DANIEL GAUVAIN Avocat
Saint-Pierre-et-Miquelon
1816-1916
ACADIENS & CADIENS
PARIS IMPRIMERIE C. RENAUDIE
13, Rue de Sèvres, 13 Tous droits réservés
INTRODUCTION
A l’occasion du centenaire de la dernière occupation des îles Saint-Pierre-et-Miquelon, par un noyau où dominaient les vaillants pionniers qui avaient déjà souffert* les déportations », le « grand dérangement ^^ et les autres tribulations dont l’histoire de la colonisation française, dans ces régions, nous rapporte le récit passionnant et véridique, je tiens à faire connaître le but que je me propose en attirant l’attention du public français et pro-français sur les choses de Saint-Pierre-et-Miquelon.
Rien n’est grand comme le caractère des héros qui ont prodigué leurs labeurs pour conquérir à la France le beau domaine du Canada.
Rien n’est beau comme leur lutte courageuse malgré l’insuffisance de tous les concours, pour lui conserver, jusqu’à ce qu’elle Tait dédaigneusement abandonné, un sol qui méritait d’être mieux apprécié et défendu par le gouvernement français.
Les quelques arpents de neige canadiens sont devenus le Dominion du Canada !
Dans la guerre actuelle, ses enfants combattent à côté des nôtres, et font revivre les beaux caractères, la noble « furia, la persévérance, la gaieté, l’entrain, l’endurance de notre race.
A la rude école de la guerre, la France se révèle au monde telle qu’elle n’a pas cessé d’être : sous le défi germanique, sous l’insulte jetée au monde entier, ce sont ses soldats qui le plus vaillamment soutiennent le plus dur effort, sous quelque drapeau qu’il versent leur sang, pour la cause de la Liberté ! Car c’est de la résistance inattendue du front français que dépendra la ruine inévitable des barbares !
Et cette résistance qui étonne le monde, parce qu’il avait cru à la décadence de notre race, elle est due aux qualités immortelles de cette race, que rien n’a pu entamer.
C’est pourquoi il ne faut pas que l’opinion française méconnaisse davantage, dans les circonstances actuelles, le pauvre rocher, le seul vestige, qu’elle ait conservé des «quelques arpents de neige » dont elle fit naguère si bon marché, malgré la fidélité des pionniers qui n’y avaient marchandé ni leur vie ni leur sang.
Il est nécessaire qu’on y sache quelle race sérieuse et persévérante s’y est conservée, loin de toutes les influences dissolvantes de la pseudo-civilisation moderne, et quel prix elle doit attacher à ces petits établissements habités par une population, qui mérite de n’être pas oubliée et traitée comme une quantité négligeable.
Il faut qu’elle sache, en cette année du centenaire de la réoccupation, de ce petit domaine, que malgré toutes les difficultés, la race qui s’y est maintenue a bien mérité d’elle en cette année où elle lui offre, en plus d’un dévouement obscur et trop ignoré, les rouges coquelicots dont elle lui a fait un bouquet palpitant avec le plus pur sang de ses enfants !
Ces descendants des colons^ des » déportés » d’Acadie, ces fils des obstinés colons que rien n’a pu détourner de la colonisation nord-américaine, il faut enfin qu’on apprécie toute leur œuvre, et qu’on sache en profiter mieux qu’on n’a fait jusqu’à présent!
Ce tableau, familier pour eux, des souffrances de leurs pères, loin de les décourager, leur a donné le sentiment que la France, qu’ils voyaient pour la première fois, pour la plupart, valait bien, aux yeux aimants de ses enfants, en plus des immolations qu’ont acceptées sans murmurer leurs ancêtres, celle, bien inattendue d’ abandonner les leurs sur un rocher trois fois stérile, pour des invalides et des faibles, SI CE SACRIFICE ÉTAIT VRAIMENT NÉCESSAIRE : ils sont en tous points dignes des meilleurs fils de France !
L’opinion française aimera donc à refaire leur connaissance, puisqu’elle avait eu le tort, involontaire, nous voulons le croire de les avoir… oubliés.
Depuis sept années, je partage les luttes et les épreuves de cette vaillante population; mêlé à tout ce qui l’intéresse, je crois faire œuvre de patriotisme éclairé en comblant une lacune, qui existe relativement à cette colonie : jamais on ne trouve dans la presse métropolitaine, dans les presses étrangères, dans les journaux coloniaux, quoi que ce soit pour exposer ou rappeler au public l’existence, les intérêts, les possibilités des Iles Saint-Pierre-Miquelon; ou bien, lorsque quelque chose paraît en ce sens, c’est une œuvre de réclame ou une œuvre de polémique ; elle dure ce que dure le besoin de réclame et de polémique ; le public n’a lu que d’un regard distrait; et l’archipel retombe plus lourdement sous l’oppression des éléments et des hommes, dans la brume et dans l’oubli de ceux qui ne devraient pas perdre de vue que le sang qui coule dans les veines des Saint-Pierrais est le plus pur sang français, et qu’il n’est pas de colonie à laquelle les Français d’autrefois et d’aujourd’hui, ne devraient se sentir plus intimement rattachés.
C’est pourquoi je me propose de faire connaître ce qu’il y a à Saint-Pierre-Miquelon, l’utilisation et les débouchés que devraient trouver dans toute la métropole, et non pas seulement dans une zone ridiculement infime, les produits de la pèche, afin de faire naître l’idée pratiquement patriotique d’aider nos pécheurs et de démontrer que ceux qui s’intéresseront à élargir les débouchés de leurs produits, et à leur fournir ce dont ils ont besoin, y trouveront largement leur avantage.
Alors une liberté plus grande, résultera d’un développement plus complet des forces mal employées parce que mal connues, et les pouvoirs publics seront forcés, non par des polémiques mesquines et personnelles, qui finissent toujours par avorter, mais par la force même des choses, de sortir des ornières dont rien d’autre ne les fera jamais sortir, tant que SaintPierre ne sera que l’enjeu d’une ou plusieurs oligarchies.
Et l’heure est bien choisie où il échoit à tous ceux qui entendent tirer tous les fruits de la guerre sans précédent où nous sommes les champions de la civilisation, et où, sans murmurer, ce pauvre pays a donné comme la Métropole, jusqu’aux plus jeunes de ses enfants pour combattre si Loin de la petite patrie, l’heure est bien choisie, disons-nous, pour imposer à l’attention de la grande famille qu’ils défendent au prix de leur sang, la petite famille si française qui, seule, dans le Nord-Amérique, tient encore, haut et ferme, nos trois couleurs.
Avant d’entrer dans le sujet, je tiens à donner au lecteur un coup d’œil sur ce qu’il trouvera, et sur ce qu’il ne trouvera pas dans la suite de ces causeries.
Et d’abord, inutile d’y chercher des polémiques, soit contre des hommes, soit contre des groupements, soit contre ou pour des personalités. Ce sont les polémiques dégénérées en questions personnelles qui ont introduit à Saint-Pierre l’habitude de ce mode insupportable et destructeur de discussion, et mal venu serait celui qui tenterait d’initier le public à ce vilain côté que personne ne voudrait approfondir.
Ainsi, souvent, le médecin se contente, pour la guérir, d’exposer à l’air pur de l’extérieur, une partie malade, afin de mettre en relief les forces et la vitalité des organes lésés, et le sujet voit rapidement disparaître jusqu’au souvenir de son mal.
Pour le moment, maintenant que nous savons ce qu’il n’y aura pas dans ces causeries, nous allons tirer, pour le lecteur désireux de les suivre, un coin du voile de l’avenir en donnant comme le programme des études et des esquisses à paraître à la suite de premier essai, sans aucunement nous attacher à l’ordre dans lequel elles apparaîtront successivement sous ses yeux.
Nous traiterons ainsi de la grande pêche du Banc les ma? 1718 métropolitains du Banc: — les goélettes locales du Banc; — les petites goélettes ; — le service postal; — historique de la question; — la petite pêche et les petits pêcheurs : de la pointe de l’Anse, de Savoyard et l’Ile aux Chiens, de Miquelon ; — le travail de la morue de petite pêche; — graves et graviers, sècheries, etc. — longs courriers et chasseurs, l’exportation de la morue; — la pêche du capelan, de V encornet ; — travail et exportation du capelan; ses utilisations ; — séchage et conservation de l’encornet ; — Us magasins et le service local ; — le trafic local avec les étrangers ; — les cales de halage et les ouvriers de la construction maritime locale; — les cafés et la question de V alcool; — la vie religieuse à Saini-Pierre-et-Miquelon; les cérémonies religieuses ; — la question des droits de douanes; Saint-Pierre port franc ; — armement et réglementation du travail, etc.. etc..
Le lecteur qui veut s’intéresser à cette colonie n’a donc pas à s’inquiéter de la pauvreté du sujet ; il trouvera toujours matière à fixer son attention sur des sujets du plus vivant intérêt, et verra quel vaste champ est ouvert à Inactivité française dans une colonie trop et injustement méconnue de la Métropole et du reste du monde, dans une colonie qu’il ne faut pas songer à troquer comme un objet embarrassant et sans valeur, alors que des énergies hautement françaises l’ont réédifiée, et la conservent au prix des plus durs et des plus persévérants sacrifices !
Si ce premier essai a pu attacher le lecteur à cette petite colonie et à l’étude des problèmes qui l’intéressent, je serai suffisamment récompensé de mon travail, et je m’efforcerai d’alimenter par de nouveaux développements, l’intérêt dont il aura bien voulu honorer ce modeste ouvrage.
Saint-Pierre en la fête de la Chandeleur.
2 Février 1916, Daniel GAUVAIN.
SAINT-PIERRE-ET-MIQUELON
Première Causerie
L’état présent et l’avenir de cette vieille colonie française. — La vie des pêcheurs. — Les divers types de population.
Etat général actuel
Saint-Pierre-Miquelon, en effet, est une possession, une colonie, d’un genre unique au monde, et nombreux sont les facteurs qu’il ne faut pas perdre de vue si l’on tient à parler en connaissance de cause, du passé, du présent et de l’avenir de ces Iles.
Les Etablissements de Saint-Pierre-et-Miquelon n’ont ni raison, ni possibilité d’existence, ou même de subsistance, en dehors de la pêche et des pêcheurs de morue.
Ils ne produisent absolument rien d’autre, et, pendant six mois de l’année, à peine peut-on s’y occuper à liquider les opérations de la campagne terminée, et à préparer l’armement de la campagne suivante.
Plus éloignés pratiquement de la mère-patrie qu’ils ne le sont géographiquement, puisqu’ils ne lui sont reliés postalement que par l’intermédiaire du Canada et des Etats-Unis, ils rencontrent dans leur développement des difficultés particulières, qu’ont accrues la rivalité du gouvernement de TerreNeuve, et l’application (jamais suspendue) du « Baït-Bill ».
Des tarifs prohibitifs imposent à l’armement local le quasi monopole des produits français ; or l’avantage que peuvent en retirer quelques exportateurs métropolitains est loin de justifier le marasme chronique dont l’application de ces tarifs frappe toutes les opérations commerciales.
Isolée et pressurée ainsi en tous sens, cette colonie étouffe de plus sous le poids d’une bureaucratie sans chefs autorisés: en effet, à la suite de compétitions mesquines et dans un but d’économie mal entendue, on a décapité les organes essentiels, administration et justice, en remplaçant le Gouverneur indispensable par un administrateur de deuxième et troisième classe, et en cessant de confier à un magistrat de carrière la charge la plus délicate et la plus importante de nos tribunaux français, le Ministère Public, pour l’imposer à des fonctionnaires forcément incapables de la remplir avec autorité et compétence.
Il se traite dans ce port des affaires souvent importantes qui ne se traitent pas dans tous les chefs-lieux de départements français, et ce, malgré la décadence actuelle. Néanmoins, nous voyons de plus cette colonie, déjà réduite par une organisation insuffisante, à des fonctionnaires de grade très inférieur à la mission qui leur incombe, rester le plus souvent abandonnée à des intérimaires, encore plus étrangers à la noble et difficile mission de relever les courages, et de stimuler les énergies de sa vaillante population.
Cette population, exclusivement française, offre une physionomie d’une diversité très attachante pour celui qui veut bien se donner la peine de l’étudier et de l’aimer.
L’archipel se compose en effet de l’Ile chef-lieu, Saint-Pierre, de l’ile-aux-Chiens, qui ferme la rade à environ I mille 1/2 à l’Est, et de Miquelon-Langlade au Nord-Ouest. Les Grands et Petit-Colombier, au Nord de Saint-Pierre, sont inhabités et à peu près inaccessibles, et sur l’Ile Verte, appartenant pour moitié à la France, et située au N. N. E., rien n’a été fait pour installer, en face du phare et des habitations anglaises, quelques établissements français. Mentionnons encore au Nord de l’Ile-aux-Chiens, le Lazaret de l’ile-aux-Vainqueurs, et l’îlot désert dénommé l’Ile-aux-Pigeons.
