2 mai, 2024

1900 – SUR LES BANCS DE TERRE-NEUVE

Un terrible cyclone. – Un grand désastre maritime sur les Bancs et à Saint-Pierre et Miquelon. – Un vaillant sauveteur. ([1])

 (In Le Journal, 9e année. – n° 2936, dimanche 14 octobre, pp. 3-4.)

Le 10 octobre, l’« Agence Havas » télégraphiait à tous les journaux cette lugubre et grande nouvelle :

« On mande de Saint-Jean de Terre-Neuve que soixante-dix bateaux français ont disparu par suite d’une tempête. Il y aurait trois cents victimes avec la centaine de pertes des barques françaises de Saint-Pierre. »

Cette sensationnelle nouvelle demande une explication, car c’est la troisième fois qu’elle fait le tour de la presse avec de petites variantes et à des époques différentes.

Ainsi le « Temps » du 27 septembre annonçait « cinquante bateaux disparus », et le « Times », du 15 ou 16 du même mois, parlait de « soixante-sept goélettes désemparées par la dernière tempête ». Or, cette dernière et terrible tempête qui fut un cyclone, eut le 13 septembre, et il n’y en a pas eu d’autres depuis. Le télégramme Havas nous prévient juste « un mois après » ! …

En quittant Saint-Pierre, le capitaine de vaisseau Hennique, commandant notre division navale de Terre-Neuve et d’Islande, dont les bâtiments avaient été même fort éprouvés par le cyclone, télégraphiait aussi le 22 septembre :

« La Manche » et le « Troude » sont revenus des Bancs, où une tempête a occasionné de nombreuses avaries et certaines pertes d’hommes. La totalité des pertes ne sera connue qu’au retour des derniers pêcheurs à Saint-Pierre et en France.

C’est là la vérité. Depuis, nous avons vu nous-même un officier de marine de l’aviso la « Manche », et il nous a déclaré qu’il ne pouvaient être certainement question de soixante-dix trois-mâts perdus, car cela ferait environ la perte totale d’environ « deux mille deux cents pêcheurs », et il n’est question que de deux cents pertes d’hommes dans le télégramme. Il ne peut donc être question que de soixante-dix « doris », ou petites barques des pêcheurs de morue avec lesquelles deux hommes vont mettre ou relever les « harouelles ». « et puis, ajoute cet officier, nous sommes dans le moment des retours du Banc, et la plupart des navires métropolitains ne retournent pas directement à Saint-Pierre et font voile des Bancs vers la France. Il faut attendre leur retour dans nos ports de Saint-Malo, de Granville, Cancale et Fécamp pour savoir au juste les dégâts et les pertes d’hommes occasionnés par le cyclone ».

Cependant ces nouvelles graves et tendancieuses jettent un grand émoi sur nos côtes bretonnes et normandes qui envoient à Terre-Neuve et au Banc de sept à huit mille marins. Elles attendent la vérité avec anxiété.

Voici quelques détails exacts sur ce grand sinistre maritime que nous donne notre confrère dinannais, M. Peigné, qui vient de les recevoir par lettre de Saint-Pierre et Miquelon :

« Le cyclone lui écrit-on de notre colonie, a passé sur Saint-Pierre en venant du Nord. Toute la nuit du 12 au 13 il avait venté en tempête, quand, de huit heures à midi la force du vent augmenta considérablement et bientôt tous les navires sur rade chassaient sur leurs ancres. Le baromètre était tombé à 73°. Les terreneuviers malouins « Océana », « Jules-Jean-Baptiste » et « Stella-Maris », les goélettes saint-pierraises « Adèle-et-Rose » et « Jeune-André », puis deux autres goélettes anglaises allèrent s’échouer sur le banc de l’île aux Mouettes. La goélette « Francis-Eugène », sur rade, alla s’échouer sur l’île Massacre – un nom prédestiné – et le remorqueur « Progrès » ne put sauver son équipage que  trois heures plus tard.

En rade également, le trois-mâts goélette « Saint-Pierre », navire-hôpital des « Œuvres de mer », amarré sur le corps mort du croiseur « Isly », fut abordé pas le trois-mâts « Némésis » qui chassait et lui a démoli son avant. De son côté, le « Némésis » a de graves avaries à son arrière. On parle de 10,000 francs d’avaries pour le « Saint-Pierre ».

A l’île aux Chiens, la tempête causait un désastre parmi la flottille de petite pêche : les sloops « Prosper-Marie », « Georges-Marie », « Pervenche », « Victor », « Marie-Louis » étaient naufragés et les deux autres, « Ami-des-Bilieux » et « Eugénie », paraient en dérive. On ne les a revus ni les uns ni les autres, et aucun de ces navires n’était assuré.

A Miquelon, les chauffauds et les doris ont été pour la plupart démolis par la mer. A Langlade, la goélette « Juanita » fut brusquement buter (sic) sur le Banc et l’on eut peine à sauver l’équipage, moins un pêcheur.

Partout les pêcheurs et les habitants même de soixante-dix ans, disent qu’ils n’avaient vu pareille mer ni vent si fort de mémoire d’homme.

Su le Banc de Saint-Pierre, sur le Grand Banc et sur le Banquereau, la flottille de pêche ne pouvait manquer non plus d’être fortement éprouvée.

