l’exécuteur des hautes-œuvres ne pouvait venir à lui; bref, chacun des trois mille habitants de Saint-Pierre-Miquelon donna son avis, et vous voyez d’ici l’état des esprits et l’importance qu’a prise pour ces paisibles pêcheurs le cas de Carlos Zuzuarregui (c’est le nom du criminel)~
Les faits qui précédent se passaient en octobre et novembre derniers. Sur ces entre faites, un charpentier de l’endroit s’offre à construire un echafaud, en ajoutant qu’un coutelier de l’endroit saura sans doute préparer le glaive. Mais Saint-Pierre ne possède pas de grands couteliers, et le gouverneur dut envoyer un agent à New-York. En passant par Boston, l’agent alla au Boston Museum, espèce de musée Grévin, où il vit le glaive de la guillotine qui avait servi (je cite textuellement) a séparer la jolie tête de Marie-Antoinette de ses épaules Aussitôt, il demande à l’acheter. L’instrument est rouillé, écrit-il à Saint-Pierre. On y voit encore des taches du sang le plus pur de France, et on le tient sous une cloche en cristal.
La lame d’acier a environ trente-cinq centimètres carrés; la partie tranchante est taillée en diagonale, de façon à bien prendre le cou du condamné et à le trancher d’un seul coup. A mon avis, ça fera merveilleusement l’affaire de Zuzuarregui.
Malheureusement le Boston Museum se fait un revenu considérable en exhibant cette relique historique fausse où vraie ; je ne saurais me prononcer refusa absolument de s’en séparer, et l’agent dut s’adresser à un grand coutelier new-yorkais.
La commande allait être livrée, lorsque le bruit se répandit dans l’ile (il ne faut pas longtemps pour faire circuler une nouvelle à Saint-Pierre) que personne ne consentait à se faire bourreau, et que partant, l’instrument ne servirait à rien, s’il ne pouvait exécuter tout seul.
Le gouverneur, désespéré, vient d’ecrire de nouveau à la métropole, et demande: cette fois, que le Monsieur de Paris veuille bien, s’il ne peut faire la traversée, déléguer un de ses aides, un homme expert, qui sache enlever lestement, aux applaudissements des trois mille Saint-Pierrois, la tête au malheureux Zuzuarregui.
Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais il me fait positivement de la peine, ça pauvre Zuzuarregui un Basque, son nom l’indique, et un beau gars de trente-cinq’ ans, qui n’a qu’un défaut, celui d’être jaloux comme un mari ne l’est pas tandis qu’on est à la recherche de moyens pour s’en défaire, lui se confond en excuses il déclare à qui veut l’entendre, qu’il déplora les embarras qu’il cause à la colonie, et que s’il avait su, il aurait commis son crime ailleurs.
De son cote, la cour d’assises, à Saint-Pierre, tient à sa sentence pour une fois qu’elle condamne a mort, elle veut qu’on obéisse. Son dernier sursis expire le 15 janvier, et cette incertitude, ces retards sans fin, sont pires que la mort pour le criminel, lequel jure. un peu tard peut-être qu’on ne l’y prendra plus.
Salvador.
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