L’Ile-aux-Chiens
L’Ile-aux-chiens est habitée par des petits pêcheurs actifs, industrieux, qui arrivent à tirer parti de tout, en vivant avec une stricte économie. Sa surface est infime pour la population de 500 habitants qui y est comme entassée ; de petits jardins bien engraissés avec du capelan et du varech, produisent pendant la belle saison quelques légumes et salades, et en hiver, il en est qui en conservent et en font même pousser jusque dans leurs caves. De petites goélettes qu’ils appellent « pirogues» sont soigneusement entretenues pour de courtes campagnes de capelan et d’encornet, et. dans cette île, les femmes savent « nager » dans le wary, n’y regardent pas à chausser les bottes, vendent à Saint-Pierre leur poisson frais, leurs légumes, leurs œufs et même leurs bonnes volailles. C’est le travail et la culture intensifs. Il fait plus froid qu’à Saint-Pierre, et l’accès n’en est pas toujours facile ; mais la vaillance des habitants sait triompher de la parcimonie avec laquelle la nature seconde leurs efforts. L’habitant qui se retire en France a toujours su économiser, sou par sou, une petite fortune.
Miquelon
Le bourg de Miquelon, où fut déposé, en 18 16, le noyau de la population actuelle, ceux que leurs descendants actuels appellent « les déportés » parmi lesquels plusieurs avaient connu les horreurs de deux précédents exils, — se trouve au Nord de l’Ile Miquelon, sur une vaste dune en amphithéâtre, et rien n’est pittoresque comme le coup d’œil que présente cet éventail déployé, au promeneur qui le découvre subitement du haut de la colline du Cap-Vert. Desservie seulement par un petit remorqueur qui n’est tenu d’y venir que tous les quinze jours, et qui manque souvent la correspondance du courrier d’Europe à cause des intempéries si fréquentes dans les parages de Terre-Neuve, la population de Miquelon sait ajouter aux ressources de la petite pêche, celles que procurent les volailles, les bestiaux, les jardins et les prés. Il savent épargner le charbon en recueillant le bois qui vient échouer en toute saison ; la plupart ont, en outre de leur établissement de la grande baie de l’Est, un autre établissement avec « saline », soit à « Pousse-Trou », soit à (( Ouest ». De l’Anse à la Pointe s’échelonnent, le long d’un rue longue de plusieurs kilomètres, les cabestans, les saleries, les maisons d’habitation et les prés, et pendant toute la belle saison, volailles et bestiaux s’en vont paître jusque dans la (( montagne •>, et reviennent chaque soir à l’heure de la traite. Lait, beurre, œufs et légumes permettent, avec le poisson trais, une vie plus large et un régime plus varié et plus sain.
Néanmoins, l’isolement, les frais de transport, annulent largement ces avantages, Saint-Pierre étant le chef-lieu auquel il faut recourir pour tout.
En hiver, les habitants vont, au péril de leur vie, chasser dans les falaises les plus inaccessibles le gibier de mer; pour rien au monde ils ne renonceraient à ce sport passionnant, qui est le meilleur condiment du gibier rapporté dont on vend le surplus.
Au sud-ouest, se trouve un village désert en toute autre saison que celle du capelan, et où des pêcheurs de l’Ile-aux-Chiens et de Saint-Pierre, viennent chaque année tenter une rapide campagne, souvent fructueuse. Le site est à sauvage à souhait, et l’impression que produit ce petit établissement perdu est unique en son genre.
Au sud de la grande dune qui réunit les deux parties de l’île Miquelon, se trouve une vaste terre où quelques fermiers plus isolés encore du monde, ont le courage d’élever du bétail, de cultiver quelques légumes, de «faire» un peu de beurre, de crème et de foin pour Saint-Pierre. Mentionnons-y un bel établissement de pêche au saumon et à la morue, à l’Anse-aux-Soldats.
Telles sont les dépendances de Saint-Pierre.
Saint-Pierre
Au chef-lieu, se trouvent l’Administration, le commerce; là arrive, chaque quinzaine, sinon tous les huit jours, le vapeur qui apporte la malle d’Europe et des Etats-Unis, prise, selon la saison, à Halifax ou à Sydney.
A « Anse-à-l’Allumette », à « l’Anse-à-Ravenel », à « Savoyard », et « en ville », tout le long de l’Anse-à Rodrigue, jusqu’au Cap-à-l’Aigle, Saint-Pierre a ses petits pêcheurs; mais il a surtout les établissements et les graves autrefois florissantes, des armateurs à la grande pêche, ceux des correspondants des chalutiers. Là seulement sont les magasins des commerçants qui approvisionnent la colonies, la succursale de la puissante compagnie métropolitaine « La Morue Française et Sécheries de Fécamp », avec son installation frigorifique; la direction des Postes, le service des Douanes, les bureaux de l’Inscription Maritime, les tribunaux de première instance et d’Appel, le Trésor de la colonie, et le siège de la Préfecture Apostolique, actuellement desservie par les Pères du Saint-Esprit. Là encore se voit une belle église en ciment armé, construite depuis peu d’années grâce à l’activité inlassable du Supérieur ecclésiastique, Monseigneur Légasse, — une école communale installée dans les vastes bâtiments construits par les Frères des Écoles Chrétiennes, que la population n’a pu obtenir de conserver, le bel établissement des Soeurs de Saint-Joseph de Cluny, et l’École Libre Saint-Christophe, dont les habitants ont eu tant de peine à obtenir l’ouverture et le maintien. Là enfin se trouvent les deux belles cales de halage auxquelles de nombreux navires, tant français qu’étrangers, sont heureux d’avoir recours en toute saison, et des ouvriers de métiers, capables de toutes les réparations dont les navires peuvent avoir besoin. Notons qu’avant l’établissement de ces cales, aux temps prospères de la colonie, on y construisit des navires à la grande pêche, tant à Saint-Pierre qu’à Miquelon. Et n’oublions pas de mentionner la fabrique de dorys, la fabrique de biscuit de mer et celles du « copperpaint » et de vêtements cirés imperméables.
Auprès de ce côté, objectif, pour ainsi dire, pour avoir une juste impression d’ensemble sur la seule colonie qui nous reste des établissements français de Terre-Neuve, du Canada et de la Nouvelle-Ecosse, il importe essentiellement de dégager autour de quel axe gravite toute la vie matérielle et morale de l’archipel.
La Pêche de la Morue
Tout dépend, uniquement et exclusivement, d’une « campagne » de pêche, qui ne peut commencer avant avril et qui prend tin vers le mois d’octobre, campagne dont les résultats définitifs se règlent financièrement à la Saint-Michel, le 29 septembre.
Dans cette « campagne », il faut dégager deux épisodes périodiques, qui sont l’arrivée des deux principales « boettes» ou appâts, à l’aide desquels se pêche la morue ; parce que navires métropolitains et navires locaux sont obligés de venir s’en approvisionner, et qu’à l’occasion de leur passage, la spéculation se trouve plus ou moins renseignée sur les chances de la campagne par les résultats partiels acquis.
C’est alors le moment de peser la facilité ou l’avantage de ^ livrer » ou de « ne pas livrer » dès à présent la morue, soit aux armateurs qui la feront séchera Saint-Pierre pour l’expédier au moment qu’ils escompteront plus propice, soit aux chasseurs longs-courriers qui ont apporté sel et marchandises de consommation locale, et attendent un chargement de morue pour rentrer en France.
C’est sur les probabilités d’écart entre les prix actuels et les chances aléatoires des autres périodes de la campagne que sont basées les spéculations qui font de l’armement un jeu passionnant et souvent ruineux.
La première de ces boettes, le capelan, sorte de sardine vient atterrir en mai-juin; et la seconde, l’encornet, sorte de petite pieuvre pullulante, dont la morue devient alors exclusivement friande, « donne » en août. — Avant, on pêche, comme boette, sur les bancs, un coquillage genre bigorneau appelé « bulot » ; puis les petit pêcheurs vont ouvrir leur campagne avec d’excellentes moules qu’on pêche en tout temps dans l’étang de Miquelon et auxquelles ils reviennent toutes les fois que manquent les autres boettes. — Puis les « broussées » frétillantes du capelan, traînent après elles le premier gros contingent de la morue; ensuite, on prend encore des « coques » que les petits pêcheurs vont chercher dans le « barachois » ou étang situé au nord de la dune de Langlade; enfin, se présente l’encornet, dont 1 abondance, peut d’un seul coup, relever une campagne indécise ou jusque-là désastreuse. On voit alors comment se prépare, se dessine, se poursuit et se clôture ce drame annuel, ce poème épique d’où dépend la petite ou grosse fortune de tout habitant de l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon. On comprend que, la campagne finie, c’est l’inaction, l’hivernage, sauf les opérations un peu monotones du séchage des morues de petite pêche, pour lequel il faut profiter des rares journées où il fait assez sec et assez chaud — ou, avant avril, l’apprêtage des navires ou embarcations, et, depuis quelques années, des moteurs à gazoline dont l’emploi se généralise de plus en plus.
La Population
Et l’on voit la physionomie attachante de la vaillante population qui vit toute sa vie, de bon cœur ou à contre cœur, ce cycle annuel de la (( campagne de pêche ». Cette population se divise en trois éléments :
1. Les petits pêcheurs, travailleurs et artisans, gens simples, droits, indépendants, sincèrement religieux, très honnêtes et travailleurs, surtout par comparaison avec bien des populations de plus grands pays.
La vie de famille intégrale est leur grand et unique bonheur Leur intérieur égayé et soutenu par de nombreux enfants, qui rapportent jusqu’à leur mariage tout leur gain à la maison, est le centre de leurs modestes ambitions. Leur vie est saine matériellement et moralement.
2. Puis il y a des gens qui vivent moins directement du produit de la pêche : marchands et leur personnel, employés du cadre local des divers services ; plus citadins, ils s’ennuient, plus ou moins, de l’isolement de la colonie et ne trouvent aucune distraction suffisante à leur labeur, très différent de celui des artisans qui sont la raison d’être de la colonie. Leur avenir n’y est pas, ils ne l’y placent pas, et c’est en France que ceux qui le peuvent, vont jouir des fortunes faites à Saint-Pierre.
3. Enfin, il y a les métropolitains, les fonctionnaires, qui n’ont équivalemment pas d’attaches avec le pays, et qui, d’ailleurs, n’y passent pas assez de temps pour trouver celui de s’y intéresser; leur famille absente, leur avenir absolument en dehors de ce qui préoccupe les habitants, leur formation toute différente, tout les prédispose à ne pas s’attacher à un pays peu fait pour plaire à ceux qui sont habitués à la vie métropolitaine.
Il est à espérer qu’après la guerre, la reprise des affaires provoquera un renouveau, capable de relever les apathies et de dissiper les préjugés accrus par l’état de malaise dans lequel se débat ce pays, dont la population véritablement locale mérite incontestablement le plus grand respect et le plus grand intérêt.
Deuxième Causerie
Ce qu’on y trouve
et
Ce qu’on n’y trouve pas
Nos lecteurs ont pu se rendre compte par l’esquisse qui précède qu’il existe bien des divergences de vues, d’habitudes, de genre de vie, entre les habitants de la France continentale et les colons de Saint-Pierre-et-Miquelon, et même entre ces colons et ceux des autres pays où a pu voyager celui à qui il est donné de pénétrer la vie si simple des habitants de cette petite possession.
A constater dans quelle paix, dans quelle sérénité les pêcheurs de l’archipel trouvent la récompense bien méritée d’un exil qu’ils sentent aussi à leur manière et d’un labeur d’aspect si ingrat qu’il ne tente guère les immigrants de passage, la vision de cette simplicité même étonne, écarte ou rebute l’étranger, le métropolitain. Inconsciemment ou non, est-ce jalousie, est-ce incapacité psychologique, ou bien simple négligence) Laissons au lecteur la solution de cet intéressant problème de conscience. Aussi bien, nous y reviendrons par la suite de ces causeries, lorsque nous aurons à rechercher pourquoi ceux qui la gouvernent comprennent si mal cette attachante population.
Pour le moment, bornons-nous à dégager ce qu’on trouve, et ce qu’on ne trouve pas à Saint-Pierre-et-Miquelon.
On surprend toujours un étranger en lui affirmant qu’il ne croît aucune céréale à Saint-Pierre-et-Miquelon. Si ses habitants n’avaient pas du marin l’esprit éveillé et averti, on en trouverait qui ne pourraient définir le pain que : « le produit de la cuisson d’une pâte fermentée qu’on fait avec une farine qui vient dans des barils par le vapeur postal. »
On peut compléter et dire qu’il n’existe à Saint-Pierre aucune espèce d’arbres fruitiers ; mais si l’on tient à achever son homme, on peut aller plus loin en lui déclarant qu’au reste, il n’y a pas d’arbres du tout à Saint-Pierre.
Si l’on est sommé de préciser, il convient de commencer par l’ile-aux-Chiens. Ceux qui ne l’ont jamais quittée (il y en avait avant la guerre), ne peuvent pas avoir vu un arbre planté en terre, à l’ombre duquel se reposer, dans les branches duquel puisse se hasarder un chat, attiré par le plus petit oiseau qui s’y serait reposé .. autre part que sur les calendriers illustrés de « La Samaritaine », de Félix Potin, ou autre maison d’exportation.
C’est le moment de déclarer que, sauf dans un ravin, près de l’habitation Clément, aucun rejeton d’arbre que le bec d’un oiseau a pu laisser choir à Saint-Pierre, n’a atteint sur cette Ile chef-lieu une croissance à peu près normale, et que ceux qui n’ont pas été à Langlade — il y en a pas mal,— ne sauraient avoir vu une minuscule vallée encaissée, protéger quelques centaines de petits sapins.