La goélette « Lucien » a sombré, mais ses vingt et un hommes d’équipage se sont sauvés dans les doris et ont été recueillis par la goélette « Régina ». Le « Saint-Joseph » a eu sept hommes enlevés d’un coup de mer et plusieurs blessés. Ont également perdu des hommes à la mer les navires « René », « Adèle », (son capitaine), « Casimir-Perier », « Terre-Neuve » (aussi son capitaine), « Henri », « Saint-Laurent », ces deux derniers en perdant deux chacun et la « Navarre » trois. La « Babette », de Paimpol, a rencontré un grand navire chaviré. Au moment du cyclone l’équipage de la goélette « Fiona » s’était mis à l’abri dans le poste, moins l’homme de quart, quand une lame énorme déferla sur le navire qui chavira. L’équipage réussit à sortir et monter dans des doris ; mais le capitaine, M. Thomelin, le mousse et le matelot Friou manquaient à l’appel à l’embarquement. Après une nuit et un jour horribles dans les doris, ces malheureux naufragés furent  recueillis par la goélette « Java », qui les rapatria à Saint-Pierre.

On ne connaît pas encore toutes les pertes d’hommes des navires, mais déjà les listes d’avaries d’autres sont interminables. On peut même dire qu’aucun navire saint-pierrais ou métropolitain n’en soit sorti sans dommage grave. Les bâtiments de pêche les plus éprouvés en pertes matérielles du bord (gouvernails, voiles, doris, câbles, mâts, pavois, cornes, lignes, ancres bouées etc.) sont : « Alerte », « Désirée », « Jeanne », « Glaneur », « Terre-Neuve », « Pervenche », « Georges », « Régina », « Fancine », « Marguerite », «  St-Laurent », etc.

Notre division navale a beaucoup souffert du terrible cyclone. Et la « Manche » et le « Troude » n’ont dû qu’à l’habileté très admirée de leurs commandants de ne s’être pas perdus. Ainsi la « Manche », commandant Pivet, revenait de la côte ouest de Terre-Neuve et venait de dépasser le cap Raye, quand elle a été surprise par le cyclone. Croyant être à 12 ou 15 milles de Langlade, grâce à la lumière dépolie et affaiblie du phare par la tempête, l’aviso mouilla, sa machine n’étant plus assez puissante pour lutter contre le cyclone. Quand le jour se leva, les habitants crurent ce navire perdu, à le voir mouillé à 4 milles seulement des récifs, terriblement assailli par le travers de vagues formidables atteignant la hauteur des vergues. Le vent ayant faibli le soir et la « Manche » ayant tenu bon jusqu’à ce moment, l’aviso put de désengouffrer du périlleux isthme de Langlade. Le capitaine de frégate Pivet a reçu les félicitations du commandant de la station navale.

Le « Troude » fut trahi de même la nuit de la tempête et par une brume épaisse. Pour regagner Saint-Pierre il ne trouva ni le feu de la pointe Plate, ni entendit son sifflet de brume ; il fit alors sonder, et, trouvant des profondeurs diminuant de plus en plus, il s’arrêta. Le jour venu on s’aperçut avec frisson qu’il était près d’un écueil de Langlade, les Veaux-Marins, appelé le « Cimetière des navires », nom qui en dit long sur le danger couru. Enfin le « Troude » doubla Langlade et regagna Saint-Pierre le 17 septembre.

En prévision des désastres du Banc, le commandant Hennique envoya la « Manche » et le « Troude » sur les lieux de pêche, au secours des goélettes et trois-mâts qui seraient en détresse.

Sur le Grand Banc, la « Manche » visita du 16  au 20 les navires suivants : « Marguerite », « Juanita », « France-et-Russie », « Océan », « Bois-Rosé », « Tour-d’Agou », « Valkyrie-IV », « Château-Lafitte », Georges », « Paul », « Marie-Clémentine ».

Il nous revient un épisode touchant de la visite du croiseur « Troude » sur le Banc de Saint-Pierre. Le voici :

Quand le « Troude » aperçut la « Fiona » submergée – nous en avons dit le naufrage – on voulut s’assurer s’il y avait quelqu’un à sauver à bord. Une embarcation se détacha du « Troude », et le maître d’équipage Caill, choisi comme le meilleur nageur, se dévêtit, et armé d’une hache s’accrocha aux bordages de la goélette couchée sur le travers, il fit un premier trou, risquant à chaque instant d’être arraché par la mer démontée. Il correspondit à la cale, et Caill alors  recommença la même opération, sabordant les bords de la « Fiona » et parvint à communiquer avec la chambre du poste. Il héla plusieurs fois : « Haut ! du bateau ! » Aucune voix ne répondit à la sienne. Le capitaine Thomelin, Priou et le petit mousse avaient cessé de vivre. Caill était resté ainsi deux heures, tout nu, sous la tempête, pour tenter de sauver les trois naufragés. Ce brave marin avait sauvé la vie à deux hommes le matin même et compte encore d’autres sauvetages à son actif. «

Nous recommandons ce vaillant sauveteur à la bienveillance du ministre de la marine, certain que ses chefs ont dû en faire autant. Car de tels actes de dévouement nous consolent des naufrages et des avaries de nos pauvres « Terreneuvas », si cruellement éprouvés encore cette année.

Th. J.

[1] Note personnelle de l’auteur de la présente copie [RE] : 13 septembre 2022. « J’ai souvent entendu ma mère parler du – coup de vent du 13 septembre- par la suite j’ai appris que cet évènement était survenu 17 ans avant sa naissance. C’est dire combien cette tragédie était restée dans les mémoires ».

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Une réflexion sur « 1900 – SUR LES BANCS DE TERRE-NEUVE »

  1. Bonjour,
    Je fais des recherches à propos d’une petite figure de proue découverte dans les années 1920 dans les sables de la grande grève de l’isthme du Grand Barachois. De tradition orale elle proviendrait d’une goélette de pêche dénommée « Adèle » naufragée en ce lieu lors de la grande tempête de septembre 1900. Si une personne peut apporter quelques précisions sur cette goélette ou le naufrage cela sera bienvenu. (Attention il y a eu plusieurs goélettes portant ce nom). Merci d’avance.
    M.Pointud

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