Pour les Miquelonnais, sauf les anciens, qui prétendent que les taupinières qui existent dans leurs prés communs ont à leur centre les grosses racines d’arbres brûlés lors de la dernière dévastation militaire des Etablissements, l’idée ne leur viendrait pas d’entreprendre l’exploitation de quelques conifères de la Belle-Rivière, dans l’espoir d’en tirer assez de «bardeaux )) pour recouvrir la plus modeste toiture.
Une « brousse » , qui dépasse rarement la ceinture, capricieusement enchevêtrée par la lutte désespérée de la végétation contre les intempéries, est, avec le foin et les légumes hâtifs, la seule végétation qu’ils aient vue de leurs yeux.
Je me trompe : une seule consolation existe dans l’ordre végétal : c’est de voir à toutes les fenêtres, des géraniums, des rosiers et autres fleurs, en pots artistement peint ou entourés, et que les ménagères entretiennent, pour rendre plus gai l’abord de la maison familiale.
Il y a des bicyclettes, à Saint-Pierre : mais…
un robur et des triplex Circa pectus erat…
il faut être et jeune et Saint-Pierrais, pour conserver tout le long hiver à l’abri de la lumière et de la chaleur, les pneus et chambre à air, et à l’abri de l’humidité, les roulements et nickelages… afin de pouvoir arpenter les uniques routes de Savoyard et du Cap-à-l’Aigle, de lAnse-à-Ravenel et de Galantry, pendant les quelques journées que ne gâte pas la brume, le vent et la pluie, combinés ou non.
Il y a quelques cabriolets ; il y a eu une voiture de place fermée; même par curiosité, on ne peut plus la voir, car je crois qu’elle n’est plus ; qu’elle repose en paix ; cursum consummavil ! Ses courses dans Saint-Pierre n’ont pas dû être longues, et, comme elle a succombé, ce doit être à l’ankylose rhumatismale.
Il y a des chevaux de trait ; mais, sauf les bouchers, ceux qui ont beaucoup de charrois à faire préfèrent les bœufs, et leurs conducteurs basques : c’est un attelage lent, mais que rien ne rebute; et ils supportent mieux le froid et la charge.
Téméraire et… déçu serait l’homme de cheval qui entre prendrait de louer un noble pur sang pour entretenir ses talents équestres. Mais il pourrait se rendre à Langlade, et monter à poil les chevaux, juments et poulains non domptés qu’y élèvent les fermiers. A Miquelon et à Langlade, fermiers et fermières utilisent le cheval pour les longues distances, et celui qui ne craint pas les plus violents cahots peut s’asseoir sans aucune autre crainte — comme Abner — dans les voitures sans ressorts qui, au trot ou au galop, selon l’humeur du fermier, le conduiront ou le ramèneront de la ferme du (( Gouvernement » ou vice versa.
Nous ne terminerons pas cette description sans avoir campé devant le lecteur le solide agent de la police municipale pour qui l’arrestation de trois hommes à lui tout seul n’est qu’un passe-temps, sur le solide percheron qu’il aime à lancer à fond de train par les rues de Saint-Pierre, sans doute pour donner à penser aux « Anglais » que la police municipale est montée ».
Le canotage, pendant le peu de temps qu’il peut être agréable de le pratiquer, est assez dispendieux ; les frais qu’il occasionne, les soins qu’il impose, vu la rigueur et l’imprévu des intempéries, et la rareté et la cherté de la main-d’œuvre, le rendent peu praticable; ajoutez à cela que c’est justement quand il serait agréable à exercer, que la campagne et les affaires, battent leur plein, et vous ne serez pas étonné de ne voir sillonner la rade et le barachois\ qu’à des gérants de commerce, des commis d’armateurs ou négociants à qui leurs occupations l’imposent et à qui leur personnel le facilite.
On peut aller à la chasse, on peut aller à la pêche à la ligne; mais que ces sports sont bien différents de ce qu’ils peuvent être en France… et ailleurs!
En effet, il n’y a pas de forêts, faute… d’arbres, et le terrain spongieux dans lequel on ne peut s’aventurer qu’avec des bottes en caoutchouc, dégoûte à tout jamais les courages médiocrement trempés !
Et c’est, encore et toujours, quand les affaires « donnent » le plus, qu’il pourrait être agréable de s’y livrer, ce dont certains ne se font pas faute, dont le tempérament admet le repos par changement de fatigue.
Pour les autres, un « pique-nique » est une distraction champêtre amplement suffisante.
Si l’on ajoute que, pour atteindre le meilleur territoire de chasse et de pêche, l’île de Langlade, partie sud de l’île Miquelon, il faut partir à 7 heures, ni plus tôt ni plus tard, arriver à 9 heures, après une navigation qui procure immanquablement le mal de mer à ceux qui y sont prédisposés, puis être de retour pour un nouveau mal de mer à 5 heures du soir au plus tard, on a l’idée à peu près exacte de la corvée à prendre !
Il y a aussi la chasse au gibier de mer, au plain ou en wary ; on va, vers une ou deux heures du matin, avec son terre-neuve, se gabionner à petit bruit sous le vent là où passeront au réveil, les oiseaux de mer, qui ont l’ouïe et le nez fins; celui qui s’y adonne, peut avoir des tableaux bien garnis, de moyacs de dos blancs, de mâles de coco^ et autres gibiers de mer, très bons à manger, avec ou sans dauballes.
Il y a encore, l’hiver, aux mêmes heures matinales, pareillement gabionné dans des brousses coupées à l’entour, la pêche par un trou pratiqué à la hache, dans la glace d’un étang… sport qui exige une réelle endurance au froid… qui ne manque pas aux habitants.
Pas de journal quotidien; seul un journal local parfois polémiste, qui, sauf sommeil, ou plus rarement, éruption supplémentaire, paraît tous les 15 jours.
Pas de théâtre ni d’exhibitions ou représentations cinématographiques ou autres. Des efforts persévérants ont été faits par un habitant; jusqu’à présent les circonstances ne l’ont pas servi.
Parfois il est venu des comédiens étrangers à la colonie; ils ont médiocrement réussi, quel que fût leur talent ; car il ne faut jamais oublier qu’on ne se laissera distraire par rien pendant la saison de pêche, qui prend les hommes tout entiers, et que, l’hiver, on n’ira de bon cœur, tout le monde, qu’aux spectacles de famille organisés par ou pour les écoles et les jeunes gens.
Signalons toutefois les bals qui se donnent entre l’Avent et le «Carême (les autres ne sont pas suivis), où les parents conduisent leurs enfants, et qui rentrent par leur ordonnance dans le cadre des divertissements que l’on prend en famille. On n’y rencontre que ceux que l’on recevrait chez soi.
Et à propos des bals, signalons d’une part la Société musicale, qui arrive à donner un concours très sérieux et consciencieux aux diverses représentations, et le chœur de violonistes composé des marins-pêcheurs qui jouent avec un ensemble et un entrain, une précision et une sûreté, qui plus d’une fois ont émerveillé des connaisseurs. Ils ne sauraient s’aider d’aucune musique, et l’oreille est leur unique guide.
Mais à côté du tableau de ces jouissances, il existe une ombre très fâcheuse, et c’est ce martyre auquel il n’est pas possible de s’habituer, savoir l’arrivée chaque huitaine, quand ce n’est pas seulement chaque quinzaine, des paquets de lettres auxquels il faut répondre dans le court délai de 60 heures, sans quoi c’est îi ou 1 5 jours seulement après que partira la réponse ! On le désire et on le redoute, le courrier, et souvent celui qui est dans les affaires envie l’humble pêcheur à qui le courrier n’apporte rien et de qui il n’exige rien. C’est le courrier qui fait peser l’exil sur les habitants de cette colonie si imparfaitement desservie, car il le rappelle… en l’aggravant.
A Saint-Pierre, à droite de l’église, en plein cœur de la ville, il y a… des ruines. Oui, des ruines ! Le phénomène est plus rare en Amérique que dans nos vieux pays, où, hélas depuis plus d’un an, le fléau de la guerre en fait de si horribles.
Car à Saint-Pierre, on n’a ni relevé, ni utilisé ce qui est resté, après l’incendie de 1902, du Palais de Justice, maintenant émigré où était l’école communale, du temps où l’on n’avait pas privé la Colonie de ceux qui avaient bâti l’immense école qu’ils faisaient prospérer au plus grand avantage matériel et moral du pays.
Hélas, ceux qui ont visité nos Colonies Françaises, n’ont que trop remarqué bien d’autres ruines, d’établissements qui devraient être debout et en activité, si un esprit paresseux et envieux n’y créait des ruines^ et n’y décourageait, sinistre et funeste naufrageur, ceux qui veulent sérieusement les relever.
Avant la guerre, le néfaste Guillaume, en faisait truquer avec art par ses architectes, de toutes neuves, comme la Wartburg, etc., alimentant de sa munificence cabotine, tout un faubourg Saint-Antoine du « bâtiment! »
Et il existe aussi à Saint-Pierre, divers autres édifices du Service Local, qui sont des ruines en voie de se faire^ établissements dont on ne veut pas se servir, et auxquels un esprit d’économie mal entendu refuse d’éviter les irréparables outrages du temps. L’ancienne Caserne des Disciplinaires, l’ancien Ouvroir, sont de ceux-là, en attendant que le Trésor, depuis longtemps inhabitable pour ceux qui n’aiment pas à recevoir des douches à toute heure du jour et de la nuit, ne vienne en grossir le contingent.
A ce propos, un détail qui a tout le piquant d’une anecdote : cet immeuble du Trésor est à ce point abandonné aux forces dissolvantes de l’humidité, qu’un littérateur distingué, alors administrateur de la Colonie, y glana l’occasion d’introduire dans le vocabulaire administratif local, l’agglutinement comme cause d’une virile décision qu’il se vit obligé de prendre à l’égard de tout le stock de timbres-poste, qui, en raison de la colle dont on les couvre au verso, s’étaient pris à la faveur des infiltrations, dune affection telle, que l’homme ne pouvait plus séparer ce que l’humidité avait uni !
Il y a, à Saint-Pierre, un réseau téléphonique complet, et dont usent les armateurs, la Municipalité, l’Administration ; sous ce rapport, Saint-Pierre a devancé bien des villes de France .qui ne l’ont pas encore, ou bien où cette invention n’a servi qu’à exposer les membres du beau sexe, qui n’y donnent pas la communication, à l’animadversion des abonnés.
Car, à Saint-Pierre, la demoiselle du téléphone donne la communication^ vous m’entendez bien! Je vois déjà d’ici plus d’un parisien feuilleter fiévreusement l’Indicateur, pour y trouver les moyens les plus rapides, d’arriver dans une île assez fortunée, pour qu’on puisse y obtenir la communication, rien qu’en la demandant ?
L’électricité ne fait pas seulement le bonheur des gens qui ont quelque chose à dire à quelqu’un, mais qui ne veulent pas se donner la peine d’aller le trouver chez lui, ce qui est évidemment plus long; elle éclaire les habitants dans la rue et à domicile.
Car il existe à Saint-Pierre une et même deux usines électriques; il est vrai que l’une n’est plus qu’une ruine, à ajouter à celle dont nous parlions tout-à-l’heure ; avant de mourir, elle avait, par son insuffisance, fait retirer à l’électricité, et par suite, à l’entrepreneur, l’éclairage des phares, à la suite d’un naufrage trop concomitant avec une défaillance de cette vieille usine.
Un des premiers mots que prononce un enfant, c’est le nom que la langue locale donne à la lumière : en « Saint Pierrais » on ne dit pas : Tiens, voilà la lumière, ou voilà l’électricité ! on dit : Voilà Thélot!
Cette appellation est-elle un diminutif de thélos, et veut appeler que l’entrepreneur envoie la lumière à distance ? Rien de ça! C’est tout simplement le nom de l’homme qui est devenu le synonyme cadien de la lumière, par la persévérance de ses efforts pour la donnera Saint-Pierre.
Je ne puis entrer dans le détail de ces efforts, car ces études, ces croquis, ne visent que Saint-Pierre-et-Miquelon en général ; disons toutefois que c’est une visite à faire que celle de l’étang et des installations qui permettent l’utilisation dans une île aussi exiguë, de la force d’une chute d’eau artificielle dont la possibilité d’établissement défraya les controversistes jusqu’au moment où l’homme vainquit une fois de plus la
« Vraiment marastre nature ». .
Et n’oublions pas de remarquer qu’en outre de la turbine, il y a un générateur à gaz « pauvre, dont l’acquisition a soulevé toute une suite de procès. Celui qui ravit une étincelle aux entrailles de la terre, s’expose donc toujours à des tribulations aussi déconcertantes que celles du légendaire Prométhée?
Tout près, sur la route du Cap-à-l’lAigle on peut voiries chemins de glace, dont les lignes blanches se détachent crûment sur la montagne^ et suivre de l’œil en hiver, la descente des trains de glaçons qu’ont partagés avec leurs harpons, les travailleurs que représentent les pittoresques cartes postales que l’étranger ne manque jamais d’acheter.
Il est curieux de les voir, piquant, sciant, aggripant avec leurs grandes griffes les glaçons réguliers et épais, qu’ils traînent vers les chemins en bois par lesquels doit s’effectuer leur descente, non d’une seule traite, mais par échelons, chaque train étant accompagné, conduit et modéré dans son allure, par une corde que manœuvrent adroitement des postes disposés à chaque escale, invisible de loin, du chemin de glaces.
Les plus curieux voudront se rendre compte de l’arrimage dans de vastes magasins, matelassés de branches de brousse ou de sciure de bois, des blocs ainsi amenés, et de leur livraisons en dorys, dans des conditions qui font comprendre que l’homme de mer est bien moins difficile que l’homme de terre sur ce qu’on entend par l’équilibre et les commodités de réception et de transport.
C’est dans ces étangs de la montagne., qu’on pêche la truite, et qu’en hiver, on patine; car vous devez l’apprendre si vous ne le savez pas, patiner sur un étang et patiner au Rink, c’est le jour et la nuit.
Ici, c’est l’air, l’espace, le vent, la liberté ; point de galerie éclairée, mais le panorama de la rade et le mystère de la montagne., et les chants des patineurs; quels tableaux de genre pour un peintre! Mais Saint-Pierre peut-il se décrire, se peindre, pour ceux qui ne l’ont pas vu? Il faut entendre chanter le ruisseau, avoir assuré, avec ou sans grappins, son pas sur la glace, avoir gravi les sentiers abrupts, et chaussé les patins dans le froid sec, pour se figurer équivalemment ce qu’on éprouve dans une séance de patinage, sur l’étang Berthaut, sur l’étang du Pain-de-Sucre, sur l’étang Hérault, sur l’étang Boulo, sur l’étang Cautier…. Chacun de ses étangs a ses partisans jaloux, et, ma foi, cela se comprend, car le théâtre est d’un pittoresque si différent, de l’un à l’autre !
Arrivons au Skating-Rink. Brrr ! Quel nom gla-ci-al ! Édifice en bois aussi grand qu’une église, quelquefois approprié en été, pour des représentations de prix, par exemple.
On chuchote sous le manteau qu’il a vu, dans des circonstances alors réputées graves par des messieurs compassés, assistés de médecins, et de témoins, et opérant entre chien et loup, qu’il a vu dis-je… mais, où en étais-je.
«… Un horrible mélange, D’os et de chairs meurtris et traînés dans la fange, Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux. Que des chiens dévorants se disputaient entre eux » !
Eh bien non, vous n’y êtes pas du tout (et moi non plus !) C’est justement ce qui ne s’est jamais vu à Saint-Pierre^ ni à l’Ile Verte, ni au Champ-de-Tir ;
Ce qu’il a vu le Skating-Rink, à l’heure où les enthousiastes dansent encore, et dans nos Iles, il n’y a pas d’âge pour cesser d’être un enthousiaste de la danse, ce qu’il a vu, c’est :
«… Deux balles échangées sans résultat ! « La montagne en travail enfante… une souris!
Quand le Rink sert à patiner, la musique joue dans une estrade les jeudis et dimanches, et la saison se termine par un carnaval travesti du plus heureux effet où chacun prend du plaisir en masse^ qui, en patinant déguisé, qui en faisant le tour de l’allée en planches, et s’arrêtant parfois pour tenter de reconnaître un masque qui l’intrigue et le provoque.
Les soirs de moindre afluence, c’est une jouissance que de voir les patineurs exercés d’écrire avec aisance les plus capricieuses figures, et s’entremêler sans heurt aux moins experts, qui savent n’avoir rien à craindre; si le cœur vous en dit, plus d’une Saint-Pierraise vous soutiendra les mains croisées, et vous serez étonné que quelle que soit votre maladresse, cet ange gardien ne vous laisse absolument aucune possibilité de chute.
Mais ce qu’il faut voir, c’est la valse sur la glace, les quadrilles, les lanciers, etc. Au sortir de ces soirées, en défaisant vos fourrures, vous convenez que l’hivernage n’est pas toujours si maussade, et qu’il fait bon vivre à Saint-Pierre : Pourquoi l’odieuse zizanie continue-t-elle à détruire le peu qui reste de ce bonheur dont on savait si bien jouir autrefois, dans cet archipel oublié? Si l’on voulait bien sérieusement, une bonne fois, tout le bon grain étoufferait cette ivraie.
Il y a encore, sur la route de Savoyard au-delà du RondPoint où se dresse l’obélisque de granit qui perpétue le souvenir de la construction de la route par les marins de la « Cléopâtre », les ruines d’un stand, et le lazaret qu’on s’obstine à appeler Sanitarium.
Depuis longtemps, il ne s’y passait plus rien que pour les rats, lorsqu’un jour, non sans résultat, cette fois, les yeux furibonds d’un administrateur intérimaire chassèrent de cet Eden.., le Maire de Saint-Pierre, excusez du peu! Voilà ce qu’on peut appeler un duel ! Et pas entre chien et loup celui-là ! Et pourtant, sur le moment, les lutteurs se seraient bien partagé les épithètes ci-dessus.
« Et bien d’autres aussi,
Que je n’ose pas dire » .. ,
« … mais ils se tenaient »,
Comme dit Déroulède dans cette jolie galéjade qu’il a intitulée : « De profil n dis ».
Pendant que nous parlons de l’ancien Maire de Saint-Pierre, nous ne pourrions sans crime, omettre de mentionner l’automobile importée par lui, et qui révolutionne le pays lors de ses sorties aussi rares que sensationnelles.
Plusieurs jours de préparation y sont nécessaires; mais quoi d’étonnant à cela !
L’armateur de ce phénomène local doit en effet être à lui même son fournisseur de tout ce que peut absorber un tel engin, et la moindre omission essentielle condamne le monstre à de longs mois de farouche langueur.
Ce sera un événement, que le départ de cette entreprenante auto, et peut-être préférera-t-elle, sur ses vieux jours, finir comme la voiture fermée dont nous rappelions naguère la fin si tranquille; l’ankylose la guette, elle aussi, sur la fin d’une carrière où elle n’aura eu aucune collision à craindre avec une de ses pareilles !
Il y a parfois, pendant l’été, des régates dans la rade de Saint-Pierre ; pendant plusieurs semaines, les propriétaires de canots de plaisance s’entraînent, les pilotes font une toilette soignée à leurs coquettes petites goélettes, jusqu’aux petits pêcheurs qui font la revue de leurs moteurs à gazoline. Aux dernières régates, en effet, on eut l’heureuse idée de « classer » toutes les catégories existantes d’embarcations ; on vit les chaloupes des chasseurs, les pirogues de l’lle-aux-Chiens, les longues yoles que l’on conserve avec soin dans quelques habitations et jusqu’aux warys les plus ordinaires avec deux et trois paires d’avirons, constituer des séries, ainsi que les marchands d’eau avec leur forts canots à moteur.
Le plaisir qu’y prit toute la population fut une indication, e^ chaque année, depuis, on se demande en juillet-août : aura-ton des régates?’
En effet, du haut de la montagne, de la route du Cap-à-l’Aigle, de l’Ile-aux-Chiens, de la Pointe, de partout, on peut suivre, dans le magnifique panorama delà rade, les gracieux oiseaux courant leur jolie randonnée, tirant leurs bordées sur les flots bleus, et point n’est besoin de s’enfermer avec les officiels, dans l’estrade (( construite au-devant des bouées, » auprès de la maisonnette de la douane, entre l’installation Thélot, et l’ancienne habitation Jolivet.
Rien ne peut rendre la beauté d’un tel spectacle pour un ami de la mer : c’est un régal des yeux, une ivresse de variété de gréements, d’évolutions, — la musique jette de temps à autre ses notes claires, et l’on voit par moments les petits points blancs de fumée des coups de départ, dont le son arrive longtemps après, comme on voit s’efforcer les hommes de manœuvre, et résonner les pouliages. dans la hâte de hisser à temps et de prendre le vent. Puis un claquement bien connu vous parvient, qui vous avertit que, quelque part au loin, les focs commencent à faseiller, et vite, vous cherchez à saisir ce moment, et à apprécier l’adresse avec laquelle le coureur saura reprendre sa bordée.
… Longtemps après que les courses sont finies, et que la musique a reconduit l’Administration, vous êtes encore là, vous grisant d’air et de manœuvres, car les canots aussi, et les goélettes, ne peuvent s’arrêter de courir à des buts, indéfinis maintenant, jusqu’à ce que, une à une, elle rallient leur mouillage ou leur point de saillage, pour rentrer comme à regret de cette fête :
Que jamais on n’oublie !
Ah, c’est bien des régates de Saint-Pierre qu’on peut le chanter :
Vous êtes si jolies !
Troisième Causerie
Les forces conservatrices de Saint-Pierre
La famille coloniale à Saint-Pierre-Miquelon
Cette colonie est d’autant plus intéressante, qu’elle a par elle-même, précisément dans ce qu’il y a de plus français, dans sa manière d’être, des forces singulières de résistance qu’on aimerait à trouver aussi vivaces, en tous les points de la métropole.
C’est peut-être précisément parce qu’ils n’ont ni cinéma ni théâtre et parce que le père de famille n’est pas tenté d’imposer à son entourage un mutisme terrifié afin de déguster en silence les inepties quotidiennes de journalistes faméliques, qu’une conversation avec le plus simple pêcheur de Miquelon sur les causes et les leçons de la guerre est bien plus intéressante que celle que vous aurez avec un ouvrier qui vous récitera ce qu’il vient de lire dans son journal à ce sujet.
En vain cherche-t-on la plupart du temps à imposer, à proposer des innovations, en vain la vague triennale qui apporte et remporte les fonctionnaires, soumet-t-elle à leur soif de se signaler, les institutions, les intérêts, les fortunes, les réputations de la colonie et des colons.
Quelque chose des forces invincibles de la nature, une certaine légèreté et un certain individualisme dont l’excès devrait les perdre, protège sans qu’ils s’en rendent compte, les simples et souvent trop bons habitants de cette colonie, contre les envahisseurs et contre les innovations.
Une heureuse versatilité dans l’opinion publique locale fait par exemple que, dans ce territoire inexorablement isolé du reste du monde, rien ne peut imposer définitivement une personnalité, soit au respect, soit à la reconnaissance populaire, en sorte qu’elle puisse espérer vivre désormais sur une renommée peut-être trop vite établie. Tout engouement disparaît avec ce qui l’a fait naître.
Mais aussi, nul n’en sera réduit à s’exiler, quelque durs que soient les échecs subis, pour pouvoir réédifier ce que le malheur à renversé; sur la cendre encore fumante, au milieu des ruines qui font saigner le cœur et l’amour-propre, combien se sont relevés, à qui l’énergia et la volonté ont donné un courage inlassable !
C’est une arme à deux tranchants, un amortisseur aussi destructeur qu’encourageant; mais c’est une prime à la volonté persévérante, une digue à la présomption, à la tyrannie, qui ‘ sans cela deviendrait intolérable. Sur cette terre aride et désolée, rien ne demeure et ne s’attache, que » la famille « , et l’homme seul, à condition de ne jamais se lasser dans son effort, est sûr d’y réussir malgré tout, qui toujours va son chemin, sans souci du passé, les yeux sur l’avenir.
Rien d’étonnant à ce que les découvertes que font à Saint-Pierre les trop civilisés métropolitains qui s’y posent un instant, (pour s’y refaire, les habitants ont bien su le remarquer), les « choquent », mais il n’est pas sans intérêt de constater que les goûts et les idées qui sont choqués chez eux par Saint-Pierre et ses habitants, sauf, il est vrai quelques exceptions, (elles sont rares, comme on va le voir), ne sont pas celles dont ils auraient lieu de s’enorgueillir, s’ils prenaient comme cette esquisse pourrait les aider à le faire, la peine de les analyser et de leur donner leur vrai nom.
Il y a, à Saint-Pierre-Miquelon, des maisons ou l’on sent que les habitants passent la partie de leur vie qu’ils estiment la meilleure… et tout s’en ressent.
Dans ces maisons, la pièce la plus fréquentée, celle où l’on se réunit, est celle où séjourne la » reine du foyer », la maîtresse de la maison !
Et, pour recevoir ceux qui sont les familiers, comme l’ordonnatrice de la famille, ne saurait quitter ses occupations, c’est… entre la « dalle » et le fourneau de fonte nickelée, » dans la cuisine « , que vous la rencontrerez à coup sûr, et qu’elle vous recevra… à moins que vous ne soyez des étrangers, ou des personnes respectées à qui l’on doit faire honneur. En ce cas, on vous recevra au salon, ou, s’il n’y en a pas, dans la salle à manger.
Vous voilà. introduit au salon; la première remarque que vous y faites, c’est qu’on n’y vient pas souvent; la propreté qui règne partout est si minutieuse, que vous sentez qu’il faut la circonstance qui vous amène pour qu’on y réveille les, portraits et bibelots qui en font comme le musée de la famille
Avez-vous été introduit dans la salle à manger) Vous remarquerez pareillement qu’il est bien improbable qu’on y dîne tous les jours, car elle est soignée comme un salon de France, et les objets qui s’y trouvent n’y occuperaient pas la place où vous les voyez, si l’on en faisait quotidiennement l’usage auquel la pièce paraît destinée.
Seriez-vous donc choqué que la compagne aimée du chef de famille, se tenant à la cuisine, son seigneur et maître, qui ne passe pas sa vie au cabaret, y ait pris place auprès d’elle, sur une chaise qu’au premier abord vous trouviez trop belle pour figurer dans une cuisine)
Seriez-vous scandalisé qu’auprès de cette chaise, d’autres chaises, pareilles, reçoivent les membres, turbulents ou non, selon leur âge, de la laborieuse famille, et finirez-vous par vous laisser ramener à la notion juste des choses, en trouvant tout naturel que les plus jeunes de ceux qui se trouvent ainsi réunis mettent tout simplement le couvert sur la table que est au milieu d’eux, sans même avoir eu besoin de réfléchir qu’ainsi ne sont jamais séparés dans la maison, ceux qui n’aspirent qu’à vivre ensemble sans essayer de « paraître » plus qu’ils ne sont.
Seriez-vous enfin charmé comme on doit l’être, de voir rentrer avec une brassée de bois cassé, ce gamin qui s’est éclipsé tout à l’heure, de voir cet enfant aller tirer la bière, le vin, ce garçon apporter une » seille » de charbon, sans que personne ait besoin de les en prier, tandis que vous entendez ronronner sous la conduite d’une des grandes filles, la machine à coudre, qui, elle aussi, a sa place dans la cuisine, tandis qu’une autre grande sœur, après l’avoir amicalement gourmande, s’est emparée du paletot déchiré du cadet qui rentre de son travail.
Non, vous ne les comprenez plus, ces gens, qui aiment leur chez-soi ; les « idées » modernes ont souillé la conception saine de la vie. Le chez-soi, » que vous fuyez « , auquel vous ne trouvez plus aucun charme, c’est là, là et dans leurs églises, car l’un ne va pas sans l’autre, que ces enfants de la nature puisent et retrouvent le robuste courage de souffrir tout le reste : exil, intempéries, isolement, ostracisme, persécutions imméritées.
Malgré tout, vous les retrouverez toujours debout, luttant simplement jusqu’à la mort, attelés à leur humble devoir, de l’accomplissement duquel vous ne pouvez les empêcher de vivre.
Au déluge de l’esprit moderne. Dieu a mis cette limite, et il a dit : » Tu n’iras pas plus loin! Tu ne briseras pas l’inviolable faisceau de la famille chrétienne ! »
Evidemment ce ne sont pas non plus les « gens de peu de foi », qui se sont faits les tristes apôtres de la « famille restreinte », qui comprendront qu’on prenne le plus grand plaisir de tout un été à aller tout simplement en famille, parfois avec l’obligeant et utile concours du » dorys à moteur », » faire pique-nique » dans » la montagne!
Et vraiment je les comprends, ceux qui. après une telle journée, dont on se rappelle longtemps — et pourquoi pas ? toujours ? — attendent avec impatience l’éclosion des épreuves du »groupe sympathique » où secrètement, on aura le bonheur de retrouver les traits de tel ou telle qu’on aime et à qui, peut-être, — qui sait? — on ne la pas encore dit.
Est-il indispensable de se scandaliser de la piété qui pousse à »la prière » des jeunes gens qui ont bien aussi l’espoir d’accompagner, à l’aller ou au retour, quelqu’un… qui tient aussi à s’y trouver?
Et si la rencontre fréquente » aux carrefours » de groupes dont le stationnement prolongé vous offusque, choque vos habitudes métropolitaines, veuillez prendre acte de ce que ces jeunes gens, par un instinct de » loyauté » très louable tiennent précisément à ne se rencontrer qu’en lieu public, sous tous les regards ; veuillez observer qu’ensuite ce ne sera pas sans s’être jamais adressé la parole que sera demandé aux parents de la future leur agrément aux visites à la maison, sous l’œil des parents, et qu’enfin, ces rencontres et ces accordailles, qui durent souvent plusieurs années, quelquefois parsemées de « fâcheries » et de » ramitiés », aboutissent à des unions où l’apprentissage delà fidélité a pu commencer avec l’étude sérieuse des caractères, et bien longtemps avant le mariage.
Concédez-nous encore que le mariage d’intérêt est à peu près inconnu aux Saint-Pierrais, et vous finirez par remarquer qu’en un pauvre pays où la famille est le seul bonheur durable, on peut laisser les jeunes gens s’étudier loyalement avant de s’y engager.
Il y aurait des pages charmantes à écrire sur les mariages saint-pierrais; mais ce serait entrer comme en un jardin privé et, la fleur une fois cueillie, n’aurait plus le parfum qu’elle a pour celui qui la voit croître où Dieu l’a mise, pour qu’elle y vive et y meure sous son regard.
Ces pages sont écrites dans le cœur de ceux qui ont vécu à Saint-Pierre; elles ne sont pas écrites pour les autres.
Rappelez vos souvenirs, vous qui avez vécu la vie austère des marins-pêcheurs de Saint-Pierre, et dites-moi si les tableaux auxquels vous souriez, ne perdraient pas tout leur charme dans un cadre forcément étranger !
Deuxième Partie
DEUXIÈME PARTIE
Première Causerie
Le Contingent Saint-Pierrais à la Guerre
Après avoir présenté au lecteur le côté intime et familial de la vie saint-pierraise, rien ne peut intéresser plus profondément le public vraiment curieux, de ce dernier vestige du superbe empire colonial, qui se développe si largement depuis qu’il a été abandonné par la France, que les questions historiques et actuelles soulevées par le ou plutôt par les contingents saint-pi errais.
Aussi je ne veux pas tarder davantage à traiter ce sujet.
Qu’elle est belle, la simplicité avec laquelle a été accepté par cette colonie, un sacrifîce que des hommes très compétents et avertis estimaient bien au-dessus de ses forces !
Il avait été officiellement promis aux chefs des 150 familles venues en 1816 reconstituer les Etablissements dont il ne restait plus rien, que la métropole n’imposerait jamais, ni à eux, ni à leurs enfants, l’obligation du service militaire. On sortait à peine de la conscription et des guerres de l’Empire.
On considéra à juste raison que ceux qui allaient replanter et maintenir nos trois couleurs aux Iles Saint-Pierre-et-Miquelon, assumaient comme une faction dont les côtés pénibles dépassaient ce que la France demande à ses enfants de la métropole.
Et pourtant, sans phrases à effet, mais avec pleine conscience du service demandé, depuis les hommes de 42 ans jusqu’aux Marie-Louise de la « Classe 16 », tous les appelés ont laissé, dans une île où seul leur travail pouvait les faire vivre, des familles généralement plus nombreuses que les métropolitaines.
Ils savaient bien, ces vrais et profonds patriotes, qui. sans cela, n’auraient quitté de toute leur vie le foyer aimé, — qu’avant de partir pour le front, ils verraient leurs camarades profiter de permissions dont l’éloignement les priverait nécessairement, — que le souci centuplé par la distance pèserait lourdement sur les chers aimés, qu’à l’hôpital, ni mère ni épouse ne pourraient espérer voler à leur chevet, et que le coût de la vie à Saint-Pierre-Miquelon étant bien plus élevé qu’en France, les secours alloués par la loi métropolitaine, ne sauraient empêcher la misère de s’installer au foyer.
Et après ce premier sacrifice accompli, bien vite ils ont montré à leurs chefs combien était pur le sang français si bien conservé dans leurs veines.
Aussi humbles que braves, sans doute ils protesteront, ceux qui se sont distingués, quand — il le faudra bien — leurs hauts laits seront rappelés et exaltés comme ils le méritent. Marins et enfants de marins, ils ne sont pas habitués à recevoir une croix à chaque acte de tranquille héroïsme et de sublime courage, comme ici, en pleine paix, ils en accomplissent tous les jours. Ils sont persuadés qu’ils n’ont rien fait de plus que les autres!
S’il est un sacrifice propre à toucher le Cœur de Dieu, c’est bien celui de leurs enfants, dont je n’oublierai jamais l’émouvant départ, sans rien de cet apparat qui entoura celui de leurs aînés ! Si nous avons encore des heures sombres à traverser, que de beaux sacrifices de ce genre sont là pour ranimer notre espérance et notre foi !
Tels ils étaient dans la chaude atmosphère familiale, tels je les ai revus à la caserne, fidèles parmi les écueils d’une ville de garnison, aux sérieuses recommandations de leurs parents.
Ils le sentent plus que d’autres, le sacrifice qu’ils font, ces hommes, ces enfants, — qui aiment tant leur foyer ^ — qu’on les entend toujours répéter leur espoir d’y reprendre bien vite leur place, dès que la guerre sera finie!
Et leurs aînés du premier contingent! personne, parmi ceux qui, en février dernier, les virent à bord du navire qui les emportait au milieu du poudrin, aux accents de la Marseillaise, dans le claquement des bannières et des pavillons, agités jusque du toit de l’église, et l’inoubliable carillon des cloches chantant à toute volée — vers les batailles où tous les jours ils versent leur sang, personne n’a pu oublier l’émotion qui l’étreignait au spectacle de la noble douleur qu’ils n’arrivaient pas à cacher, malgré tout leur courage, parce que ce qu’ils laissaient derrière eux, c’était plus que leur vie ! C’était la seule chose à laquelle ils tenaient.
Seconde Causerie
Le point de vue Saint-Pierrais
Le patriotisme des colons des Etablissements
A certains moments, quand on entend certaines personnes parler devant certaines autres de certaines questions, on s’aperçoit qu’au fond elles sont d’accord ; la seule chose qui alimente leur discussion, c’est que le point de vue des unes et des autres est différent.
Et comment le point de vue ne serait-il pas différent, lorsque vous avez dans une même colonie des éléments qui s’ignorent et ne cherchent pas à se comprendre, parce que les premières différences qu’ils aperçoivent dans leurs manière de voir les choquent tellement, qu’ils croient l’entente impossible.
Je ne parle pas des heurts résultant du manque de tact, comme il s’en produit lorsqu’un métropolitain, frais émoulu de quelque école, semble regarder du haut de sa grandeur les simples habitants, pour les insulter maladroitement, toutes les fois qu’il ne les comprend pas. Ce sont-là des travers individuels, que l’expérience peut corriger, et ils existeront tant qu’il y aura des sots prétentieux.
Mais prenons une question bien actuelle, le patriotisme; croyez-vous qu’un métropolitain ne risque pas trop souvent de heurter ou de méconnaître le patriotisme de l’élément local?
Or, il est essentiel de montrer aux uns et aux autres qu’ils peuvent se comprendre et ne doivent pas se blesser.
Car il ne faut absolument pas que l’élément extérieur et mobile, par les rapports duquel le gouvernement juge notre petite colonie, puisse commettre sur ce point des erreurs dont le contre-coup retomberait sur l’élément local.
C’est d’autant plus indispensable, que cet élément local ne peut pas se défendre contre des méprises dont il ne saisit pas toujours la tendance et la portée, mais dont il sent cruellement l’injustice.
Ces gens simples et bons, qui ont une puissance de résignation qu’on ne soupçonne pas, qui ne savent pas la révolte, on les croit dépourvus de ressort, incapables de cette résistance frondeuse qu’on provoque par toute sorte de maladresses ; on ne leur rend pas du tout justice, on ne les connaît pas, on les méconnaît!
Ils n’ignorent cependant pas, croyez-le bien, que le luxe de services administratifs dont on affuble obstinément un îlot où l’on a de plus en plus de peine à subsister en travaillant, souligne l’avantage que retire la métropole, du travail si ingrat des habitants. Et pour qui les prenez-vous, si vous croyez qu’ils ne comprennent pas qu’ils rendent plus de services à ceux qui les méconnaissent, que ceux-ci ne se donnent la peine de leur en rendre?
Or, si le Français de la métropole se nourrit chaque jour l’esprit d’un nombre respectable de scandales administratifs et autres, il y a entre lui et le pauvre colon de Saint-Pierre un abîme ; il est inondé d’avantages pour un minimum d’inconvénients, — ses impôts ne sont rien pour le déploiement de puissance et de richesse au milieu duquel il vit, qui concourt à sa sécurité et à son bonheur ; et ces scandales qu’il lit dans ses journaux, il sait que ce ne sont que de rares exceptions, exploitées par les oppositions politiques.
Mais notre colon Saint-Pierrais, que lui répondrez-vous lorsqu’il vous dira qu’il se passerait avec avantage d’une nuée de paperassiers uniquement occupés à le mystifier à leur grand profit. Quelle force a-t-il vue se déranger pour assurer sa sécurité, soit contre des équipages métropolitains toujours plus indisciplinés, soit contre un raid des croiseurs allemands qui ont navigué dans nos parages au début de la guerre. Autrefois il y avait un bataillon de « disciplinaires » qui aidaient à certains travaux d’intérêt général ; on se raconte qu’ils ont été supprimés… parce qu’ils avaient formé le complot de faire sauter Saint-Pierre et qu’une autre fois ils auraient eu trop de chances d’y réussir.
Que voient-ils du navire de guerre qui vient chaque année représenter la force navale de la métropole, et qui, sauf des exceptions d’autant plus appréciées qu’elle sont, hélas, plus rares, supporte avec un ennui qu’il ne se donne pas la peine de dissimuler, le climat et l’isolement auquel les habitants se sont condamnés, et s’empresse d’aller festoyer à la côte anglaise pour s’en distraire.
Que constatent-ils des actes d’une administration qui ne cesse de se déjuger, sauf quand sa solidarité se manifeste pour écraser une protestation, quand elle ne juge pas plus sûr d’écraser le protestaire.
Et cet insupportable mépris qui suinte chez certains fonctionnaires trop superficiels pour constater la supériorité de la race française qui habite notre îlot sur les populations de couleur de la plupart de nos autres possessions.
Pour être juste, il faut reconnaître que c’est au moment où pourrait naître chez eux la notion juste du point de vue Saint-Pierrais, qu’on envoie ailleurs ceux qu’on avait chargé de représenter près d’eux ce qu’il y a de plus haut dans la puissance publique, ce qu’il y a de plus noble, de plus élevé dans cet être dont on attend tant de bien et qui fait tant de mal dès qu’il se trompe : « l’Administration » !
Et s’ils soupçonnaient l’histoire, l’histoire sublime et lamentable de la colonisation du Canada, et de la perte de cette superbe colonie, pensez-vous ! Non seulement ils la soupçonnent, mais ceux dont les ancêtres ont vécu les atrocités d’Acadie, leur ont raconté ces sombres horreurs, rendues possibles par la nonchalance de notre action militaire à soutenir nos meilleurs serviteurs.
Éléments concrets, éléments abstraits, ces éléments formateurs de l’idée de Patrie sont si atténués, si amoindris pour nos colons, qu’on pourrait se demander ce qui pourrait bien les incliner à l’aimer. Et pourtant, soit atavisme, soit tradition orale, soit religion, quelque chose de souverainement français leur permet de percer la brume dont la nature enveloppe leur mère, et de se jeter sur son sein pour la défendre à l’heure du danger.
Toujours ce mouvement spontané du cœur a jeté, à la première annonce d’une misère française, l’or gagné au prix de tant de dangers par des enfants perdus qui n’ont jamais foulé le sol de la Patrie; jamais ils n’ont respiré la brise embaumée des campagnes de France ; beaucoup ont vu, sans en être éblouis ce que l’Amérique pouvait leur montrer de plus beau ; seule la misère peut les arracher à ce caillou qui n’est pas une Patrie, à ces établissements confiés à leur garde ; toujours l’appel de la France a trouvé un écho généreux dans leur cœur. Ils aiment cette France dont rien ne les aide à soupçonner la puissance, la beauté, cette France qui fut tant décriée par tous leurs voisins. Aucune comparaison, aucun argument ne leur paraît décisif contre la France en faveur de l’étranger.
Et eux-mêmes ne se doutent pas de l’intensité de leur amour pour la Patrie. Ils l’aiment aussi simplement qu’ils aiment leur famille, leur Saint-Pierre, sans analyser, sans phraser.
De sorte que, quand l’insulte abominablement injuste les atteint, lorsqu’un prétentieux ignorant s’ingère de leur jeter une critique odieuse, ils protestent, mais comme ils ne trouvent pas d’argument pour développer leur protestation, pour prouver ce sentiment qu’ils éprouvent, en rappelant les générosités qu’ils ont oubliées à mesure qu’ils les ont spontanément jetées.-, l’insulteur peut, s’il n’a pas compris, ou si quelque rancune le pousse, continuer son œuvre néfaste, abominable et antipatriotique.
A mon avis, il résulte de là que le patriotisme pris au point de vue Saint-Pierrais, est bien plus noble que la résignation fataliste dont il a l’apparence pour ceux qui n’ont pu ou su aller au fond de l’âme locale; et que ce patriotisme qui leur a dicté la soumission à une levée que, sans exception, tous les descendants de colons croient faite en violation d’un traité conclu avec leurs ancêtres en 1816, est un titre singulier en faveur de ces colons.
Troisième Causerie
Quelques documents sur la situation des colons des établissements relativement au service militaire dans la métropole.
Copie fournie par M. Emile POIRIER, Constructeur à Saint-Malo et Saint-Pierre-et-Miquelon.
Saint-Pierre-et-Miquelon, le mai 1857.
A Son Excellence M. le Ministre de la Marine et des Colonies
à Paris. Monsieur le Ministre,
Les soussignés, habitants pêcheurs des Iles Saint-Pierre-et-Miquelon, ont l’honneur de vous exposer que la promulgation dans la colonie des deux décrets du l6 Août 1856 assimilant les anciens marins-pêcheurs habitants de ces îles, quoique ayant toujours été une juste exception aux marins de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Réunion, des colonies de la Guyane, du Sénégal et du Gorée, relativement à l’Inscription maritime, a porté parmi eux une panique générale
Cette loi, Monsieur le Ministre, juste dans son essence comme tous les actes qui émanent du sage gouvernement de l’Empereur, et qu’ils respectent avec orgueil, n’a cependant pas moins été pour eux, pauvres colons, le plus grand fléau qui pût les atteindre, puisqu’il menace leur familles de la poignante détresse, si, par votre intercession ils n’obtiennent l’insigne faveur que ces décrets qui pèsent également sur l’ancien père de famille, sur le seul soutien des veuves et des orphelins comme sur les jeunes gens, leur unique et indispensable appui, ne soient modifiés à leur égard, sans être aucunement assimilés aux nouvelles familles de la Normandie, de la Bretagne et même de la Biscaye, qui s’établissent annuellement dans ces Iles, et il leur paraît impossible que leur prévoyante administration puisse les confondre avec ces derniers, eux qui ont tant souffert et tant perdu dans les temps difficiles qu’ils ont traversés à diverses époques.
Vous ne sauriez ignorer, Monsieur le Ministre, que les pauvres Colons de ces Iles furent les victimes des deux dernières guerres qui ont éclatées avec leurs plus proches voisins les Anglais, par suite desquelles ils furent deux fois disséminés et dépouillés du peu qu’ils avaient acquis par un long et pénible labeur dans ces rigoureux climats. Le gouvernement de la Métropole vint à leur secours dans sa munificence, car c’étaient les enfants, et ces enfants malheureux ; ces secours furent loin de récupérer leurs pertes, mais il les empêchèrent de mourir de faim, c’était beaucoup.
Lors de la reprise de possession des lies Saint-Pierre-et-Miquelon en 1816, ces malheureux qui végétaient en France, et sur le sol étranger, aidés par le Gouvernement, colonisèrent une troisième fois, et vinrent ici, vivre du maigre fruit de leur travail, de la pêche de la morue, seule et unique industrie du pays, avec la promesse qui leur fut faite, qu’ils ne seraient jamais assujettis, ni eux, ni leurs enfants, à l’inscription maritime ni à la conscription. Les archives doivent mentionner cette promesse sur laquelle on a toujours compté.
Recueil des lois relatives à la Marine et aux Colonies T. 1 No 142 p. 250.
Loi de 3 Prairial An 7, confirmée par la lettre du Maréchal Berthier en date de Paris 20 Brumaire An 13, Préfet du département de la Charente-Inférieure.
Ils sont presque tous morts, ces anciens colons, Monsieur le Ministre, et les soussignés sont les descendants de ces mêmes habitants, père d’une nombreuse famille pour la plupart d’un âge bien avancé, et n’ayant d’autre industrie que celle de leurs ancêtres, et sans laquelle leurs enfants tomberaient infailliblement à la charge de l’Administration, ce qui deviendrait un fléau aussi pénible à leur cœur paternel qu’onéreux pour le gouvernement, et c’est dans cette amère prévision. Monsieur le Ministre, qu’ils se permettent d’implorer le secours de votre omnipotence, pour les affranchir temporairement, sinon comme ils l’ont toujours été, d’un service qu’ils feraient avec joie et bonheur comme remplissant un devoir sacré à l’envi de leurs pères, s’ils n’avaient pas la douleur de laisser sur un rocher aride sans aucune espèce de culture, sans secours et sans appui, de jeunes familles dont l’avenir serait totalement brisé et détruit, car si contre leur espoir et contre toutes prévisions, leurs prières étaient repoussées, la majeure partie se verrait dans la dure nécessité de demander son rapatriement à l’État, et par suite le pays, particulièrement le pauvre Miquelon, protégé jusqu’ici par le gouvernement, deviendrait désert et le commerce si florissant de la morue serait réduit à sa plus simple expression.
Dans l’espoir que vous daignerez prendre en considération une pétition si précaire, ils ont l’honneur de vous remettre ci-jointes la copie de plusieurs anciennes pièces, sur lesquelles ils vous prient de vouloir bien jeter les yeux, et se plaisent à croire en même temps que leur requête ne sera pas sans fruit, et que la réponse dont vous voudrez bien les honorer sera de nature à alléger leur cruelle anxiété, et ils ont l’honneur de demeurer. Monsieur le Ministre, de votre Excellence, les plus obéissants et dévoués serviteurs :
Signé : A. Coste, Benony Detcheverry, Vve Gtien Detcheverry, Disnard, H. Guyon, V. Briand, Ate Detcheverry, Constant Poirier, Ch. Cormier, Gaspard père, Gaspard Désiré, Beloni Cormier, C. Bizeuil, Louis Poirier, P. Briand, Aldophe Girardin, Louis Le Borgne, Théodore Girardin, Michel, Joseph Mouton, Vve C. Vigneau, Désiré Orsiny, Pierre Poirier, François Poirier, P. Lucas, Hippolyte Guyon fils, Louis Poirier, Edmond Coste, B. Coste, Vve Coste, Ray Vigneau, Vve Cornier P. PetitPas, Aug. Rio, Jh. Vigneau, Henri Vigneau.
Les signataires ont l’honneur de porter à la connaissance de son Excellence ^Monsieur le Ministre, que les anciennes pièces mentionnées sur la présente requête, ont été déposées entre les mains de l’Administration, et par son ordre, ainsi qu’il est expliqué dans la lettre ci-jointe, de la personne qu’ils voulaient charger de l’honneur de porter leur première requête, ce que l’on a empêché d’avoir lieu, en employant de bien rigoureux moyens.
Ils n’ont même pu faire légaliser leurs signatures par qui de droit, l’administration elle-même, loin de leur porter intérêt, étant diamétralement opposée à la juste demande qu’ils croyent devoir vous adresser.
Ils ont donc le regret et pour cause de force majeure, de ne pouvoir joindre à la présente, que de simples mais exactes copies, dont les originaux doivent se trouver dans les archives du Ministère.
Deux Pièces conservées par d’anciennes familles Saint-Pierraises
Arrêté du Directoire exécutif concernant l’exécution des Lois sur la Conscription militaire relativement aux habitants des Colonies.
Du 3 Prairial An VII (22 Mai 1799).
Le Directoire Exécutif considérant que les lois sur la Conscription Militaire ne sont pas exécutées dans les Départements des Colonies, que les colons réfugiés ou déportés en France ne doivent pas être assujettis aux lois qui ne reçoivent pas leur exécution dans les pays qu’ils n’ont quittés que momentanément et pour éviter les malheurs dont ils étaient menacés ;
Sur le rapport de Son Excellence le Ministre de la Guerre;
ARRÊTE :
Article premier. — Les habitants des Colonies qui ne les ont quittées que depuis les événements malheureux arrivés dans cet îles, et ne sont que passagèrement sur le Continent, qui n’ont pas acquis domicile dans les départements de l’intérieur, et demandent à retourner sur leurs habitations, ne sont pas compris dans les lois sur la Conscription Militaire.
Art 2. — Les jeunes colons, qui se retrouvent dans les départements du Continent, pour y suivre leur éducation, ne peuvent jouir de cette exception, si leurs parents ne sont pas dans le cas prévu par l’Art. I^^
Art. 3. — Le Ministre de la Guerre est chargé de l’exécution du présent arrêté, qui sera imprimé au Bulletin des Lois.
Pour exécution conforme P. Barras, Président.
Pour le Directoire Exécutif : Le Secrétaire Général : Lagarde.
Paris Brumaire An XIII (Octobre 1804).
L’arrêté du 3 Prairial An VII, concernant l’exécution des Lois sur la Conscription Militaire, relativement aux habitants des Colonies, doit continuer, Monsieur, de recevoir son exécution. Ainsi, tous ceux de ces habitants qui sont venus dans l’intention de retourner aux Colonies, et qui, par conséquent n’ont pas demandé à requérir le domicile dans les département de l’intérieur de la France, ne sont pas compris dans ces Lois ; il en est de même de leurs enfants.
Signé : Berthier Roche fort : 25 Septembre 1805.
3 Vendémiaire An XIV.
Pour copie conforme :
Signé : Robinet
RAISONS A L’APPUI
1° D’une demande en forme de pétition^ datée du 21 décembre 1915 ^ -, tendant au renvoi des marins-pêcheurs en sursis d’appel pour la campagne de pêche 1916 {six mois).
2° D’une demande à appuyer auprès des pouvoirs publics^ tendant au renvoi dans leurs foyers des descendants de colons ramenés en 1816 pour reconstituer les Etablissements, avec promesse qu’eux et leurs descendants ne seraient pas soumis à l’avenir à l’Obligation du Service Militaire.
Un officier du 33e colonial, ayant remarqué la belle conduite des soldats levés à Saint-Pierre et originaires de la Colonie, désire, d’après ce que quelques jeunes gens écrivent à leurs familles, faire citer ce contingent à l’ordre du jour par l’autorité militaire des Etablissements de Saint-Pierre-et-Miquelon; il est a espérer qu’il pourra mettre son désir à exécution; mais nous devons constater qu’il n’existe aucune autorité militaire aux Etablissements. Il a fallu la guerre pour que les hommes des classes 1910 et au-dessus, et même d’autres, jamais recensés ni revisés,, fussent soumis à des obligations militaires effectives.
Et nous verrons plus loin dans quels termes, et à la suite de quels faits très significatifs.
Ces jeunes gens ont aussitôt songé à mettre à profit l’estime et l’intérêt témoignés par cet officier, pour obtenir si possible de sa bienveillance, si flatteusement acquise, de passe?’ dans leurs foyers une prochaine permission .
Comme au cas où ils réussiraient dans leur demande ils se trouveraient de nouveau à Saint-Pierre^ le moment semble propice à beaucoup de personnes, de mettre sérieusement en évidence la situation des descendants de colons, afin qu’ils soient maintenus dans leurs foyers en cas de succès de cette intéressante cause.
Et voici les raisons principales qui militent pour l’adoption des deux ordres de demandes:
I
Jamais la situation et les droits des descendants de colons n’ont été pris en considération, lorsqu’il a été question, il y a quelques années, de donner aux lois métropolitaines sur le Recrutement, le commencement d’exécution qu’elles ont reçu depuis que les jeunes gens de la Colonie y sont recensés et revisés.
L’Arrêté local du 11 Février 1897, qui promulgue la Loi du 24 Décembre 1896 sur l’Inscription Maritime, ni l’Arrêté local du 31 Juillet 1905, sur le Recrutement de l’Armée, ne visent et ne discutent quoi que ce soit de particulier à la situation des colons des Etablissements français, et ne déclarent sans valeur les droits qu’ils prétendent avoir, eux et leurs descendants, d’échapper à l’Obligation du Service Militaire.
On a tout simplement appliqué l’Instruction du Ministre de la Guerre, du 29 Décembre 1905, sur les opérations du Conseil de Revision pour la formation des Classes, pour les mêmes raisons qui faisaient soumettre à ses dispositions la généralité des Colonies.
Si donc, comme nous le pensons, ces droits doivent toujours être pris en considération, on les a violés en soumettant les descendants de colons à l’appel obligatoire, sans avoir statué sur la validité de ces dits droits. On devait s’en expliquer, et il est certain qu’on ne l’a pas fait.
II
Lorsque, plusieurs mois avant la Décision Ministérielle du 31 juillet 191 5, on a renvoyé dans leurs foyers les hommes recensés, revisés et résidents à St-Pierre-et-Miquelon, appartenant à la Territoriale et à sa réserve, qui n’ont pas demandé à rester au corps, c’est en vertu de considérations s’appliquant à tous les habitants des Colonies, que la décision précitée a rangés sous l’appellation générique de « créoles », et sans davantage faire aucune distinction en faveur des descendants des colons qui, en 1816, ont été réimportés à Saint-Pierre-et-Miquelon dans les conditions très spéciales que nous préciserons tout à l’heure.
Et même, lorsque fut promulgué par l’Arrêté local du 20 Décembre 1910, l’Arrêté interministériel des Ministres de la Guerre et des Colonies du 9 Février 19 10, on y lit clairement que, si le § 3 de l’art. 90 de la Loi du 21 Mars 1905 dispense le contingent de Saint-Pierre-et-Miquelon recensé et revisé de la présence effective sous les drapeaux, ce n’est que parce qu’ils se trouvent habiter « une colonie dépourvue de troupes françaises ! »
D’ailleurs, du moment qu’on les recense et qu’on les astreint à la revision, c’est qu’on les soumet au droit militaire applicable à tous les coloniaux français, sans qu’il soit question de leur situation, et qu’aucune distinction soit fait en faveur de ceux qui descendent des « déportés » de 1816.
III
On a donc des raisons de trouver choquante cette prétérition absolue de droits qui résultent de circonstances qui sont dans toutes les mémoires, et dont l’assiette paraît évidente lorsqu’on rappelle ces circonstances si remarquables.
Le Traité d’Utrecht (11 Avril 1713), nous enlevant l’Acadie et Terre-Neuve, ne nous laissait que Vile du Cap Breton pour y rallier nos pêcheurs; et les réfugiés acadiens. La Guerre de Sept Ans nous fît perdre le Canada et nos autres Colonies d’Amérique du Nord, en nous rétrocédant par le Traité de Paris (10 Février 1763) les seules Iles Saint-Pierre-et-Miquelon comme asile pour nos pêcheurs. De 1764 à 1767, un noyau, formé en grande partie d’acadiens, reconstituait nos Etablissements, sous la conduite du Baron de l’Espérance.
Mais en 1778, pendant la guerre d’indépendance d’Amérique, le gouverneur de Terre-Neuve, contre-amiral Montague, détruisit ces constructions de fond en comble, forçant les 1200 à 1300 colons à se réfugier en France. — Ces habitants revinrent à Saint-Pierre, ramenés par le gouvernement, savoir 510 en 1783, et 713 l’année suivante ! — Le 14 mai 1793, les 1 502 habitants qu’y trouvèrent l’amiral King et le brigadier-général Ogilvie, furent emmenés à Halifax et de là en France. » Parmi eux, dit l’Annuaire des Iles Saint-Pierre-et-Miquelon, se trouvaient des vieillards acadiens, qui, 38 ans auparavant, en cette mémorable année 1755 que les survivants appelaient naïvement ‘M’année du Grand Dérangement « , avaient déjà connu les épreuves de la déportation en masse. — Chassés du Cape Breton et de l’Ile Saint-Jean, (aujourd’hui Ile du Prince Edouard), après le 2me siège de Louisbourg, et réfugiés après 1763 à Saint-Pierre-Miquelon, ils avaient eu encore à subir, quinze ans plus tard, la transportation de ^778. C’était donc pour la 4° »^ fois que quelques-uns de ces pauvres gens se voyaient arrachés à leurs foyers » !
Lorsque, le 22 juin 1816, en vertu du Traité de Paris, du 30 mai 1814, eut lieu la rétrocession définitive de la colonie, les 150 familles, comptant 645 personnes, que ramenèrent les frégates de l’Etat, « La Caravane » et « La Salamandre » savaient qu’en 1796, l’amiral français Richery avait achevé la destruction de nos anciens établissements, alors occupés par des pêcheurs de Terre-Neuve, installés dans nos propriétés abandonnées.
» Avec le secours du gouvernement », dit encore l’Annuaire précité, » les habitants relevèrent le bourg de Saint-Pierre ; un autre petit bourg fut en même temps formé à Miquelon. — Les débuts furent pénibles, et le gouvernement métropolitain dut, pendant les trois premières années, fournir des rations à la plupart des familles rapatriées « . Elles retrouvaient la colonie dans un état plus lamentable que Cassini ne l’avait décrite en 1778, où il l’avait trouvée » dénuée de tout, même de bétail et de légumes « ‘. Et leurs chefs savaient, par ceux d’entre eux qui avaient vécu les « » déportations ‘ dont nous venons de parler, à quelle besogne ils se vouaient, en acceptant d’y retourner dans de pareilles conditions.
Aussi leur déclaration unanime qu’il leur a été promis que ni eux. ni leurs descendants ne seraient soumis à l’obligation du service militaire, n’a-t-elle rien qui puisse étonner, lors surtout qu’on la rapproche de cet arrêté du Directoire exécutif, du 22 mai 1799, dont la famille Nicolas conserve un exemplaire original signé du secrétaire-général Lagarde, et dont Berthier prescrivait l’application dans sa lettre du mois d’octobre 1804.
Et si, à cause des incendies de 1865, 1867, 1879, etc, il était impossible de retrouver les documents écrits qu’ont vus les descendants de colons encore vivants (par exemple la lettre de 1857 en réponse à une pétition, et qu’on dit confirmer l’immunité promise aux descendants de colons de 1816), il reste acquis que les prétentions des dits descendants de colons sont fondées sur des faits et des arguments, qui se suffisent par eux-mêmes pour en établir l’assiette et l’existence. — L’incendie du palais de Justice et de l’église en 1902, détruisit, entre autres pièces curieuses, un fort intéressant registre, où figurait l’avoir en terre, maison, bois, bétail, volaille, de chacun des colons, ainsi que les premiers dénombrements nominatifs des « déportés ».
Mais il reste d’autres documents, qui permettent à chacun des descendants d’établir sa généalogie et la qualité de colon de celui dont il tire origine dans la colonie. L’application ne peut donc souffrir de difficulté sérieuse, comme le prouvent les quelques certificats, qu’ont pu faire établir quelques-uns des descendants de colons. Tous peuvent établir leur situation d’une façon claire et irréfutable.
La suite favorable donnée à la remarquable pétition que firent les habitants en 1857, et qui aboutit au retrait des deux décrets du 16 août 1856, en ce qui concerne toute la vie d’inscrits de la colonie, semble bien établir que c’est en raison des droits dont nous parlons, que lors de la guerre de 1870, il n’a pas été question de faire une levée à Saint-Pierre-et-Miquelon ; nous devons constater que rien de ce que nous connaissons n’écarte, bien au contraire, la prétention des descendants de colons.
Ces gens qui venaient d’échapper en France à la Conscription, et qui ont tenu, avant de retourner sur les Etablissements ruinés, qu’ils allaient relever dans les conditions les plus pénibles, à savoir que désormais il leur serait loisible de ne plus les quitter, mais d’y rester attachés, tant qu’ils ne perdraient pas. par le retour définitif en France, la qualité qu’ils endossaient en connaissance des difficultés singulières, auxquelles plusieurs d’entre eux avaient déjà été en butte, — méritent que leurs déclarations, qui ne sont ni nouvelles, ni inspirées par la guerre actuelle, soient prises en pleine considération, et suivies de l’effet convenable, après examen et contrôle sérieux.
On lit dans cette pétition de 1857 qu’il existe en France des documents que l’on peut et doit tirer des archives du ministère, si tant est que le rappel des circonstances ci-dessus, ne suffise pas à rendre d’autres preuves surabondantes.
Et quand on aura remarqué que presque tous les membres de ces familles de pionniers s’adonnent à la pêche locale, et restent attachés à ce qui constitue l’ossature qui fait la résistance des nouveaux établissements à des crises si pénibles, que tous les autres éléments de la colonie en gémissent et l’abandonnent, les uns après les autres, — alors il apparaîtra clairement qu il serait temps de rendre aux survivants de ceux qui ont été. avec leurs frères de France, verser leur sang sur les champs de bataille, le droit de reprendre l’austère faction qui ne pourrait plus se soutenir si l’on laissait inconsidérément s’éteindre la rude race dont la persistance est le fondement des nouveaux établissements de Saint-Pierre-et-Miquelon.
Après ce qu’on a reconnu devoir faire pour enrayer la ruine inévitable qu’aurait provoquée la mobilisation intégrale commencée, ce sera faire œuvre de justice que de faire quelque chose de particulier pour la partie la plus méritante, sans conteste, de la belle famille que la France a trouvée dans nos Etablissements, à l’heure grave de la guerre.
En somme, tandis que des obligations militaires existaient dans tant d’autres de nos possessions, il n’a pu en être établi à Saint-Pierre-et-Miquelon, que lorsqu’on a perdu de vue les raisons pour lesquelles la population locale des colons devait y échapper, raisons qu’on avait toujours respectées jusqu’alors.
Et une des plus claires d’entre elles est le fait que c’est sa qualité d’île française qui motive le cruel isolement économique qui en est la rançon, en la mettant en butte à l’antagonisme, qui s’est manifesté naguère par tant de dévastations. Ce n’est donc pas une métaphore, que ce mot de (( Garde au Drapeau )), de (( Sentinelle avancée », par lesquels sont obligés de définir cette colonie, ceux qui l’étudient consciencieusement.
IV
On a rappelé récemment les exagérations qui ont accompagné la mise à exécution à Saint-Pierre des lois sur le recrutement, et qui ont mis en pleine valeur le profond patriotisme d’une simple population, qui, croyant ses droits violés, n’a opposé aucune résistance parce qu’il s’agissait de la Patrie.
Les détails qui ont été rappelés ont été cosinus de tous; et cependant, aucun de ces bons Français n’a imputé à la France, ces erreurs, auxquelles elles s’est efforcée de porter remède. Ces circonstances sont un précieux appoint moral pour leur cause, car on saura gré à des parents et à des enfants, qui ont su, par le sacrifice d’eux-mêmes et de leur plus chers trésors, étouffer toute révolte inopportune, lors surtout qu’on verra que l’initiative actuelle est le fait des parents, tandis que les enfants continuent à ne se faire remarquer que par leur bonne tenue et leur bravoure. S’il est des réclamations qu’on doit accueillir, ce sont bien celles qui sont présentées avec cette abnégation et cette dignité, lors seulement que ceux qui les présentent, croient constater que la continuation du sacrifice servirait moins les intérêts en considération desquels ils s’étaient tu tout d’abord.
En effet, alors que le succès moyen d’une campagne de pêche est, pour l’approvisionnement national, un sérieux appoint, celui de la campagne 1915 a été tel, que l’avantage qu’aurait retiré le pays du travail professionnel des marins et des colons, n’aurait pu se comparer avec celui qu’il a pu retirer militairement d’un contingent local si petit, que sa coopération 71 a été consacrée par aucune constatation publique. De sorte que c’est à tort qu’on a tenté de les leurrer des avantages matériels qu’ils recueilleraient après la guerre, d’un patriotisme, dont ils n’ont jamais songé à se faire une réclame commerciale ou administrative! Il est ingrat pour eux de devoir rappeler eux-mêmes un point de vue plus pratique que militaire, mais il est facile de voir qu’en le faisant, ils ne sacrifient aucun intérêt général à un intérêt particulier aux Iles Saint-Pierre-et-Miquelon.
VI
La Colonie jouissant d’institutions municipales, et ayant un membre élu aux Conseil Supérieur des Colonies, il faut rappeler que le Maire de Saint-Pierre fut empêché de correspondre avec la France, avant l’envoi du premier contingent, d’une façon qui pût lui permettre de faire valoir utilement les raisons que nous exposons ici.
De plus, il est permis, en se reportant à l’époque, de penser qu’il a pu craindre, en exposant les arguments que lui rappelèrent alors, d’une façon pressante, les chefs de familles, de les exposer à un échec qui aurait engagé l’avenir.
Une telle défense avait besoin d’être présentée en toute sérénité et en toute liberté, et les circonstances d’alors faisaient craindre que l’examen en fût gêné et dénaturé.
VII
On ne peut que constater que de telles entraves exposaient à de graves méprises, car ces revendications couraient le risque de paraître de vaines récriminations, qu’il aurait été aussi facile qu’injuste de taxer d’antipatriotisme ! Ils se sont imposé un silence héroïque, qui prouve éloquemment que. si l’on devait négliger leurs arguments ou les écarter, il n’y avait pas à craindre de les discuter sérieusement.
Une heure de justice doit enfin sonner; soit que la défense nationale réclame la continuation du (( statu quo », soit que nos remarques dussent aboutir à un résultat immédiat, pour ceux qui ont su attendre le moment où pourrait s’ouvrir une loyale discussion. S’il ne peut intervenir que des décisions transitoires, nous nous en contenterons, sachant que l’heure est proche, où tout sera définitivement remis au point.
CONCLUSION
Si nous avons fait de la situation le tableau que nous nous sommes proposé de faire, il doit résulter clairement de cette étude, que la situation militaire des Etablissements, après avoir été traitée, depuis l’occupation de 1816 jusque vers 1900, en conformité avec l’état de choses et les droits dont nous avons parlé, a été, à partir de cette dernière époque, modifiée (en 1897, 1905 et 1910), sans plus tenir compte de la situation particulière, tant historique qu’économique, des Iles Saint-Pierre-et-Miquelon.
Ce brusque changement a eu lieu sans qu’aient été rejetés, après examen, les motifs qui avaient déterminé l’état de choses précédent. Les protestations qui ont été faites alors par les représentants et les amis du pays, n’ont abouti qu’à faire dispenser de la présence effective sous les drapeaux, les contingents qu’on munit de toutes les dispositions qui conduisent à l’incorporation; mais comme on ne mit pas autre chose en évidence que la situation économique^ on n’obtint pas ce qu’aurait pu motiver la situation politique et historique. Ce n’est que comme appartenant à une colonie dépourvue de troupes, que son contingent était dispensé de présence effective, situation précaire absolument insuffisante.
Au moment de la guerre, on suivit les nouvelles traditions consistant à traiter les habitants de la Colonie, au point de vue qui nous occupe, sans faire aucune distinction entre les colons et ceux qui ne sont que des résidents jouissant de l’œuvre fondée par les premiers, sans avoir jamais acquis ces droits qu’aucun métropolitain n’avait intérêt à remettre en évidence.
D’un côté, on appliquait des lois métropolitaines établies et maintenues par des étrangers à la Colonie, dont l’attention n’avait pas été suffisamment attirée sur la vraie situation organique du pays!
De l’autre, au nom des intérêts de la Patrie^ on obtenait l’ajournement de toute protestation motivée, par une affiche, apposée peu avant le départ du contingent, et réclamant l’adhésion unanime volontaire et réfléchie des habitants!
Et lorsqu’il fallut bien céder aux constatations répétées de l’excès où l’on était tombé… on continua à ne disposer que par mesures englobant les habitants sans distinction de colons et de simples résidents.
De sorte qu’il reste actuellement au service actif en France, tous les hommes valides de l’active et de sa réserve, ceux de la territoriale et de sa réserve, conservés comme étant dans la zone des armées, et les habitants recensés et revisés en France, levés par ordres d’appel de la Métropole, sauf les hommes mis en sursis d’appel pour la sauvegarde des intérêts économiques du pays.
Ce n’est pas sans raisons qu’on constatait l’impossibilité de revenir complètement en arrière, lorsque de nouvelles valeurs militaires venaient d’être mises en œuvre, par l’instruction des hommes levés, qui constituait un fait acquis. Mais on constata que les mesures prises n’occasionnaient pas la détente et la remise au point suffisantes. La monnaie d’échange a disparu : les travaux sont difficiles à obtenir, la main d’œuvre manquant, l’écart du coût de la vie avec les prix déjà élevés qui se pratiquent partout devient plus qu’inquiétant et l’approvisionnement général reste privé d’un appoint précieux dont la fourniture seule peut raviver le pays.
Il est impossible de sortir d’embarras avec les principes qui mettent Saint-Pierre-et-Miquelon sur le même pied que les autres colonies. Qu’on reconnaisse son caractère unique au monde et spécial dans notre empire colonial., et rien ne s’opposera plus à l’adoption des seules mesures qui tiennent compte de tous les intérêts de la Patrie Française relativement à ces Etablissements.
On vous demande donc, pour parfaire l’œuvre de justice commencée, d’un côté les pêcheurs actifs pour la durée de leur campagne, et ce, non pour la pêche du banc, mais pour la pêche locale, ce qui dégrèvera l’Etat de leur charges de famille pendant la même période;
Et on vous demande, au nom des engagements pris envers leurs ancêtres, pour assurer en la reconnaissant, la persévérance de cette race, le retour définitif des descendants de fondateurs des Etablissements qui ne sont pas tombés au Champ d’Honneur.
Il n’y a que cette race qui soit sincèrement attachée à ce sol et disposée à suivre les traditions scellées par ses ancêtres. Il n’y a qu’elle qu’aucune crise ne puisse écarter de l’œuvre des « déportés d’Acadie ! »
En vain attirerait-on par l’espoir d’exemptions partielles, des métropolitains nouveaux ; en vain élargirait-on l’adaptation de ce qu’on peut appliquer à une colonie différente de la nôtre; on ne pourra jamais accorder que des avantages insuffisants pour les exigences pourtant justifiées de notre colonie, tant qu’on ne voudra appliquer que des mesures visant des catégories d’habitants de Saint-Pierre., sans distinguer les marins pour l’exercice de la pêche de la Morue (qui n’a jamais été une pêche comparable aux pêches métropolitaines), et les descendants de colons qui doivent conserver la faculté de ne pas abandonner l’œuvre qu’eux seuls aiment assez pour en assurer la permanence .
Personne n’avait vu l’intérêt qui s’attache à l’exécution des engagements pris, savoir., assurer la permanence des Etablissements, dont la destruction est inévitable sans cela. La situation réelle et si spéciale de la Colonie est maintenant mieux connue.
Les solutions que nous proposons sont les seules capables de remettre en valeur maxima pour l’intérêt national général, les forces dont on sait maintenant où est le vrai terrain d’utilisation et d’application.
N’eût-il pas mieux valu, dès le principe, avoir connu ces considérations, que les habitants ont eu la noblesse de taire et de laisser faire, tant qu’il ne leur est pas devenu trop évident que la Patrie ne gagne rien à leur silence maintenant qu’ils ont donné tout ce qu’on leur demandait .
Et n’aurait-on pas plutôt dû songer alors à modifier pour celles de nos colonies dont la population est le plus héroïquement française par ses ancêtres, l’art. 4 de cet arrêté interministériel du 9 Février 1910. qui rend pratiquement impossibles les engagements volontaires^ que semblent pourtant solliciter les affiches apposées dans les mairies et cœtera ! Au moins en temps de guerre, tandis que partaient… ceux qu’on dut renvoyer dans leurs foyers, pourquoi les quelques habitants désireux de servir, durent-ils attendre d’être incorporés en vertu de lois qui n’auraient pas dû être appliquées à Saint-Pierre comme elles l’ont été r
Ce que nous demandons est juste, et facilement exécutable; nous sommes donc convaincus que vous n’hésiterez pas à nous l’accorder.
Troisième Partie
TROISIÈME PARTIE
Chapitre Unique
Une liberté nécessaire. — Le problème de l’enseignement.
Il serait bien réconfortant d’espérer que, le plus tôt qu’il sera possible, on les récompensera dans ces libertés dont ils ont besoin et dont ils sont dignes, dans leurs légitimes ambitions pour leurs enfants, en retour de l’abnégation avec laquelle ils ont immolé leurs droits acquis sur l’autel de la Patrie.
Ce n’est pas en paraissant satisfaire des intérêts économiques toujours contestables qu’on leur rendra vraiment tangible que c’est bien — leur mérite à eux — qu’on voudrait consacrer dignement.
Et quel cadeau plus légitimement désiré que celui de la liberté d’enseignement ?
Le problème de la liberté de l’Enseignement se pose en effet, à Saint-Pierre, d’une manière singulièrement poignante, car l’instruction dont les habitants ont besoin, ils en ont connu les bienfaits. Par suite ils sentent très clairement et très cruellement ce qui leur a été arraché par les désastreuses conséquences de la laïcisation à Saint-Pierre.
Alors que la population est entièrement française, on lui applique des lois que la métropole a justement écartées depuis longtemps. C’est ainsi qu’on s’est gardé de promulguer à Saint-Pierre la fameuse loi Falloux sur la liberté de l’Enseignement, et qu’à des professeurs qui croyaient avoir le droit d’ouvrir une école primaire libre, on a pu répondre gravement, en 1908, qu’on ne voyait pas l’opportunité de cette création. Le motif vaut la peine d’être rappelé, car il en résultait un monopole au profit de l’Etat.
L’enseignement primaire étant donné par l’école communale laïque^ on craignait une concurrence dangereuse pour cette école, donc on éteignait tout simplement l’étoile de la liberté de l’enseignement à Saint-Pierre.
Il fallut demander à donner l’enseignement secondaire pour pouvoir ouvrir une école libre dans la plus française de nos colonies ! Et c’est en vain que cette autorisation aurait été obtenue, si les fondateurs, les professeurs et les amis du collège n’avaient pu échapper à ce dont on les menaçait pour avoir cru pouvoir agir à Saint-Pierre comme on a le droit d’agir partout en France, à force de procès qui durèrent plusieurs années, devant tous les tribunaux.
Car, grâce à la laïcisation, la colonie entière est réduite au système d’enseignement primaire de la plus petite commune de France^ depuis qu’on a profité, pour l’application des lois sectaires, de l’époque où la plupart des hommes étaient en pêche pour arracher ces maîtres à leurs oeuvres fécondes, malgré la population.
En vain l’habitant de cette île française pourrait espérer voir un de ses enfants mériter une bourse, et gagner ainsi le moyen de devenir quelqu’un par le savoir et l’instruction, si quelque habitant généreux ne s’intéresse à lui. Le jeune sujet peu fortuné ne pourra, s’il ne veut pas faire la pêche ou le commerce, qu’entrer dans l’administration, ou, ce qui vaut incontestablement mieux, au Télégraphe français ou anglais. Mais l’instruction lui manquera toujours s’il veut plus tard conquérir une situation plus élevée.
Grâce à l’estime où les tiennent à juste titre les avisés directeurs qui se sont succédé à la station de la Compagnie des Câbles Transatlantiques Français (dont ils ont fait comme une pépinière pour leur compagnie), le jeune Saint-Pierrais de bonne conduite et de tempérament moins aventureux qui peut passer quelques années, ou au moins quelques mois, sans salaire, peut se faire une situation très enviable.
La population ne pouvant plus avoir l’enseignement catholique officiel, était disposée à s’imposer les sacrifices nécessaires pour s’assurer facilement, complètement et pratiquement ce que la simple liberté lui laissait le moyen de s’assurer avec le concours des Frères de l’Instruction Chrétienne, dits de Lamennais.
Ceux-ci, en effet, non seulement donnaient un enseignement primaire complet, mais ils parachevaient leur oeuvre de la manière précise qui répondait aux besoins de la colonie, et à ses capacités, par l’enseignement primaire supérieur et professionnel, tel qu’il fut organisé en 1892.
Toutes les ambitions étaient possibles à des sujets ingénieux et adroits, à la disposition desquels existaient des cours de navigation, de comptabilité, de langues étrangères, de dessin industriel, de mécanique, de gymnastique, de sténographie, de menuiserie, de forge, etc., etc.
L’administration locale s’honore encore de compter parmi ses meilleurs sujets, leurs meilleurs élèves, que maintenant personne ne pourrait plus former.
Actuellement l’instruction adéquate à leurs besoins est inaccessible aux habitants; ils sont donc confinés dans les emplois et les grades inférieurs de Tordre maritime. Ils sont étranglés dans leurs plus légitimes ambitions et les plus chères : leur exil est rendu plus dur par ce qui les soumet dans leurs enfants à un tel ostracisme.
C’est en effet l’exil inéluctable de ce qui est réservé aux gens instruits, qui détourne de s’y établir à demeure bien des métropolitains, dont le cœur a été pris au charme de la vie de Saint-Pierre; l’avenir de leurs enfants les arrache à une pauvre terre où ils ne pourraient faire de leurs enfants ce qu’ils sont eux-mêmes.
Il faudrait affronter des séparations, rendues trop souvent inutiles, pour ceux qui se les sont imposées, par des maladies de jeunesse, aggravées par l’éloignement de la famille, et qui ont, hélas! trop souvent voué les exilés aune fin prématurée!
Il y avait des éducateurs : il faut faire tomber les barrières qui les séparent de ceux qui les aimaient, qui savaient récompenser un dévouement dont ils avaient, dont ils auront toujours absolument besoin, et qu’on ne saurait remplacer.
IMP. RENAUDIE, 13, RUE DE SÈVRES. PARIS.